30/09/2025

Bon, j'y vais (mais trois fois)

 

Walter Richard Sickert - Off to the pub, 1911
Huile sur toile
Tate
 
C'est le premier tableau où apparaît Hubby, un des modèles favoris de Sickert, à l'époque. Un camarade d'école, tombé dans la débine, l'alcoolisme et les petits délits. Sickert payait ses séances à sa femme pour qu'il ne boive pas tout mais Hubby trouvait de l'argent par d'autres sources et, comme il arrivait ivre à l'atelier, le peintre finit par s'en séparer en 1914. Hubby s'engagea la même année dans l'armée et partit très vraisemblablement pour la guerre. On ne sait rien de ce qu'il est advenu de lui.
 
 

 
 
Walter Richard Sickert - Off to the pub (The week-end), ca 1912 
Huile sur toile
Leeds Museum and Galleries



Walter Richard Sickert - A few words (Off to the Pub), ca 1912
Huile sur toile 
Coll. privée

 

De (et à propos de) Sickert, déjà.

29/09/2025

Paris, le froid Paris : Reginald Marsh


Reginald Marsh - Along the Seine, 1928
Lithographie
 
 
 
De (et à propos de) Marsh, déjà

28/09/2025

Profiter de ce temps, quel qu'il soit



Bill Brandt - Halifax, 1937



Bill Brandt - Outside a Soho Nightclub, 1942
 

 

27/09/2025

Croire au ciel, se méfier du jardin


Mark Thomas Gibson - So Slips the Knot, 2016
Acrylique sur toile

 

 

 

Mark Thomas Gibson - Precious Moment, 2020
Encre et collage sur papier 



 

26/09/2025

Le bar du coin : un boulet, un !


Félix Buhot - Place des martyrs ou la taverne du bagne, 1885
Eau-forte et aquatinte

 

Pendant qu’ils sont la-bas rivés à des labeurs
Éternels par la griffe implacable des chaînes
Ayant sur eux la Chiourme au-dedans des géhennes
Et crachant en jurons immondes leurs rancœurs
O Forçats ! Tout le Bien que leur misère inspire
C’est de battre la caisse avec ces désespoirs
Ici dans un boulet le Passant trouve à rire
Et la chaîne en gros sous tinte sur les comptoirs

 

Maxime Lisbonne avait commandé les troupes de la Commune sur le front d'Issy, puis sur les remparts entre les portes de Vanves et d’Auteuil, enfin, pendant la semaine sanglante, au Panthéon et au Château d'Eau. Le 25 mai 1871 il est gravement blessé à la barricade de la rue Amelot et amputé. Trois jours plus tard, il est arrêté par les Allemands qui le livrent aux Versaillais qui le soignent (mal) et le torturent, le condamnent à mort par deux fois et finalement le grâcient pour l'envoyer aux travaux forcés en Nouvelle-Calédonie. Après l'amnistie de 1880, il ouvre à Paris une série de brasseries, à commencer par la Taverne du Bagne, à l’angle du boulevard de Clichy et de la rue des Martyrs.

 

À la porte de droite, des gardiens de la paix, placides, facilitent l’entrée en faisant ranger les arrivants. Par la porte de gauche sortent les clients qui viennent de consommer, (et de payer), et que l’ingénieux impresario appelle les « libérés ».
L’estampe, malheureusement, ne peut pas nous montrer l’intérieur de la taverne, avec ses fanaux, ses murs en planches ornés de portraits de forçats (dont plusieurs sont aujourd’hui députés); elle ne peut pas nous montrer la foule servie par les garçons-galériens, à têtes de figurants de l’Ambigu, en casaque rouge, en bonnet vert, la chaîne au pied, un boulet de fer-blanc à la ceinture; ni les fac-similé de gardes-chiourmes, le briquet sous le bras. Elle ne peut reproduire les appels de cloche et les coups de sifflet de manœuvre, ni donner l’idée de la voie caverneuse avec laquelle les pseudo-forçats à qui vous demandez un bock, répètent : Un boulet ! un !

Henri Beraldi Les graveurs du XIXe siècle : guide de l'amateur d'estampes modernes. T. 4, 1885-92

 

La gravure de Buhot est datée de Novembre 1885, quelques mois après l'ouverture de la taverne.

Didier Daeninckx a écrit Le banquet des affamés d'après la vie de Maxime Lisbonne.

 

25/09/2025

Le client a toujours raison


Vladimir Iégorovitch Makovsky - À la taverne, 1887
 

24/09/2025

L'œil de la Panthère


Melissa Scott Miller - View from Panther House, 1995
Huile sur toile

23/09/2025

Les vacances du bestiaire : et le tsar va mourir


Andreï Nikolaievitch Schilder - Пчельник / Rucher, 1894

 

L'année où ce tableau est peint est aussi celle de la mort d'Alexandre III, un des pires empereurs que la Russie ait connu.

22/09/2025

L'art de la cuisine : Helene Appel


Helene Appel - de la série Sink with Dishes, 2024-2025
Acrylique, huile et laque sur lin

 

21/09/2025

Le bar du coin : à l'époque de mes tristes voyages à Paris, quand j'errais dans les rues...


 

C'est généralement en France, à Paris, que les écrivains et les poètes ont découvert la Bière du Pêcheur, à l'époque où elle était brassée à Schiltigheim avant de connaître diverses mésaventures industrielles

 

Il en fut ainsi de Raúl González Tuñón :


Cuarteto Cedrón - La Cerveza Del Pescador de Schiltigheim, 1978
sur les paroles de Raúl González Tuñón 
Du disque argentin Todo Raúl González Tuñón, 1994, reprenant le premier enregistrement français de 1978 
 
 

Para que bebamos la rubia cerveza del pescador de Schiltigheim.
Para que amemos Carcassonne y Chartres, Chicago y Quebec, torres y puertos.
Los blancos molinos harineros y la luz de las altas ventanas de la noche,
encendidas para los hombres de frac y para los ladrones.
Y las islas donde los Kanakas comen plátanos fritos
y bajo las palmeras, entre ágiles mulatas suenan los ukeleles.
Islas, dije, las islas, soles rojos, platillos para Darius Milhaud.
¡Tener un corazón ligero! Vale decir amar a todas las mujeres bellas.
Y una moral ligera, vale decir, andar con gitanos alegres
y dormir en un puerto un ocaso cualquiera y en otro puerto y otro
y andar con suavidad y con desenvoltura de fumador de opio.
Para que a cada paso una mañana o una emoción o una contrariedad
nos reconcilien con la vida pequeña y su muerte pequeña.
Para que un día nos queden unos cuantos recuerdos: es decir estuve,
estuve en tal pasión, en tal recodo. Estuve por ejemplo,
en la feria de Aubervilliers, una mañana, con un trozo de asado,
una amistad tranquila, la mesa clara, el perro, el buen hablar
y afuera, las verduleras de París chapoteando con los zuecos en la nieve.
Para que bebamos la rubia cerveza del pescador de Schiltigheim
es necesario no asustarse de partir y volver, camaradas. Estamos
en una encrucijada de caminos que parten y caminos que vuelven.

Raúl González Tuñón - La cerveza del pescador de Schiltigheim, A Edmundo Guibourg y Daniel Sweitzer. París, 1929

 (in La calle del agujero en la media, 1930)



...mais aussi d'un autre habitué des bars et des cafés, Tommaso Landolfi :  
 
 
Tommaso Landolfi - LA BIERE DU PECHEUR, 1953
Vallecchi éd. Florence
 
 
Edition Folio, 1991
Ill. de Georges Lemoine
Trad. par Monique Baccelli, Editions Desjonquères, 1989
 
 
Le titre et sa typo, qui ont toujours posé problème aux éditeurs (en fait ils devraient être comme ça) sont expliqués par Landolfi au tout début du livre dans sa section Faits personnels et dédicace :
 
 
 
 
Landolfi était parfaitement capable de déchiffrer ce RAB vers le russe. Il a soutenu sa thèse sur Anna Akhmatova en 1932 et a traduit en italien Gogol, Dostoïevski, Pouchkine et Lermontov.
 
Et voici les deux dernières pages de La biere du pecheur
 
 



 
 
 
* Bois ton sang, Beaumanoir fait allusion au Combat des trente.

20/09/2025

Landolfi, trois fois (3)


 

 

O cari mostri della giovinezza,
Lunari orrori, ribrezzo
Di solitane dimore,
Palpiti di terrore :

Quanto piu vivi e quasi lieti, quasi
Lievito di speranza !
In oggi fin l'angoscia é smorta.


Non si vive se non violando norme.
E ben questo rimprovero agli odierni.
Questo : ove son le norme da violare ?
Di che avremmo a nutrire, il nostro cuore ?
Se Dio non é, chi bestemmiare ?
O tu, canuto despota, ritorna
Come agli antichi giorni quando
Regnavi sulla cenere e la lava,
Sul fuoco e le faville,
E sul primo mortale adoratore
Di simulacri d’argilla. 

  


Ô chers monstres de la jeunesse,
Horreurs lunaires, frissons
Des demeures solitaires,
Palpitations d’effroi :
Combien plus vifs et presque heureux, presque
Levain d’espoir !
Aujourd’hui, l’angoisse elle-même est morte.


On ne vit qu’en violant les règles.
Voici ce que je reproche à mon temps :
Où sont les règles a violer ?
De quoi nourrirons-nous nos cœurs ?
Si Dieu n’existe pas, qui blasphémer ?
Et toi, despote chenu, retourne
Aux temps anciens où
Tu régnais sur la cendre et la lave,
Sur le feu et les étincelles,
Sur le premier adorateur
De simulacres d’argile. 

Tommaso Landolfi - Viola di morte / Viole de mort, 1972
Trad. de Monique Baccelli, Orphée / La Différence éd. 1991
 
 
 
Les sculptures, dans ce billet comme dans le précédent, sont de Michel Bassompierre  

19/09/2025

Landolfi, trois fois (2)





Solo il vento mi reca le novelle
Della patria perduta,
Preme alla mia finestra, mi ridesta,
Mi finge nostalgia.
                            Devo al vento
Quello che resta della vita mia. 

 


 

Seul le vent m’apporte des nouvelles
De ma patrie perdue,
Il boute ma fenêtre, me réveille,
Et joue les nostalgiques.
                                    Je dois au vent
Ce qui me reste de vie. 
 
Tommaso Landolfi - Viola di morte / Viole de mort, 1972 
Trad. de Monique Baccelli, Orphée / La Différence éd. 1991 
 
 
 
Il y a trois Landolfi - le premier, celui des contes fantastiques, le second, le diariste aux journaux minutieusement démantibulés et le troisième, le lyriste noir de Viola di morte, d'une fluidité sans pareille - même au regard d'une poésie italienne qui n'en manque pas - et dont pourtant chaque vers tranche comme un éclat d'obsidienne.

18/09/2025

Landolfi, trois fois (1)



Talvolta il treno rade bige case :
Alla finestra prosperosa donna
Torva riguarda ; dietro a lei l'oscuro
Teatro del suo vivere,
La tetra suppellettile consunta,
La polverosa lampada dal fondo
Della sua stanza morta al sole e al vento.

 

Mastro Abominio, re Spavento,
E come, così vivere ?
Io sono qui di passo, per ventura :
Lasciamo la meschina al suo terrore. 

O, sciagurata, seguimi e saprai
Che v’è piu tetra e polverosa vita
E maggior morte e minor sole. 

 

Parfois le train rase des maisons grises.
A la fenêtre une femme opulente
Regarde en coin ; derrière elle l'obscur
Théâtre de sa vie,
Les noirs objets usés,

La lampe poussiéreuse au fo
nd
De sa chambre morte au soleil et au vent.


Dame Abomination, reine Epouvante,
Comment, comment vivre ainsi ?
Moi je ne fais que passer, par hasard :
Laissons la pauvre à ses terreurs.

Ô malheureuse, suis-moi et tu sauras
Qu’il est encore plus sombre et poussiéreuse vie,
Mort plus grande et soleil plus petit.

 Tommaso Landolfi - Viola di morte / Viole de mort, 1972 

Trad. de Monique Baccelli, Orphée / La Différence éd. 1991 

17/09/2025

Encore une des trente-six


Henri Rivière - De la Rue Lamarck, 1902, de la série Les Trente-Six Vues de la Tour Eiffel
Lithographie en couleurs
 
 
 
À propos de la Tour Eiffel et notamment d'Henri Rivière, déjà.

 

16/09/2025

L'art de la rue : Walton, deux fois


Stuart Walton - Northern Street Scene
Lithographie




Stuart Walton - Hunslet, Leeds


 

15/09/2025

Comancheria


George Catlin - Rencontre entre Comanches et Dragons, 1834-35

 

Col. Dodge ordered the command to halt, while he rode forward with a few of his staff, and an ensign carrying a white flag. I joined this advance, and the Indians stood their ground until we had come within half a mile of them, and could distinctly observe all their numbers and movements. We then came to a halt, and the white flag was sent a little in advance, and waved as a signal for them to approach; at which one of their party galloped out in advance of the war-party, on a milk white horse, carrying a piece of white buffalo skin on the point of his long lance in reply to our flag . . . This moment was the commencement of one of the most thrilling and beautiful scenes I ever witnessed. All eyes, both from his own party and ours, were fixed upon the manoeuvres of this gallant little fellow, and he well knew it . . . He at length came prancing and leaping along till he met the flag of the regiment, when he leaned his spear for a moment against it, looking the bearer full in the face, when he wheeled his horse, and dashed up to Col. Dodge with his extended hand, which was instantly grasped and shaken.

George Catlin, Letters and Notes, 1841 

 

Catlin fut le grand peintre états-unien des Indiens des plaines. En 1834 il accompagnait la mission du brigadier-général Henry Leavenworth qui devait établir des relations avec les Comanches. Ce qui n'empêcha pas les conflits d'éclater entre les États-Unis et la Comancheria - déjà, un an plus tard autour de Fort Parker.

 

(1) Le Smithsonian Museum est actuellement en butte aux persécutions de Donald Trump qui le trouve trop antiraciste, comme Poutine trouvait Memorial trop antistalinien. Il est fascinant de constater que les États-Unis et la Russie mènent les mêmes campagnes de purification, censure et réécriture de leurs romans nationaux respectifs.

 

14/09/2025

Paris, le froid Paris : le brouillard et la faim


Agence Rol - Le brouillard à Paris. Vue générale prise sur les boulevards à 11h 1/4 ce matin, 6 février 1929  
 
 
En France, la vague de froid de février 1929 fait plusieurs milliers de morts, il fait jusqu'à -13 à Paris...
 
 
 
 
Agence Rol - Le Réveillon des sans-logis, Armée du Salut, salle du palais de la femme, rue de Charonne, 24 décembre 1930
 
 
 
...quant à la crise de 1929, ses effets ne se feront sentir en France qu'à partir de 1931. Cela dit, la part de la population bénéficiant de l'assistance publique reste à peu près stable dans la période 1920-29 : autour de 7%. La comparaison chiffrée est hasardeuse, mais le taux de pauvreté monétaire est aujourd'hui de 15,4%.

13/09/2025

L'art de la fenêtre : vers l'infini


Man Ray - Marcel Duchamp derrière son œuvre La Bagarre d’Austerlitz (1921), 1935–1936

 

 

Marcel Duchamp - La Bagarre d’Austerlitz, 1921 
Bois peint et verre
Staatsgalerie Stuttgart

 
 

11/09/2025

Portrait craché : la plaisanterie

 
 
Je me permets de signaler cet épisode du podcast Le fil de l'épée consacré aux New Zealand Wars, ainsi que la thèse de Laurent Nerich Les New Zealand Wars : la culture guerrière maorie face à l'impérialisme britannique (non publiée mais disponible sur Theses.fr).
 
J'en profite pour republier cet article vieux de 15 ans consacré à un des vieux héros de ces guerres et du King Movement, un des acteurs de la bataille Rangiri, bataille qu'on retrouvera dans la thèse de Laurent Nerich. C'est en s'intéressant à un peintre-graveur un peu oublié qu'on en vient à découvrir des épisodes tout aussi oubliés de la colonisation du Pacifique. L'oubli est une politique. La mémoire est réveillée, parfois, par une plaisanterie.
 
 
 

Charles Frederick Goldie - “All ‘e Same T’e Pakeha” ou "The good joke",1905, Dunedin Public Library



L'homme du portrait s'appelle Te Aho-te-Rangi Wharepu, de l'iwi (tribu) Ngati Mahuta en Nouvelle-Zélande. C'est un vieux chef maori qui vivra centenaire, un guerrier en son temps - le temps des musket wars des années 1830 et aussi, plus tard, des guerres contre les anglais. C'est un bon architecte militaire - il conçoit les fortifications qui donneront tant de fil à retordre à l'armée anglaise lors de la bataille de Rangiri, où il est blessé...




La section d'assaut de la Royal Navy repoussée par les maoris à Rangiri,
ill. in James Cowan The New Zealand Wars vol. I, 1922. p.331



...et surtout un architecte naval pour la construction des waka...



Un Waka à Rotorua (Ile du Nord)
Mis en ligne par dandownunder sous licence CC



...les grands canoës de guerre. Te Wharepu est donc une personnalité dotée d'un grand prestige (mana) dans une tribu, les Ngati Mahuta, réputée pour sa résistance à l'ordre colonial et qui fut notamment au centre du King Movement.



Augustus Earle - War Speech, 1838
Un chef harangue ses guerriers à la Baie des Iles pendant une escale forcée due aux vents contraires. Les événements dépeints ont lieu en 1827-1828 durant les premières Musket wars : ici une tribu va en attaquer une autre. Il y a probablement ici, chez Earle, des réminiscences de l'Iliade.


Enfin, Te Wharepu est un des modèles préférés de C. F. Goldie.

Charles Frederick Goldie naît en 1870, fils d'un marchand de bois qui fut maire d'Auckland. Formation artistique soignée, à Auckland, puis Sidney et enfin à Paris : l'Académie Julian (alors dirigée par Bouguereau) et les Beaux-Arts. En tout cinq ans en Europe, avec un Grand Tour en Belgique, Angleterre, Hollande, Allemagne et Italie. De retour en Nouvelle-Zélande,  il se met à peindre des maoris, des dizaines de portraits de maoris. Il n'est pas le premier peintre à le faire, mais il devient le plus fameux et le plus riche, vendant sa production jusqu'en Angleterre et ne cessant de produire qu'en 1941, copiant ses premiers tableaux longtemps après la mort de ses modèles.

Il peint des chefs portant de superbes moko - tatouages faciaux opérés par incision au couteau en os d'albatros. Une véritable gravure sur chair, longue et douloureuse, qui s'était encore développée avec l'importation des outils métalliques. Les pigments étaient insérés dans les scarifications.



 Charles Frederick Goldie - A hot day, 1901



Ces portraits datent de la fin d'une période (1820-1900) qui a vu les premiers contacts avec les baleiniers et les bagnards, puis les installations et le traité de Waitangi, enfin la révolte des New-Zealand Wars à partir de 1843 et jusqu'à l'extrême fin du XIXème siècle (1). 

Chez les colons de l'époque l'opinion courante, confortée par un racialisme darwinien, est que les maoris sont voués à une rapide extinction démographique. Les critiques de Goldie  font le rapprochement entre cette thèse de l'extinction et la tonalité générale de ses tableaux : des indigènes mélancoliques, crépusculaires et somnolents, rêvant à leur passé glorieux, avec des titres comme a noble relic of a noble race.

Le moko lui-même joue un rôle dans cette affaire. Traditionnellement on conservait pour les vénérer les têtes de personnages importants - ceux qui avaient d'ailleurs les plus beaux moko. De même pour les têtes des chefs ennemis tués au combat, pour les moquer rituellement et pour les échanger lors des négociations. Dans les années 1830 vinrent les musket wars, guerres intermaories  très meurtrières déclenchées par l'importation des  armes à feu,  et ces têtes mokomokai, très recherchées par les européens, devinrent l'objet d'un commerce qui permettait aux tribus de se procurer des fusils.



H.G. Robley et sa collection de mokomokai
Robley, major général de l'armée anglaise et ethnographe, écrivit la première étude sérieuse sur l'art du moko
Source : Wikimedia commons 



Nos musées et nos ministères ont longtemps résisté avant d'en restituer une vingtaine.

La reproduction des moko dans les portraits occidentaux, particulièrement ceux de Goldie, a une forte charge émotionnelle - ressentie au plus haut point par les maoris d'aujourd'hui qui y voient l'image de leurs ancêtres.  Mais cette représentation repose sur des ambigüités : d'une part ces portraits superposent l'oeuvre d'art au sens européen et le dessin du moko, investi d'un statut très différent dans sa culture d'origine; d'autre part on peut se demander si la fixation de telles images n'est pas l'équivalent symbolique de la fabrication d'une tête mokomokai. Or les sujets peints par Goldie sont de vieux chefs précisément parce que la tradition du moko s'est perdue dans les année 1860, il s'agit donc de survivants. Suivant la posture que l'on adopte vis-à-vis du  travail de Goldie on y verra donc soit l'appropriation d'un trophée par la culture du vainqueur, soit au contraire la transmission, le partage d'éléments essentiels (2) de la mémoire individuelle et collective. 




Charles Frederick Goldie - A study, 1905



Et on percevra des peintres comme Goldie ou Lindauer  soit comme des peintres coloniaux à la mode des orientalistes européens, soit comme des porteurs de messages d'une culture à l'autre, ou même entre  plusieurs générations - ce dernier point de vue étant plutôt partagé par les premiers concernés, les maoris.

C'est précisément au moment au Goldie commence à produire de façon originale que les données démographiques vont démentir l'hypothèse de l'extinction des maoris - parmi les premiers à le constater figure d'ailleurs un médecin qui est le propre frère du peintre. Viendra ensuite, lentement au cours du XXème siècle et plus rapidement à partir des années 1960, le revival culturel. En parallèle, les toiles de Goldie sont progressivement extraites des réserves muséales - jusqu'à atteindre des cotes élevées.




Charles Frederick Goldie - Peeping Patara, 1914



On manque d'informations sur les rapports réels  que Goldie entretenait  avec ses modèles. On sait qu'il les payait à la journée, et que le prix était négociable - quant à savoir si les maoris se trouvaient bien payés, les avis diffèrent selon les sources. Goldie a entretenu des correspondances avec des modèles, certains ont posé pour lui à  plusieurs reprises, mais on en déduit peut-être un peu vite des liens d'amitié. De même l'image aseptisée d'un Goldie sur un pied d'égalité avec les maoris pâtit de certaines anecdotes, comme celle (3) qui le montre les enfermant à clef dans son atelier pour sortir déjeuner tranquille.

Rien ne garantit donc que le sourire de Te Wharepu dans All ‘e Same T’e Pakeha est un sourire de connivence amicale - mais on ne peut non plus considérer le tableau comme une de ces caricatures méprisantes où les dessinateurs néo-zélandais de l'époque se gaussaient de maoris singeant les colons.

Goldie faisait généralement porter à ses maoris des couvertures ou des tuniques, accessoires de son atelier, mais ce n'était pas toujours le cas, voir par exemple plus haut le portrait du chef Patara te Tuhia intitulé A hot day. Or, comme le relève Leonard Bell (4), Goldie a pris soin de peindre à Te Wharepu un costume européen qui n'a rien de comique ni d'inélégant. D'où l'ambigüité de la narration qui sous-tend le portrait - est-ce le peintre et le spectateur qui se moquent d'un indigène habillé comme le colon, ou  est-ce le maori qui renvoie ironiquement aux européens leur propre image ?

Impression renforcée par le titre du tableau. "All ‘e Same T’e Pakeha" peut avoir deux significations, soit "tous les pakeha (européens) se ressemblent", soit encore "ainsi habillé je ressemble à un pakeha". Mais dans un cas comme dans l'autre le trait d'esprit est à double sens, et cela d'autant plus que les deux traductions possibles de ce pidgin anglo-maori se contaminent entre elles pour le spectateur. Que les européens se ressemblent aux yeux d'un maori, cela ne fait que refléter le regard colonial, surtout dans le cas d'un indigène lui-même habillé en européen... Et qu'un chef maori se déclare pareil aux colons, sur la base de son seul vêtement, cela n'est pas tant dévalorisant pour lui que pour  les pakeha qui sont ainsi réduits à la rigidité de leur carapace - et à son uniformité puisqu'ils sont tous pareils... Ajoutons que ce portrait rend Te Wharepu tête haute et de face, chose rare chez Goldie, et sans donner aucune impression de résignation.



Charles Frederick Goldie - Darby and Joan, 1903
"Darby and Joan" sont des personnages récurrents de la poésie anglaise, désignant un vieux couple uni, comme Philémon et Baucis, par la tendresse mutuelle. Ici Joan est représentée par Ina Te Papatahi, de l'iwi (tribu) de Nga Puhi et Darby par la figure amo ornant la maison commune, whare runanga, désertée.


Si on y réfléchit, Te Wharepu retourne le regard, retourne la plaisanterie - et retourne même l'oeuvre d'art puisqu'il porte gravé le moko, art maori par excellence dont on sait  par ailleurs qu'en tant que tatoueur il le maîtrisait parfaitement. Le tableau de Goldie est-il une appropriation-captation de ce moko, ou est-ce l'inverse ? 

Étrange portrait donc, et succès intrigant puisque ce tableau fut considéré dès sa première exposition comme le meilleur de son auteur. À première vue, une plaisanterie dévalorisante sur l'assimilation (5), immédiatement démentie par une foule de détails, et par cette évidence : l'indigène regardant son spectateur pakeha dans les yeux et dans un espace pictural rendu le plus direct possible, tout en l'apostrophant de cette plaisanterie tordue dont le sens profond peut aussi bien être qui es-tu, toi aussi qui me peins et me contemples ? Le regard colonial, renvoyé.

À un siècle de distance, coiffé d'un melon pour un salaire qu'on espère équitable, un vieux guerrier nous fixe en souriant, arborant sa montre de gousset en or, sa dent de requin et son pendant d'oreille en jade pounamu. Il dit que tous les colons se ressemblent et, pour sa part, il porte sa carte d'identité sur le visage. On ne m'ôtera pas de l'idée que le seul à connaître le fin mot de la plaisanterie, c'est lui.



(1) Encore que certains historiens datent les derniers coups de feu de 1916. Il en est du Maoriland comme de toutes les autres colonies - quand on jette un coup d'oeil dans les coulisses de l'histoire, on s'aperçoit que la révolte n'a jamais cessé.

(2) Le moko traditionnel est porteur d'informations variées sur la généalogie de l'individu (sur le versant maternel ou paternel selon le côté du visage), son statut, son clan, ses aptitudes... Il est en même temps une médiation entre l'individu et les forces qui le dépassent.

(3) Rapportée par Alfred Hill, cité par Leonard Bell, The colonial paintings of Charles Frederick Goldie in the 1990s : the postcolonial Goldie and the rewriting of history, Cultural studies vol. 9, p. 41.

(4) Leonard Bell : Looking at Goldie, face to face with 'All 'e same T'e Pakeha', in Double vision, art histories and colonial histories in the Pacific, Nicholas Thomas and Diane Losche ed., Cambridge University Press, 1999. Superbe étude de ce tableau, dont je reprends les grandes lignes. On peut rêver d'un travail semblable sous la plume d'un historien de l'art français, par exemple sur les Femmes d'Alger dans leur appartement.

(5) On sait que l'assimilation de l'indigène est une injonction paradoxale  : plus il fera d'effort pour ressembler au colonisateur, plus il se signalera comme irrémédiablement différent.

10/09/2025

Un lecteur, une lectrice et deux guerres


 
Max Beckmann - Lesender Mann, Selbstbildnis, détail
 
 
La date proposée par le Musée de Francfort (1912) pour L'homme en train de lire, autoportrait me laisse perplexe compte tenu de ce qu'on lit sur l'épreuve (ou sur la litho ?)...
 
 

 
...et qui paraît bien être 19/11/18, suivie de la citation d'Hamlet (to be or not to be...). En Novembre 1918 Beckmann se relève de la profonde dépression nerveuse qui l'a frappé en 1915 alors qu'il servait comme infirmier militaire (il se refusait à tirer "sur des français ou des russes"). 
 
Contexte : la fin Novembre 1918, faut-il le rappeler, est un période spéciale de l'histoire allemande, qui sépare l'armistice du 11 de la réunion du Congrès national des comités d'ouvriers et de soldats (16 décembre) où les Spartakistes sont en minorité - soit une période et un lieu d'oscillation historique majeure pour le XXème siècle.
 
 
 
Max Beckmann - Lesende Frau, 1945
 
 
Comparée aux autoportraits introspectifs qui jalonnent sa production, tout particulièrement de 37 à 44, Je verrais bien La femme en train de lire et son bouquet de fleurs comme un signe de libération.
 
Contexte : Beckmann reste en Allemagne jusqu'en 1937, très exactement jusqu'aux deux expositions nazies de peinture, la Große Deutsche Kunstausstellung (l'art positif national-socialiste) et en parallèle celle des artistes dégénérés où l'on fait figurer ses œuvres, qui sont alors décrochées de tous les autres musées et expositions. Beckmann se réfugie en Hollande d'où il ne réussit pas à s'enfuir pour les États-Unis en 1939. Il y restera, sous la surveillance allemande, jusqu'à la fin de la guerre, échappant de justesse à une remobilisation à l'âge de soixante ans. Il s'installe aux États-Unis en 47 et ne retournera pas en Allemagne.