Olivier Assayas - Après Mai, 2012
photographie de plateau © Carole Bethuel
Dans le bric-à-brac années septante qu'Olivier Assayas a rassemblé pour décorer son film - tentures indiennes, ronéos du PSU et lycée-collège modèle Pailleron - un objet bizarre se détache aux yeux du souvenir, un objet nommé VLR. Les lycéens qu'on voit s'agiter sur l'écran sont précisément ceux de l'année 71, l'année de Richard Deshayes. Et le destin que le film leur assigne, sous des dehors esthétisants, est bien un destin politique. Expliquons.
Vive la Révolution - VLC puis VLR pour les intimes - est ce groupe qui avait évolué en très peu d'années (de 69 à 71) d'une position maoïste inventive mais somme toute classique, vers une pratique qu'on pourrait appeler mouvementiste. Soit une immersion réfléchie et volontaire dans tout ce que les léninistes imperturbables considéraient comme centrifuge et faisant-diversion : mouvements anti-autoritaires de jeunes, collectifs homosexuels, féminisme naissant, contre-culture.
Après Mai est un film sur l'inaboutissement et en même temps un roman de formation. S'y mêlent les amours contrariées, les organisations politiques en voie de désagrégation et les vocations artistiques en zigzag. Côté politique le FLJ/Tout! dans un bahut banlieusard, côté art l'inaptitude d'un jeune peintre à se satisfaire de sa production. Et côté cœur, tout ce qui est prévisible à cet âge. Formation et/ou inaboutissement, c'est le sens de la phrase de Pascal
qu'Assayas met en exergue de son film, dans la bouche d'un prof
soumettant aux héros ce sujet de dissertation : "Entre nous et le ciel, l'enfer ou le néant, il n'y a donc que la vie qui est la chose au monde la plus fragile."
Au long du film, échec politique et impasse artistique se répondent : ainsi, au graffitage du lycée et au gâchis violent qui s'ensuit répondent les dessins sur Canson, insatisfaisants les uns après les autres. Mais comme il y a roman de formation, il faut une morale. C'est celle du changement de médium : du Canson à l'écran, de la peinture au cinéma, le parcours autobiographique du héros - avec, comme point d'inflexion, un light-show musical dans un amphi de Censier reconstitué aux Beaux-Arts.
J'aime beaucoup cette séquence du light-show. Pas seulement parce qu'elle réveille des souvenirs où ces amphis se transformaient en salles de spectacle - leur fonction la plus utile mises à part les assemblées générales. Mais aussi parce que ces formes mouvantes peintes à la gélatine, projetées derrière l'orchestre, sont une parfaite métaphore de ces années. De leurs mouvements protozoaires, étirant un pseudopode tantôt vers une usine par-ci ou un lycée par-là. De cette zone mobile bordée de barricades temporaires. De ces vies suspendues en rupture de destin social.
Entre septembre 1970 (premier numéro de Tout!) et avril 1971 (autodissolution du groupe) le changement de médium de VLR prit en tout et pour tout deux trimestres. Le groupe sortait tout juste de la culture de la ronéo et du petit journal gauchiste...
Vive la Révolution, Juillet-Août 1969
...pour faire ce que Roland Castro appelait "un France-Soir rouge" (1) ou, selon l'expression de Pierre Haski, "un mélange de la pop culture américaine, du spontanéisme italien et d'autres choses" (2). Un mélange du Chicago Seed et du meilleur de Lotta Continua.
Et ce fut un succès, le seul journal de masse qu'ait connu le gauchisme français - voyez les scènes de distribution de Tout! dans le film d'Assayas, elles sont tout à fait véridiques.
Luc Moullet a dit un jour que "la morale est affaire de travelling". Mais le choix d'un nouveau médium est tout autant affaire de morale - il y faut d'abord beaucoup de renoncement à tout ce que permettait l'ancien médium, à sa voie tracée, à sa noblesse ancienne. Dans le cas du héros d'Assayas, abandonner la peinture pour se retrouver Xème assistant sur le plateau d'un film débile. Et c'est un renoncement qui vaut condamnation : à ce point, où l'on préfère se saborder plutôt que de répéter les messages déjà transmis par d'autres, cela tient d'un choix entre le juste et l'injuste, l'esthétique pour une fois frôle le bien ou le mal ("entre nous et le ciel, l'enfer ou le néant, il n'y a donc, etc...")
De même en politique. Il n'a pas fallu plus de deux trimestres pour que les gens de VLR constatent que les questions de la vie quotidienne, une fois posées par leur France-Soir rouge, ne trouvaient pas de réponse dans leur propre organisation - elles étaient simplement insolubles dans la dictature du prolétariat. Ce sont des épisodes connus : quand paraît le n°12 de Tout! sur la sexualité...
...le groupe de la Base Ouvrière de Renault-Flins refuse de le diffuser au motif que les travailleurs ne seraient pas prêts... Au même moment, les militantes du groupe femmes de VLR se révoltent ouvertement contre leurs chefs politiques, ce qui conduit l'organisation à s'auto-dissoudre à la mi-Mai 71.
Le vrai changement de médium de VLR, c'est l'auto-dissolution - qui résonna comme un coup de tonnerre dans le petit monde de l'extrême-gauche. Faisant partie à ce moment-là d'un petit groupe qui envisageait de fusionner avec VLR/Tout!, je me souviens de discussions assez dramatiques - certains d'entre nous participèrent à l'auto-dissolution et nous quittèrent, puis notre journal publia un article assez infect, orthodoxe et moralisateur - classique réaction de défense. Je perdis des amis - et du temps. Moins de six ans plus tard nous avions le même débat après maintes tribulations, et fermions boutique à notre tour. Changement de médium : le passage de la ronéo au journal underground de masse, à la BD et à la vidéo c'était vraiment la fin du marxisme-léninisme (3).
(2) Interview in Manus McGrogan, ibid. p. 90.
(3) Il est intéressant d'analyser les organisations politiques en tant que médias. Ainsi, on peut rappeler que le Que Faire de Lénine, ce classique, n'est pas tant une théorie de la conscience de classe qu'une tentative de réponse à ces deux questions : pourquoi faire un journal, et comment ?
Mis à part deux mémoires de maîtrise, il n'existe pas d'étude spécifique consacrée à VLR en français. En revanche, on trouve en ligne l'excellente thèse de PhD de Manus McGrogan, Tout! in context... à laquelle j'ai déjà renvoyé en note. Elle est basée sur des interviews nouvelles des divers intervenants, et contient une bibliographie exhaustive (les chats eux-mêmes y sont cités, c'est dire...) Sauf indication contraire, les affiches et illustrations de Tout! reproduites ici viennent de cet ouvrage.