Tchoupiatov fut l'étudiant et le disciple d'un immense peintre russe, Kouzma Pétrov-Vodkine - le premier de ces deux tableaux utilise d'ailleurs les trois couleurs de base du maître : le bleu, le jaune et le rouge. De Pétrov-Vodkine voir ici déjà, et accessoirement là, en passant, à propos de Viktor Popkov. Je sens que depuis hier, c'est le début d'une semaine russe.
Au fond, une immense photo aérienne de la Halle aux draps d'Ypres dévastée par les bombardements. Devant elle, cinq généraux et un major canadiens discutent de choses et d'autres, examinant vaguement une carte. L'un deux vérifie peut-être que le bout de ses bottes est convenablement ciré. Deux autres pensent visiblement à autre chose - le prochain repas ? Le spectateur est d'abord happé par l'image du fond, mais le papier qui y est collé la renvoie à son statut documentaire - la réalité ce sont ces gens qui attendent qu'on fasse leur portrait - l'autre, l'officiel - en s'ennuyant poliment, et que l'œil balaie de gauche à droite, suivant pour finir le regard du premier et du dernier de ces gradés, dans la même direction, on ne sait vers où. Car l'image la plus terrible de la guerre, ce n'est pas tant celle des destructions que celle de ces hommes qui donnent leurs ordres en regardant ailleurs. Plus de 4.000 soldats canadiens sont morts à la troisième bataille d'Ypres, dite bataille de Passchendaele, et plus de 12.000 y ont été blessés. L'un des fils de Nicholson était mort au combat avant que l'artiste peigne ce tableau, qui répondait à une commande officielle. Il fut promptement relégué dans les caves du musée canadien de la guerre. Exhumé après des décennies, il est considéré comme le chef-d'œuvre de son auteur.
"Dans un état de lourde oppression, apparemment lié à la maladie. Je participais aux adieux de Laval avant son exécution, dans un groupe assez nombreux. On aurait dit une réunion de famille, avec baisers et larmes. Je parlais moi aussi tranquillement avec le condamné; il portait du noir et une cravate blanche; cela me semblait de mon devoir. Juste avant que le cortège du bourreau se mette en marche, je fus pourtant terrassé par le sentiment de mon complet abandon. Je me dirigeai vers lui; mais il fallut d'abord que ceux qui l'entouraient le poussent du coude et attirent son attention sur moi. Je lui pris la main, je dis Au revoir, Pierre *; il me remercia. Le cortège marcha ensuite vers la profondeur sur une sorte de montagne russe artificielle. Il fallait l'observer encore une fois de très près, depuis plusieurs points différents. Mais je le perdis de vue dès la première étape - comme si le cortège s'était égaré sur la marche d'en-dessous. Ma mère, qui se trouvait comme moi parmi les parents venus faire leurs adieux, entonna en revanche d'une voix claire, jeune et très forte les Kindertotenlieder de Mahler, et plus précisément "Wenn dein Mütterlein". Je suivis toute la mélodie. Soudain, encore en rêve, le sens de la plainte funèbre m'apparut : Laval, c'était moi, un homme qui avait trahi l'esprit français pour l'esprit allemand. Je m'éveillai dans une terreur indescriptible, le pouls battant furieusement."
* En français dans le texte
Theodor W. Adorno - (Rêve fait à) Los Angeles, 4 février 1946
in Traumprotokolle, Suhrkamp Verlag 2005
Mes rêves, Stock éd. 2007, traduction française d'Olivier Mannoni, pp. 61-62
Adorno notait certains de ses rêves - et Gretel, son épouse, les dactylographiait - en vue de publication "parmi un ensemble abondant". Cette publication, prévue en 1968 dans le volume 20.2 des Œuvres complètes, n'eut cependant pas lieu et attendit quelque trente-huit ans - rappelons qu'Adorno est mort en 1969.
Ce sont les rêves d'un intellectuel - on y discute de Shakespeare et Karl Kraus, on croise Hans Eisler, Siegfried Kracauer, Gershom Scholem et Paul Tillich. On parodie Wagner, on visite Anatole France. De passage chez la duchesse de Guermantes, on fait même la causette avec Palamède. S'y ajoute un érotisme à la fois timide et précis - et des descriptions de bordels imaginaires, bureaucratiques et compliqués. Enfin, régulièrement, les multiples recettes d'Adorno rêveur pour exécuter Adorno : à la guillotine, bouilli dans un chaudron et même, une fois, crucifié...
Ce sont les rêves d'un membre des classes protégées qui n'habite pas les meublés sordides où logent d'autres émigrés, mais une maison de Santa Monica à côté de Sunset Boulevard, et à qui il arrive de fréquenter Chaplin ou Greta Garbo. Dans ces rêves passent quelques SA mais au loin, Hitler une seule fois sur la période (1934 à 1969) et c'est à titre posthume. Le seul ennemi au pouvoir qui hante réellement ces rêves, le seul que l'on regarde dans les yeux, c'est Laval, donc.
Adorno - juif, marxiste, interdit d'enseignement en Allemagne, émigré dès 34, écrivant en ces années mêmes les analyses les plus pénétrantes du caractère autoritaire et de l'antisémitisme de masse - ne peut être soupçonné de sympathie à l'égard d'un Pierre Laval. Mais, on le comprend à la fin du récit, Laval n'est ici que le prête-nom du traître Adorno - et quel plus grand signe de culpabilité que de s'identifier au traître politique par excellence ? Une exécution de plus, donc, pour notre rêveur.
Comme disait le bon docteur, condensation et déplacement. Ecoutez comme de façon flottante : "lourde oppression - réunion de famille avec baisers et larmes - sentiment de mon complet abandon..." Et si le condamné disparaît, lui qu'il faudrait pourtant observer de très prés - n'est-ce-pas l'observateur lui-même que l'on condamne, lui dont au même moment, la mère chante la mort.
Il y a peu de cauchemars aussi terrifiants que d'entendre sa mère chanter à l'intention de son propre fils les Kindertotenlieder - chansons des enfants morts. Si le père d'Adorno était juif allemand, négociant en vin, sa mère, Maria Calvelli-Adorno della Piana, était française (1), cantatrice - elle-même fille de musicienne - et d'une influence déterminante dans la vocation musicale de son fils (2). Maria Calvelli voulait que son fils conserve le nom d'Adorno, accolé à celui de son père - et c'est ainsi que T.W.A. signait ses premiers essais allemands : Theodor Wiesengrund-Adorno. Le piano à quatre mains, le Conservatoire Hoch, le premier quatuor à cordes composé en ces années d'étude, c'est le côté maternel et on peut supposer que c'est là, aussi, l'esprit français.
Theodor W. Adorno - Trois pièces courtes pour piano, 1934-1945 1. Langsame halbe - Immer ganz zart - 2. Heftige Achtel - 3. Presto Steffen Schleiermacher, pianoforte Peinture de Koloman Moser.
Faisons une hypothèse : l'esprit allemand, T.W. - dit familièrement Teddie - le rencontre dans ses années de lycée en la personne de Siegfried Kracauer. C'est Kracauer qui l'initie (3) aux lumières allemandes - les vraies, qui sont philosophiques et plus tard sociologiques : Kant, Hegel, Marx, Simmel, Weber... Sans oublier la petite annexe danoise (4). C'est ce sillon que creusera le jeune Teddie, qu'après tout nous connaissons comme philosophe bien plus que musicologue ou compositeur. Sillon qui se retourne sur lui-même au mitan des années 1940 dans les fragments sur la Dialectique des lumières - l'un des livres les plus silencieusement pillés par la suite et selon lequel, pour faire bref et caricatural, les Lumières portent en elles leur propre catastrophe. Double trahison, de l'esprit français (corse, italien...?) par l'esprit allemand, et de l'esprit allemand par lui-même. Eh bien, chacun de nous ne bénéficie-t-il pas de cette double exposition, côté Guermantes et côté Méséglise, pourquoi donc cette angoisse et ces Kindertotenlieder ? Et pourquoi, surtout, au revoir Pierre et non pas adieu, le Pierre en question ayant été fusillé plus de trois mois avant ce rêve ? Dans quelles limbes pour traîtres Teddie compte-t-il rejoindre le sénateur-maire d'Aubervilliers ? Faisons encore une hypothèse : on sait qu'en 1945 Adorno n'envisage pas le retour en Allemagne, et que c'est dans le courant de l'année 1946 qu'il commence à changer d'avis (5). Que par ailleurs 1946 est pour lui une année noire : accumulation de maladies, diabète, affection cardiaque, dépression, à quoi s'ajoute la mort de son père lui aussi réfugié aux Etats-Unis. Que cette période correspond évidemment aussi à la découverte des camps et à la prise de conscience de l'extermination industrielle comme moment de la culture occidentale. Pour un intellectuel juif vivant aux Etats-Unis et devenu citoyen américain, que signifie la décision de revenir en Allemagne après Auschwitz et, sachant que ce retour découle chez Adorno d'une claire volonté politique, quel est le coût inconscient d'un tel acte de volonté (6) ? Car Teddie reviendra; il connaîtra les épreuves successives des émigrés à rebours : la difficile récupération des biens confisqués, la réinstallation à l'université de Francfort "au titre des réparations" et l'isolement dans une RFA en proie, au mieux à l'oubli, au pire au déni forcené. Puis la reconnaissance, qui correspond à peu près à son quinquennat de président de l'association allemande de sociologie (63-68). Enfin le face-à-face paradoxal avec un mouvement étudiant dont il se sent solidaire en théorie mais dont la praxis le révulse (7). Déploiements de banderoles pendant les cours, insultes, ordre intimé aux professeurs de procéder au "démantèlement de la science bourgeoise", Adorno eut le temps de faire l'expérience des aspects les plus décisionnistes (8) du gauchisme étudiant de l'époque. En 1967, à la Freie Universität de Berlin, Adorno prononce une conférence sur le classicisme de Goethe dans Iphigénie. Un groupe d'étudiants déploie une banderole (9) et distribue un tract traitant Adorno d'accessoire indispensable des manifestations culturelles et lui demandant de remplacer sa conférence par une discussion sur le soutien à apporter à Fritz Teufel. L'accessoire s'y refuse. A la fin de la conférence, une étudiant en minijupe verte essaie de remettre à Adorno un ours en peluche (un Teddy) rouge (10). L'histoire ne dit pas si Teddie entendit alors chanter sa mère, ni s'il se sentit une fois de plus condamné à mort et déclaré traître à tant de causes et d'esprits ainsi entrechoqués. Pendant l'année universitaire 68-69 les provocations continuent (11). Adorno écrit à Marcuse qu'il se sent dans un état d'extrême dépression. Il meurt d'un arrêt cardiaque le 6 août 1969.
Theodor W. Adorno - Etudes pour quatuor à cordes - 2ème mouvement Leipziger Streichquartett
(1) Fille d'un officier corse, Jean-François Calvelli, qui fit campagne en Algérie sous Louis-Philippe avant de s'installer maître d'armes en Italie puis à Francfort - dans ses pérégrinations il avait transformé son nom en Calvelli-Adorno della Piana, ce qui permettait au jeune T. W. de se fantasmer en descendant des Doges de Venise ou des princes Colonna. Tirant le diable par la queue, Calvelli n'avait jamais pu amasser les 5000 florins requis pour acquérir la citoyenneté de Francfort ville libre d'Empire et, partant, la nationalité allemande. Il en fut de même pour sa fille restée française et Oskar Wiesengrund, le père de T. W., ne put conclure avec elle de mariage civil en Allemagne; il allèrent pour cela en Angleterre, comme les parents de Maria Calvelli. (2) On oublie souvent qu'Adorno ne fut pas seulement philosophe, mais aussi compositeur. (3) En commençant par une lecture à quatre mains de la Cripure. (4) A ceux qui douteraient que Kierkegaard fût un représentant des lumières (et plus précisément un philosophe de la désaliénation) je conseillerais la lecture du livre de Jean Malaquais. (5) Se référer aux diverses biographies du philosophe, basées en général sur la correspondance Adorno-Horkheimer. Voir p. ex. Stefan Müller-Doohm, Adorno, une biographie, Suhrkamp Verlag 2003 - Gallimard 2004; Detlev Claussen, Theodor W. Adorno, one last genius, Fischer Verlag 2003, Belknap Harvard University Press, 2008. (6) Adorno revient en Allemagne fédérale en 1949; en 1955, son passeport venant à expiration, il renonce de fait à la nationalité états-unienne pour redevenir donc simple citoyen ouest-allemand. (7) "Prendre publiquement mes distances par rapport à l'opposition extraparlementaire me ferait apparaître comme un renégat, même s'il ressort de tout ce que j'ai écrit que je n'ai rien à voir avec le practicisme borné de ces enfants, qui est en train de virer à un affreux irrationalisme" - lettre de T. W. Adorno à Günter Grass, 4 novembre 1968. Grass, proche du SPD, demandait à Adorno de se ranger à ses côtés pour condamner les extraparlementaires. Adorno refuse. (8) En propres termes adorniens, signifiant ainsi : les plus autoritaires, ce qu'il ne faisait pas faute de faire remarquer aux auteurs de ces interventions. (9) "Berlin linke Faschisten grüssen Teddy den Klassizisten" - "les fascistes de gaudhe de Berlin saluent Teddy le classiciste". (10) Cf. Stefan Müller-Doohm, op. cit. pp. 465-466 pour l'ensemble de la scène. Selon Rolf Tiedemann, cet événement représentait pour Adorno une rencontre avec la brutalité inaccoutumée pour lui et rappelant celles qu'il avait connues en 1933 lors de la perquisition policière à son domicile et à Berlin en assistant à un boycott antisémite. (11) Pour le détail cf. Stefan Müller-Doohm, op. cit. pp. 485-489.
Mstislav Doboujinski - Le duel de Pétchorine et Groutchnitski Via Amber Tree
– Groutchnitski, m’écriai-je, il en est encore temps ; rétracte tes calomnies et je te pardonne tout : tu n’as pas réussi à me tourner en ridicule et mon amour-propre est satisfait. Souviens-toi que nous étions bons amis…
Son visage s’enflamma, ses yeux brillèrent :
– Tirez ! répondit-il ; je me méprise et vous déteste. Si vous ne me tuez pas, je vous tuerai la nuit, dans quelque coin. Il n’y a plus place pour nous deux sur la terre…
Je tirai…
Lorsque la fumée se fut dissipée, Groutchnitski n’était plus sur la plate-forme. Une légère colonne de poussière tourbillonnait au bord de l’abîme.
Sa o Rroma babo, E bakren cinen A me coro, dural bešava. Sa o Rroma daje, amaro dive(s) Amaro dive(s), Ederlezi Ediwado babo, amenge bakro Sa o Rroma, ba-aaa-bo. E bakren cinen
Eeeeeeeej, Sa o Rroma, babo babo, Sa o Rroma, o daje, Sa o Rroma, babo babo, Eeeeeeeej, Ederlezi, Ederlezi, Sa o Rroma daje. Sa me amala, oro khelena Oro khelena, dive(s) kerena. Sa me amala, oro khelena Oro khelena, rromano oro. Sa o Rroma daje, amaro dive(s) Amaro dive(s), Ederlezi Sa o Rroma daje, avri bešena, Avri bešena, a me khere bešava.
Tous les Rroms, papa, sacrifient les moutons mais moi, pauvre tambour, je dois surveiller de loin Tous les Rroms, maman, (c'est) notre jour de fête Notre jour de fête, Ederlezi Papa, un mouton pour nous. Tous les Rroms, papa, sacrifient les moutons
Eeee...j,
Tous les Rroms, papa, papa
Tous les Rroms maman,
Ederlezi, Ederlezi,
Tous les Rroms, maman.
Tous mes amis, dansent ensemble
Dansent ensemble, ils fêtent ce jour.
Tous mes amis, dansent ensemble
Dansent ensemble, la danse rrom.
Tous les Rroms, maman, (c'est) notre jour de fête
Notre jour de fête, Ederlezi
Tous les Rroms, maman, passent la journée dehors
Tandis que moi je reste à la maison.
Ederlezi est à l'origine une fête turque pré-islamique de l'arrivée du printemps, le 6 mai (environ 40 jours après l'équinoxe). Cette fête s'est répandue dans les Balkans sous la domination turque, pour les chrétiens elle est aussi connue comme fête de la Saint-Georges. Pour les Gitans, Ederlezi est le festival de tous les Roms "Sa (1) o Roma", chrétiens, musulmans ou autres. En remerciant Tous aux Balkans. (1) En langue romani Sa signifie Tout. Exemple : mudaripen : meurtre, sa-mudaripen : holocauste.