28/05/2008

Shanjih

Les photos qui illustrent ce billet viennent de la galerie Flicker sur Shanjih de cypherone@Taiwan's, sous licence CreativeCommons

Dans les année soixante des promoteurs taïwanais financés par le gouvernement eurent l'idée de construire un complexe résidentiel original à Shanjih - ou San-Zhr (三芝) selon les transcriptions - une ville de la côte nord de Taïwan. Des appartements de luxe en forme de coques, et un petit parc de loisirs.

On raconte que des accidents du travail, mortels pour certains, se multiplièrent dans les équipes de construction. Et que très vite plus personne ne voulut y venir.



Dans la culture chinoise les fantômes sont une affaire sérieuse. A partir du moment où le bruit se répandit que le site était hanté, il était évidemment hors de question que quelqu'un achète un de ces appartements - et il était encore moins envisageable de les détruire, sous peine de subir la colère des âmes en peine qui en ont fait leur domicile.

Outre les photos de CypherOne, on peut voir ici celles de Craig Ferguson, dont on peut lire aussi le petit compte-rendu de visite à Shanjih, station balnéaire pour fantômes chinois.

27/05/2008

Le Buffet (1) : Le soleil dans la bibliothèque


1967 - c'est l'année de La Chinoise.

Elle m'a toujours fait penser à un buffet, la vieille Sorbonne - un vieux buffet Louis-XIII rénové XIXème, avec ses moulures, ses corniches et ses clochetons décoratifs. Tout y sentait la cire et le vieux bois chauffé - un peu le moisi aussi, il faut bien dire. Entrer par le porche de la cour, tourner tout de suite à gauche, grimper l'escalier C au bout de la colonnade, s'arrêter au premier étage, là où même la poussière est pensive. C'était avant les vigiles, avant la découpe en Universités numérotées, avant les UER et les UFR, avant tout. C'était la philo du Buffet, pour un an encore.

On s'asseyait dans une salle, et dans un silence vaguement médusé on écoutait des voix qui semblaient déjà venir d'un autre siècle. Comme le dit Lindenberg (1) "la Sorbonne des sixties est encore telle qu'elle était dans les années 1930...les professeurs aussi sont d'époque"...

...Jean Wahl, révoqué en 1940 parce que juif, puis envoyé à Drancy pour le remercier d'avoir au cours des années 20 réintroduit Hegel et Kierkegaard (2) dans la philosophie française, évadé avant qu'on le fourre dans un convoi et redevenu via New-York professeur au Buffet, Jean Wahl que certains non-initiés prenaient pour un clochard égaré quand il s'asseyait sur un banc entre deux cours...

...Jean Grenier, qui était déjà trente ans plus tôt le prof d'Albert Camus, et qui monologuait comme dans un rêve éveillé, salle Cavaillès devant un public clairsemé - Grenier qui avait vécu, lui, en taoïste les années de guerre, les consacrant à recueillir ces confessions et ces murmures qui composent le sidérant Sous l'occupation (3)...


Edouard Toudouze - Etudiant du Moyen-âge, étude pour les décors de la Sorbonne


...Jankélévitch qui philosophait comme Charlie Parker jouait du saxophone, en sautant quelques accords, devant un public pour le coup pas clairsemé du tout - Janké pour les habitués, révoqué lui aussi en 40, résistant, de retour au Buffet dix ans plus tard, abritant autour de lui les quelques assistants gauchisants ou atypiques qui résistaient au conformisme ambiant...


...conformisme qui faisait les inépuisables fonds de tiroir du Buffet, Platon-Leibniz-et-Kant, chantournés et polis (4) puis, comme le bois des amphis, cirés, salis et recirés, détaillés au millimètre sous les fresques de Puvis de Chavanne qu'un soleil languissant peinait à éclairer à travers les carreaux voilés d'une poussière décennale. De temps en temps, sardonique, Raymond Aron poussait une porte, déboulant de l'étage supérieur, celui de la sociologie - il avait de super-beaux costards et une lueur dans l'oeil qui disait "je vous aurai tous, vous verrez, à la longue".

Mais foin des tentations, on persévérait dans la quête du Vrai, du Beau et du Bien - on cherchait la pépite, traquant au fond de sépulcraux cagibis le cours intéressant, celui où Claude Tresmontant prophétisait (5) devant trois pelés, ou celui de Heinz Wisman, le seul à l'époque à s'intéresser à Walter Benjamin et aux Francfortois. Wisman régulièrement ostracisé d'ailleurs, et qui vient encore ces mois-ci de perdre la précieuse collection qu'il éditait.

Surtout, une fois qu'on avait bien fureté et qu'on avait compris l'inanité de la chose - cette émouvante pile de vieux mouchoirs parfumés à la pensée pâlie - on allait à Sainte-Geneviève s'enfoncer comme des mules dans les textes eux-mêmes. Et ce fut une année solitaire et sudieuse, la seule que j'aie connue à ce point, délaissant peu à peu les amis et la politique. Sainte-Ginette était alors moins bondée qu'aujourd'hui et le soir, sous les lampes d'opaline, les paupières lourdes d'avoir foui dans Gueroult...




...ou dans Kierkegaard...


...on relevait la tête vers le ciel mauve, à travers les baies - avec cette vague angoisse : où menait ce chemin qu'on suivait dans les livres ?

Au bout de quelques mois je remontai l'escalier C et frappai à la seconde porte du 1er étage à gauche. Sur une table il y avait une dizaine de petits papiers pliés en quatre. J'en choisis un...


...et je sortis vingt minutes plus tard sans aucun souvenir de ce que j'avais bien pu dire, si ce n'est que j'avais réussi, mais quoi exactement ?




"Mais quoi ! ne mesurons-nous pas le silence ? Ne disons-nous pas : Ce silence a autant de durée que cette parole ? Et notre pensée ne se représente-t-elle pas alors la durée du son, comme s’il régnait encore ; et cet espace ne lui sert-il pas de mesure pour calculer l’étendue silencieuse ?..




...Ainsi, la voix et les lèvres muettes, nous récitons intérieurement des poèmes, des vers, des discours, quels qu’en soient le mouvement et les proportions ; et nous apprécions la durée, le rapport successif des mots, des syllabes, comme si notre bouche en articulait le son. Je veux soutenir le ton de ma voix, la durée préméditée de mes paroles est un espace, déjà franchi en silence, et confié à la garde de ma mémoire...




...Je commence, ma voix résonne jusqu’à ce qu’elle arrive au but déterminé. Que dis-je ? elle a résonné, et résonnera. Ce qui s’est écoulé d’elle, son évanoui ; le reste, son futur. Et la durée s’accomplit par l’action présente de l’esprit, poussant l’avenir au passé, qui grossit du déchet de l’avenir, jusqu’au moment où, l’avenir étant épuisé, tout n’est plus que passé." Saint Augustin, Confessions XI, XXVII-36, traduction de Moreau.

Les jours rallongeaient; le soir, le soleil s'attardait aux baies de la bibliothèque. Je n'avais jamais vécu d'année plus solitaire que celle-là, ni de solitude qui me fût moins pesante. En cette fin d'Avril, en ce début de Mai je vivais comme dans un rêve; l'étreinte des derniers examens se relâchait. Il se peut que Le temps ait été au programme, je m'hypnotisais dans le fameux chapitre XI des Confessions, celui qui se lit comme un long poème.

photographie d'origine par jimi yang sous CreativeCommons

"Ainsi, le présent est sans étendue. Où donc est le temps que nous puissions appeler long ? Est-ce l’avenir ! Non : car il ne peut être long sans être. Nous disons donc : Il sera long. Mais quand le sera-t-il ? Non sans doute tant qu’il sera avenir, n’étant pas encore, pour être long. Que s’il ne doit être long qu’au moment où, de futur, il commencera d’être ce qu’il n’est pas encore, c’est-à-dire présent, ayant un être, et de quoi être long, n’oublions pas que le présent nous a crié à haute voix : Non, je ne saurais être long." Saint Augustin, Confessions XI, XV-20.

C'était en vérité un bref moment, plus court que je ne le pensais même. Chaque jour en sortant de Sainte-Geneviève je rentrais chez moi par le même chemin, la rue Cujas vers le métro Odéon. Ce soir-là une rumeur allait et venait, enflant vers le boulevard, et puis des explosions. De la journée je n'étais pas passé à la Sorbonne et j'ignorais donc tout de ce qui se tramait. Je me sentais léger comme on l'est au sortir d'une longue journée de bibliothèque, je glissais,
poussant l'avenir au passé en traversant la rue Saint-Jacques. Arrivé boulevard Saint-Michel je vis trois garçons s'enfuir vers la Seine puis immédiatement, venant du côté que je ne regardais pas, il y eut une charge de police, et je basculai pour dix ans dans un présent perpétuel.



Léo Ferré chante Le buffet d'Arthur Rimbaud - mis en ligne par bisonravi1987




(1) Daniel Lindenberg, Choses vues, une éducation politique autour de Mai 68, Bartillat éd., pp. 33-34.

(2) A sa manière certes, voir ce qu'en dit Hélène Politis, Kierkegaard en France au XXème siècle : archéologie d'une réception, éd. Kimé, pp.114-123.

(3) Auparavant il avait publié en 1938 L'essai sur l'esprit d'orthodoxie, inventaire élégant de toutes les apories du marxisme dogmatique.

(4) par exemple par ces fabuleux techniciens, les Alquié et les Belaval aujourd'hui un peu oubliés sauf, comme ici, dans les notes de bas de page.

(5) Avec le même enthousiasme, au sens étymologique, qu'il a mis un peu plus tard à réécrire les Evangiles.

26/05/2008

24/05/2008

Ronde de nuit : Degouve de Nuncques

William Degouve de Nuncques (1857-1935)

23/05/2008

Le bar du coin : Café Momus


C'est vers 1833 que Thomas Shotter Boys, natif de Pentonville près d'Islington dans les faubourgs de Londres, et parisien d'adoption de 1823 à 1837, peignit à l'aquarelle La rue des prêtres-Saint-Germain l'Auxerrois. A gauche, l'église précédée de boutiques et de la petite chapelle extérieure, détruite en 1838, dont on voit les combles qui servirent de charniers pour le petit cimetière paroissial disparu. Au fond, la Petite rue Saint-Germain-l'Auxerrois menait jusqu'à la rue de la Monnaie. A droite le café Momus, au 17 de la rue.

L'immeuble servit à loger le clergé de la paroisse à la Révolution, quand le presbytère fut confisqué. Peu après
Le journal des débats s'y installe le 3 Pluviôse an VIII (23 Janvier 1800) et y restera jusqu'en 1940. Le café, au rez-de-chaussée, accueille ceux qui y écrivent et devient un des lieux littéraires de la Restauration : Chateaubriand, Benjamin Constant, Saint-Beuve, Balzac, Hugo viennent y boire puis, sous la Monarchie de Juillet, la jeune génération suit les aînés aux mêmes tables, généralement autour d'une seule consommation : Baudelaire, Nerval, Saint-Marc Girardin, Courbet, Wallon, Asselineau, Champfleury et Henry Murger qui fait se dérouler chez Momus une bonne partie des Scènes de la vie de Bohême.

Ce qui est aussi le cas, évidemment, de
La Bohême de Puccini.



Mis en ligne par AliceBathory00
Scala 1979 : la valse de Musette (Quando m'en vo' soletta per la via...) Lucia Popp

Le café ferme en 1861, un marchand de couleurs reprenant le local...


...que le journal récupéra un peu plus tard. Et en 1875 on détruit l'hôtel qu'on voit au fond de l'aquarelle de Boys, avec sa tourelle d'angle du XVIème.

En 1942, un demi-siècle avant Aki Kaurismäki, Marcel L'Herbier adapte La vie de bohême au cinéma. Georges Wakhévitch, le "constructeur de songes", bâtit aux studios de la Victorine à Nice un décor...




...qui s'inspire largement de l'aquarelle de Boys. En 1925 la construction de la Samaritaine fait disparaître la Petite rue Saint-Germain-l'Auxerrois. L'immeuble du café est ensuite occupé par une clinique, puis de nouveau par un café-restaurant et aujourd'hui par un hôtel.


Certains soirs fort tard, on peut voir devant le n°17 le fantôme de Chateaubriand donner le bras à celui de Musette pour qu'elle ne reste pas soletta per la via - puis ils s'en vont, suivis d'un fantôme de chat noir, celui dont parle Champfleury - autre client régulier citant les Mémoires d'Outre-tombe dans son livre le plus célèbre (1) - ce chat qui hantait déjà le vicomte enfant - "les gens étaient persuadés qu'un certain comte de Combourg à jambe de bois, mort depuis trois siècles, apparaissait à certaines époques, & qu'on l'avait rencontré dans le grand escalier de la tourelle. Sa jambe de bois se promenait aussi seule avec un chat noir" (2).



(1) Jules Husson, dit Champleury, Les Chats : histoire, mœurs, observations, anecdotes, p. 39

(2) François-René de Chateaubriand, Mémoires d'outre-tombe, 1ère partie, livre III, chap. 3. On peut lire ici l'histoire du marquis de Coëtquen et de sa jambe de bois, et on peut même y voir la momie du chat noir.

21/05/2008

Ayons congé : Forain

Jean-Louis Forain - Le pêcheur

19/05/2008

Société du spectacle : Evidence (Glass/Reggio)




Mis en ligne par blazenwo

Godfrey Reggio et Angela Melitopoulos, Evidence, 8'35
Musique : Façades, de Philip Glass

Des enfants regardent Dumbo à la télévision.

Voir la page du film sur le site de Koyaanisqatsi.

18/05/2008

Portrait craché : Rieuse


Santiago Rusiñol Prats - La Risueña (La rieuse, portrait de Suzanne Valadon, 1894)

15/05/2008

Le bar du coin : Bracquemond


Félix Bracquemond - Un buveur

11/05/2008

Ronde de nuit : Spilliaert

Léon Spilliaert - Nuit, 1908