Charles Meryon - Le Pont-au-Change, 1854
Il n'existe pas moins de douze états successifs (1) de cette gravure de Meryon, Le Pont-au-Change. Le motif principal reste le même - un homme se noie dans la Seine devant le quai de l'Horloge, il appelle à l'aide trois mariniers dans une barque, qui ne le remarquent pas car ils ne prêtent attention qu'à ce qui passe dans le ciel.
Charles Meryon - Le Pont-au-Change, détail
Entre ces états successifs, c'est essentiellement ce ciel qui évolue. Dans le premier état il est vide.
Du deuxième au sixième état, apparaît un ballon à gauche, portant l'inscription Speranza et entouré de quelques oiseaux. Ce ballon figure d'ailleurs déjà dans un dessin préparatoire de 1852.
Charles Meryon - Le Pont-au-Change, détail
On voit au-dessus du pont se profiler la tour de la Pompe Notre-Dame, qui flanquait à l'époque le pont du même nom. Un cortège funéraire traverse le fleuve, les attitudes des participants sont contrastées : ceux de droite recueillis, tandis que ceux de gauche, devant le convoi, gesticulent en saluant le ballon (2).
Au septième état le ballon disparaît. Une épreuve unique enrichie au crayon et appartenant initialement à Philippe Burty (3), aujourd'hui conservée au Metropolitan Museum de New-York, montre dans le ciel une femme nue allongée, un char tiré par un cheval, et une forme interprétée par certains comme celle d'une île polynésienne (4). Burty y voyait également un homme se jetant dans l'espace.
Du huitième au dixième état, des vols de grands oiseaux envahissent le ciel.
Des canards, mais aussi des volatiles moins identifiables - on y a vu des mouettes et des corbeaux, des albatros, des aigles, et même peut-être de ces oiseaux du Pacifique - oiseaux-lyres ou oiseaux de paradis, que Meryon avait pu observer en Australie.
Charles Meryon - Le Pont-au-Change, détail
Ils évoquent, en plus menaçant, les oiseaux que l'on trouve dans d'autres gravures de Meryon comme Le Stryge ou La Galerie Notre-Dame. Et c'est sûrement à eux que Baudelaire fait allusion dans sa fameuse lettre à Poulet-Malassis.
"Dans une de ses grandes planches, il a substitué à un petit ballon une nuée d'oiseaux de proie, et, comme je lui faisais remarquer qu'il était invraisemblable de mettre tant d'aigles dans un ciel parisien, il m'a répondu que cela n'était pas dénué de fondement, puisque ces gens-là (le gouvernement de l'Empereur) avaient souvent lâché des aigles pour étudier les présages, suivant le rite, — et que cela avait été imprimé dans les journaux, même dans le Moniteur." (5)
A remarquer que dès le sixième état le corbillard a été remplacé par une voiture couverte.
Charles Meryon - Le Pont-au-Change, détail
La plupart des oiseaux disparaissent au onzième état. Cinq ou six petits ballons apparaissent au loin.
Puis Meryon en ajoute plusieurs autres, dont certains portent des inscriptions : Protée, Asmodée, Saint-Elme et, pour le plus grand, (V)asco de Gama Paris - c'est le douzième et dernier état.
Charles Meryon - Le Pont-au-Change, détail
Le sens général de l'oeuvre fait assez peu de doute : la fascination pour l'envol (Speranza) mais aussi la chute et la noyade de l'artiste solitaire (et maudit ?) - dans une ambiance où se mêlent carnaval et enterrement. Suivant l'habitude de Meryon, une pièce rimée, L'espérance, est gravée en accompagnement :
Léger aérostat, O divine espérance,
Comme le frêle esquif que la houle balance,
Au souffle nonchalant des paisibles Autans;
Vas, et dans les vapeurs que promènent les vents,
Découvre-toi parfois à nos regards avides,
Sur le fond bleu du ciel, dans les régions placides,
Où d'un riche soleil les rayons fécondants,
Craient en lignes d'or tous les rêves brillants
D'un douteux avenir; viens rendre le courage,
Au rade matelot qu'a fatigué l'orage;
Au valeureux guerrier qui pour un sort meilleur,
De tous coups ennemis sait braver la douleur;
Au pauvre coeur blessé, qui cherche en vain sur terre,
Ce bonheur inconnu qu'il sent et qu'il espère!
Mais ô triste rêveur, pourquoi dans les nuages,
Te promener ainsi quand il s'agit d'images ?
Reviens, reviens à terre et laisse là le soin,
D'escalader du ciel le trop rude chemin;
Crains de tenter du sort le caprice bizarre
Toujours de ses faveurs pour nous il est avare
Puisqu'un Destin nouveau t'a mis la pointe en main,
T'a fait pauvre graveur de trop frêle marin;
Vas que sur l'enduit noir qui recouvre ton cuivre,
Ta main laisse après toi le remous qui doit suivre,
Tout esquif passager sur l'orageuse mer,
Qu'on appelle "la Vie"; océan dur, amer,
Où trop souvent hélas! fallacieux mirage,
L'espoir qui nous leurrait va mourir au rivage!
Philippe Junod (1), qui a consacré plusieurs études au mythe d'Icare, note que Meryon fut un temps fasciné par les ballons et notamment, comme beaucoup de ses contemporains, par le projet de locomotive aérienne de Pétin. Ce mercier de la rue Rambuteau avait publié en 1850 les plans d'un aérostat géant de 70 mètres de long dont les essais, en France et aux Etats-Unis, se soldèrent par des échecs cuisants.
Le navire de Pétin, ill. extraite de Jules Tissandier, La navigation aérienne, 1886
Toujours selon Junod, le thème du vol et de la chute constitue un lien entre deux oeuvres maîtresses de l'artiste, La Tourelle rue de l'école de médecine 22 de 1861 et Le Pont-au-Change.
A noter que le thème de la noyade se retrouve très fortement marqué dans La Morgue de 1854. En poursuivant cette hypothèse on pourrait émettre l'idée que la Morgue, le Pont-au-Change et la Tourelle forment, thématiquement, un tryptique significatif (chute, noyade et mort) reliant autour de la même obsession les deux grandes périodes productives de Meryon : 1852-55 et 1860-66. Le Pont-au-Change constituerait d'ailleurs dans cette série une articulation cardinale puisque cette estampe appartient aux deux périodes. Ses sept premiers états sont en effet antérieurs à la première admission de Meryon à la Maison impériale pour aliénés de Charenton-Saint Maurice (6).
C'est à partir de 1856 que l'état de Meryon s'aggrave rapidement. Ce qui apparaissait jusqu'alors comme de simples travers - un caractère solitaire et rugueux, à tendances obsessionnelles entrecoupées de périodes de léthargie - se complique d'accès de paranoïa et de culpabilité maladive. Il se croit victime d'une conspiration ourdie par Napoléon III, nourrit une passion délirante pour la fille de son aubergiste, Julie Neveu, se met à creuser chez lui et dans les jardins environnants pour y déterrer les cadavres qu'il y croit cachés. Il se claquemure dans sa chambre et devient dangereux, menaçant certains visiteurs d'un pistolet.
C'est à cette époque que Flameng vient faire son portrait dans son logis de la rue des Fossés Saint-Jacques.
Léopold Flameng - Charles Meryon, mai 1858
Quand il l'a terminé, Meryon demande à voir le dessin et tente de le déchirer - Flameng parvient à le sauver en s'enfuyant. Ses proches craignant un suicide, Meryon est interné le 12 mai 1858 et ne sort de Charenton qu'en Septembre de l'année suivante.
Et à sa sortie il se remet au travail, précisément sur la plaque du Pont-au-Change. C'est alors qu'apparaissent en vols tourbillonnants les grands oiseaux du huitième état.
...Puisqu'un Destin nouveau t'a mis la pointe en main,
T'a fait pauvre graveur de trop frêle marin.
(1) Pour le détail des différents états, cf. Richard S. Schneiderman - Charles Meryon, The Catalogue Raisonné of the Prints, Garton, London 1990, n°40, pp. 82-85. Beaucoup plus ancien, Le catalogue de Delteil est accessible en ligne. Pour une étude détaillée de cette estampe, Philippe Junod, Meryon en Icare, in Chemins de traverse, essais sur l'histoire des arts, Infolio éd. 2007, pp. 66 à 73.
(2) Suivant en cela Junod, Roger Collins, le biographe de Meryon, décèle dans l'ambiance funéraire de ces premiers états de la gravure l'écho du désespoir politique des républicains après le 2 décembre 1851. Il semble qu'après le coup d'état l'enthousiasme pour les aérostats ait suivi la même courbe descendante que les élans de fraternité républicaine.
(3) Ph. Burty, critique et collectionneur, inventeur du terme "japonisme", était un des acheteurs réguliers de Meryon. Il est l'auteur du premier article publié sur l'artiste, dans la Gazette des Beaux-Arts en 1863.
(4) Ce détail est reproduit dans Ph. Junod, op. cit. p. 73.
(5) Baudelaire à Poulet-Malassis, 8 janvier 1860.
(6) Sur la chronologie de son travail sur le Pont et de sa maladie, cf. Roger Collins, Charles Meryon, a life, Garton, London 1999, pp. 139-140 et 180-192.