Edgar Degas, Musiciens à l'orchestre
Charles Lewis Meryon naît en 1783 à Rye (Sussex) dans une vieille famille huguenote émigrée en Angleterre à la révocation de l'édit de Nantes, les Mérignan, dont le nom était progressivement devenu Merian puis Meryon. Il obtient son Master of Arts degree à Oxford, puis étudie la médecine à St Thomas Hospital, où il est l'élève de Henry Cline. Avant la fin de ses études, il tombe amoureux d'une jeune fille de 18 ans, une Elizabeth qu'il épouse peut-être (1) et dont il a une fille, Lucy Elizabeth, en Décembre 1809. Mais la mère meurt peu de jours après l'accouchement et Meryon doit confier sa fille à une nourrice, puis à sa soeur Sarah et à son beau-frère.
Meryon lui-même prend froid et tombe lui aussi gravement malade; c'est alors qu'il reçoit la visite du fils de Henry Cline, qui sait par son père que lady Hester Stanhope recherche un médecin pour l'accompagner dans un long voyage en Orient. Cline les met en contact, ils dînent ensemble et font affaire. Lady Hester a un médecin, même s'il n'a pas tout à fait fini ses études, et il accepte de n'être que maigrement rémunéré (2). Meryon de son côté pourra se refaire une santé dans des pays chauds, se relever de son deuil et rêver de grandeur nobiliaire. Il est probablement amoureux de cette femme de sept ans plus âgée, et ne sera pas payé de retour - dès leur arrivée à Malte il la verra tomber dans les bras de Michael Bruce. Dans ses lettres, lady Hester pouvait avoir la dent dure, elle y décrit son docteur comme un être triste, lent, qui était bête et fat ("fop and fool") avant qu'elle le guérisse de ces vilains défauts; elle lui reconnaît une qualité : son honnêteté (3)... Pourtant l'étrange association de l'aventurière et de son médecin- factotum-biographe durera pendant près de trente ans, le temps pour Meryon de quatre voyages au Levant, dont le premier devait durer sept ans.
C'est donc en 1817 qu'il revient pour la première fois et s'installe à Londres pour terminer ses études de médecine. Il loge au 10 Warwick Street dans une pension où il fait la connaissance de Pierre-Narcisse Chaspoux, sa voisine. Malgré deux prénoms masculins il s'agit bien d'une danseuse de ballet. Née en 1791, elle fait partie dès seize ans du corps de ballet de l'Opéra de Paris sous le nom de scène de Narcisse Gentil. Mais elle tombe malade et, autour de 1815, on la retrouve à Londres avec là aussi des engagements au ballet du London Opera. Elle apparaît dans les témoignages comme une jeune femme sensible et cultivée, qui se désignera comme artiste lyrique sur l'acte de naissance de son fils. Pourtant ce dernier dira plus tard plus brutalement que si la mère de Pierre-Narcisse l'a emmenée à Londres, c'était "pour la vendre". Toujours est-il qu'elle donne naissance en Juin 1818 à une petite Frances (dite Fanny) fille de Lord Lowther, ministre richissime, gros et laid, proche du Prince Régent (le futur George IV) et grand amateur d'Opéra ainsi que de danseuses.
The Voluptuary, caricature du Prince Régent par James Gillray. Son embonpoint lui valait le surnom de Prince of Whales.
Lowther se borne à reconnaître Fanny, qui est baptisée à St James, Westminster, et à faire selon l'usage une petite pension à sa mère. On n'épouse pas les danseuses, et Pierre-Narcisse reprend des contrats de ballet. Meryon s'est occupé d'elle pendant ses couches, et chez la danseuse la reconnaissance est devenue de l'amour. Lui repart en Suisse recruter pour le compte de lady Hester un valet et trois femmes de chambre qu'il accompagne au Liban; elle lui écrit des lettres passionnées. On sait qu'il est revenu en 1821 puisque c'est cette année-là qu'il devient membre du Royal College of Physicians et, surtout, que naît le 23 Novembre à Paris le fils de Charles Lewis Meryon et Pierre-Narcisse Chaspoux, revenue en France pour accoucher.
Selon certaines sources, c'est Lowther qui, prenant ombrage de la liaison de Pierre-Narcisse avec Meryon, l'aurait menacée de couper sa pension si elle ne quittait pas l'Angleterre. De son côté Meryon est d'accord pour subvenir à l'entretien de son fils. Pour cela il lui faut gagner sa vie, il se tourne à nouveau vers Hester Stanhope mais dans l'attente de sa réponse il doit se mettre au service de Sir Gilbert Heathcote, cinquième baronet du nom et membre du Parlement - toujours la coterie du prince régent - avec lequel il part pour Florence où il séjourne jusqu'en 1822.
Félix Bracquemond, Essai naturaliste : un homme suit une femme qui monte dans l'escalier
Meryon et Pierre-Narcisse ne se reverront plus que deux ou trois fois brièvement, en 1824 puis 1828, même s'ils échangent une correspondance régulière. Il lui verse sa pension, dont on sait que certaines années elle sera de six cents francs par an. Des lettres qu'elle lui envoie et qu'il archive soigneusement il ressort qu'elle l'aime toujours, se plaint de son éloignement, puis de sa progressive froideur. Il est tombé amoureux en Angleterre d'une veuve, Eliza Gardiner, qu'il l'épouse en Février 1823. Ils auront une fille et il adoptera le fils qu'elle a eu de son premier mariage. Mais il cache cette union à Pierre-Narcisse jusqu'à ce qu'elle l'apprenne d'un ami commun en 1831. Elle lui écrit alors qu'elle est libérée, qu'elle sent qu'elle va être plus heureuse qu'elle ne l'a été de longtemps - "j'ai toujours pensé qu'il y avait quelque chose de très étrange dans votre conduite à mon égard". En Août 1836 elle brûle toutes les lettres qu'elle a reçues de lui - et elle le lui écrit.
(à suivre)
(1) Charles Meryon, le fils, fait allusion à ce mariage dans une lettre à son père de 1862, seule trace de ce mariage; cf. Collins, Charles Meryon, a life, p. 7 et aussi Lorna Gibb, biographe de lady Hester Stanhope : Lady Hester, queen of the East, Faber & Faber, 2005, p. 32, n. 25.
(2) Gibb, p. 33.
(3) lettre d'Hester Stanhope citée par Collins, p. 6.
Sur la vie et l'oeuvre de Meryon, les sources citées sont les suivantes :
Collins : La principale et la plus fiable est évidemment la biographie de Roger Collins, Charles Meryon, a life, Garton & Co, Devizes, 1999. Collins corrige certaines erreurs des autres biographies, par exemple la légende selon laquelle Pierre-Narcisse Chaspoux serait morte folle, ou la fille que l'on a inventée à Charles Lewis Meryon et Hester Stanhope.
Geffroy : Gustave Geffroy Charles Meryon, H. Floury éditeur, Paris 1926.
Ducros : Jean Ducros Charles Meryon, officier de marine, peintre-graveur 1821-1868, Musée de la marine, Paris, 1968 (particulièrement sur le voyage de circumnavigation de Meryon et son séjour en Nouvelle-Zélande).
Jouve : la meilleure introduction à Meryon en français reste l'article de Pierre-Jean Jouve, Le quartier de Meryon, republié dans son recueil Tombeau de Baudelaire, Editions du Seuil, 1958. Malheureusement cette étude n'est pas incluse dans la réédition du Tombeau par Fata Morgana, 2006.
Les lettres écrites à Charles Lewis Meryon par Pierre-Narcisse Chaspoux et son fils sont conservées au British Museum, B.M. Ms. Dept.