30/05/2010
29/05/2010
L'art de la cuisine : tâches ménagères
Stevan Dohanos - After dinner dishes, Saturday Evening Post, 8 janvier 1949
Via le Persephone Post
Stevan Dohanos, qui commença à l'usine avant d'apprendre le dessin aux cours du soir, est un continuateur de Norman Rockwell - il a dessiné quelque 125 couvertures du Post. Avec moins d'emphase que Rockwell, il peint comme lui Main Street mais avec, parfois, des intonations plus sombres, voir par exemple Army entertainment ou Backstage at the Met. Rockwell reste un régionaliste, Dohanos est un réaliste plus influencé par les Eight (ceux que leurs contempteurs baptisaient l'Ashcan school) et parfois par Hopper. Il a traité au moins une autre fois ce sujet de la ménagère seule à la vaisselle.
Les années 50 ne sont pas les plus gaies de l'histoire des Etats-Unis, tout particulièrement pour les femmes. Pendant la guerre des millions d'entre elles sont embauchées dans l'industrie, pour être en grande partie renvoyées à la maison après la victoire. A l'usine Ford de River Rouge où il n'y avait auparavant que 45 femmes, elles représentèrent jusqu'à 12% du personnel (au total 93.000 ouvriers) - pour se retrouver moins d'un pour cent quand les soldats furent rentrés (1). La Rosie the riveter de Rockwell était retournée à son évier.
C'était un art complexe que celui de la couverture du Post : peindre une situation connue de tous, partir d'une des joies ou des contrariétés de la vie courante pour en tirer matière aux réflexions amusées du week-end - le tout avec suffisamment de recul et d'humour, et la dose de conformisme requise pour que l'on ne puisse pas distinguer la critique sociale du clin d'oeil complice. C'est de cela qu'il faut créditer Dohanos : sans y toucher, nous faire sentir dans le coup d'oeil de cette ménagère, sous la vague nausée des fins de repas devant la pile de vaisselle à laver seule, la fameuse question informulée, le "problème sans nom" des femmes au foyer de Suburbia selon Betty Friedan : "chaque épouse de banlieue se débattait seule avec ça. Tout en faisant les lits et les courses... elle avait trop peur pour se poser, même à elle-même et en silence, cette question : "et c'est tout ?" (2) Mais la dame du Saturday Evening Post a quatorze ans à attendre avant de trouver une réponse dans The feminine Mystique.
C'est aussi Stevan Dohanos qui a réalisé les grands panneaux muraux du bureau de poste de West Palm Beach (Floride) sur le Barefoot Mailman. Si vous voulez en savoir plus sur le Facteur aux pieds nus de Floride, c'est ici.
(1) Sherrie A. Kossoudji, Laura J. Dresser (University of Michigan) Working Class Rosies: Women Industrial Workers during World War II Journal of economic history, 1992. Selon les deux chercheuses, contrairement à l'idée communément reçue parmi celles qui furent licenciées on comptait beaucoup de femmes au foyer qui auraient préféré continuer à travailler.
(2) "Each suburban wife struggled with it alone. As she made the beds, shopped for groceries, matched slipcover material, ate peanut butter sandwiches with her children, chauffered Cub Scouts and Brownies, lay beside her husband at night — she was afraid to ask even of herself the silent question — "Is this all?"
Betty Friedan, The Feminine mystique (La femme mystifiée), 1963. Chacune des activités féminines disséquées par Friedan était un sujet-type pour la couverture du Post.
Via le Persephone Post
Stevan Dohanos, qui commença à l'usine avant d'apprendre le dessin aux cours du soir, est un continuateur de Norman Rockwell - il a dessiné quelque 125 couvertures du Post. Avec moins d'emphase que Rockwell, il peint comme lui Main Street mais avec, parfois, des intonations plus sombres, voir par exemple Army entertainment ou Backstage at the Met. Rockwell reste un régionaliste, Dohanos est un réaliste plus influencé par les Eight (ceux que leurs contempteurs baptisaient l'Ashcan school) et parfois par Hopper. Il a traité au moins une autre fois ce sujet de la ménagère seule à la vaisselle.
Stevan Dohanos - Doing Dishes at the Beach, 19 juillet 1952
Les années 50 ne sont pas les plus gaies de l'histoire des Etats-Unis, tout particulièrement pour les femmes. Pendant la guerre des millions d'entre elles sont embauchées dans l'industrie, pour être en grande partie renvoyées à la maison après la victoire. A l'usine Ford de River Rouge où il n'y avait auparavant que 45 femmes, elles représentèrent jusqu'à 12% du personnel (au total 93.000 ouvriers) - pour se retrouver moins d'un pour cent quand les soldats furent rentrés (1). La Rosie the riveter de Rockwell était retournée à son évier.
C'était un art complexe que celui de la couverture du Post : peindre une situation connue de tous, partir d'une des joies ou des contrariétés de la vie courante pour en tirer matière aux réflexions amusées du week-end - le tout avec suffisamment de recul et d'humour, et la dose de conformisme requise pour que l'on ne puisse pas distinguer la critique sociale du clin d'oeil complice. C'est de cela qu'il faut créditer Dohanos : sans y toucher, nous faire sentir dans le coup d'oeil de cette ménagère, sous la vague nausée des fins de repas devant la pile de vaisselle à laver seule, la fameuse question informulée, le "problème sans nom" des femmes au foyer de Suburbia selon Betty Friedan : "chaque épouse de banlieue se débattait seule avec ça. Tout en faisant les lits et les courses... elle avait trop peur pour se poser, même à elle-même et en silence, cette question : "et c'est tout ?" (2) Mais la dame du Saturday Evening Post a quatorze ans à attendre avant de trouver une réponse dans The feminine Mystique.
C'est aussi Stevan Dohanos qui a réalisé les grands panneaux muraux du bureau de poste de West Palm Beach (Floride) sur le Barefoot Mailman. Si vous voulez en savoir plus sur le Facteur aux pieds nus de Floride, c'est ici.
(1) Sherrie A. Kossoudji, Laura J. Dresser (University of Michigan) Working Class Rosies: Women Industrial Workers during World War II Journal of economic history, 1992. Selon les deux chercheuses, contrairement à l'idée communément reçue parmi celles qui furent licenciées on comptait beaucoup de femmes au foyer qui auraient préféré continuer à travailler.
(2) "Each suburban wife struggled with it alone. As she made the beds, shopped for groceries, matched slipcover material, ate peanut butter sandwiches with her children, chauffered Cub Scouts and Brownies, lay beside her husband at night — she was afraid to ask even of herself the silent question — "Is this all?"
Betty Friedan, The Feminine mystique (La femme mystifiée), 1963. Chacune des activités féminines disséquées par Friedan était un sujet-type pour la couverture du Post.
28/05/2010
Milan 1909 : industrie du jour, nuits électriques
Umberto Boccioni - Officine a Porta Romana (Ateliers à Porta Romana), 1909
Luigi Russolo - Lampi (Eclairs), 1909-1910
Milan 1909 : juste avant que Russolo et Boccioni - avec Carra, Severini et Balla - signent le Manifeste technique des peintres futuristes. "L'espace n'existe plus...qui peut croire encore à l'opacité des corps ?..Comment peut-on voir rose un visage humain quand notre vie s'est incontestablement dédoublée dans le noctambulisme ?"
La ville - le Milan industriel en ébullition - ne s'est pas encore dissoute dans un tourbillon de formes, elle est au bord de le faire, au bout de la phase divisionniste - dans un instant, l'espace d'un éclair, elle sera segmentée en lignes de force, pulvérisée en éclats de couleurs.
Pour le plaisir de l'accompagnement on peut entendre une composition sonore de Russolo en appuyant ici (via Ubuweb
parmi d'autres Dada/futurismes sonores).
27/05/2010
Ayons congé : Aux Tuileries
Thomas Shotter Boys - Near the Tuileries Gardens, Paris, 1832
Et il faut aussi remercier Anne Sculfort pour le texte complet :
Colette Magny - Aux Tuileries (Victor Hugo)
Mis en ligne par MARCREALTAV13
Et il faut aussi remercier Anne Sculfort pour le texte complet :
Nous sommes deux drôles,
Aux larges épaules,
De joyeux bandits,
Sachant rire et battre,
Mangeant comme quatre,
Buvant comme dix.
Quand, vidant les litres,
Nous cognons aux vitres
De l’estaminet,
Le bourgeois difforme
Tremble en uniforme
Sous son gros bonnet.
Nous vivons. En somme,
On est honnête homme,
On n’est pas mouchard.
On va le dimanche
Avec Lise ou Blanche
Dîner chez Richard.
On les mène à Pâques,
Barrière Saint-Jacques,
Souper au Chat Vert,
On dévore, on aime,
On boit, on a même
Un plat de dessert !
Nous vivons sans gîte,
Goulûment et vite,
Comme le moineau,
Haussant nos caprices
Jusqu’aux cantatrices
De chez Bobino.
La vie est diverse.
Nous bravons l’averse
Qui mouille nos peaux ;
Toujours en ribotes
Ayant peu de bottes
Et point de chapeaux.
Nous avons l’ivresse,
L’amour, la jeunesse,
L’éclair dans les yeux,
Des poings effroyables ;
Nous sommes des diables,
Nous sommes des dieux !
Nos deux seigneuries
Vont aux Tuileries
Flâner volontiers,
Et dire des choses
Aux servantes roses
Sous les marronniers.
Sous les ombres vertes
Des rampes désertes
Nous errons le soir,
L’eau fuit, les toits fument,
Les lustres s’allument,
Dans le château noir.
Notre âme recueille
Ce que dit la feuille
À la fin du jour,
L’air que chante un gnome.
Et, place Vendôme,
Le bruit du tambour.
Les blanches statues
Assez peu vêtues,
Découvrent leur sein,
Et nous font des signes
Dont rêvent les cygnes
Sur le grand bassin.
Ô Rome ! ô la Ville !
Annibal, tranquille,
Sur nous, écoliers,
Fixant ses yeux vagues,
Nous montre les bagues
De ses chevaliers !
La terrasse est brune.
Pendant que la lune
L’emplit de clarté,
D’ombres et de mensonges,
Nous faisons des songes
Pour la liberté.
Victor Hugo, 19 avril 1847
(Pièces non retenues des Chansons des rues et des bois)
Aux larges épaules,
De joyeux bandits,
Sachant rire et battre,
Mangeant comme quatre,
Buvant comme dix.
Quand, vidant les litres,
Nous cognons aux vitres
De l’estaminet,
Le bourgeois difforme
Tremble en uniforme
Sous son gros bonnet.
Nous vivons. En somme,
On est honnête homme,
On n’est pas mouchard.
On va le dimanche
Avec Lise ou Blanche
Dîner chez Richard.
On les mène à Pâques,
Barrière Saint-Jacques,
Souper au Chat Vert,
On dévore, on aime,
On boit, on a même
Un plat de dessert !
Nous vivons sans gîte,
Goulûment et vite,
Comme le moineau,
Haussant nos caprices
Jusqu’aux cantatrices
De chez Bobino.
La vie est diverse.
Nous bravons l’averse
Qui mouille nos peaux ;
Toujours en ribotes
Ayant peu de bottes
Et point de chapeaux.
Nous avons l’ivresse,
L’amour, la jeunesse,
L’éclair dans les yeux,
Des poings effroyables ;
Nous sommes des diables,
Nous sommes des dieux !
Nos deux seigneuries
Vont aux Tuileries
Flâner volontiers,
Et dire des choses
Aux servantes roses
Sous les marronniers.
Sous les ombres vertes
Des rampes désertes
Nous errons le soir,
L’eau fuit, les toits fument,
Les lustres s’allument,
Dans le château noir.
Notre âme recueille
Ce que dit la feuille
À la fin du jour,
L’air que chante un gnome.
Et, place Vendôme,
Le bruit du tambour.
Les blanches statues
Assez peu vêtues,
Découvrent leur sein,
Et nous font des signes
Dont rêvent les cygnes
Sur le grand bassin.
Ô Rome ! ô la Ville !
Annibal, tranquille,
Sur nous, écoliers,
Fixant ses yeux vagues,
Nous montre les bagues
De ses chevaliers !
La terrasse est brune.
Pendant que la lune
L’emplit de clarté,
D’ombres et de mensonges,
Nous faisons des songes
Pour la liberté.
Victor Hugo, 19 avril 1847
(Pièces non retenues des Chansons des rues et des bois)
26/05/2010
Entre chien et loup : Briare/Bertin
Jacques Bertin - Quand recevrons-nous des renforts, mon âme ? (2002)
Mis en ligne par hagelbergerstr
Pont-canal de Briare, à la croisée des eaux
25/05/2010
23/05/2010
Portrait craché : la plaisanterie
Charles Frederick Goldie - “All ‘e Same T’e Pakeha” ou "The good joke",1905, Dunedin Public Library
L'homme du portrait s'appelle Te Aho-te-Rangi Wharepu, de l'iwi (tribu) Ngati Mahuta en Nouvelle-Zélande. C'est un vieux chef maori qui vivra centenaire, un guerrier en son temps - le temps des musket wars des années 1830 et aussi, plus tard, des guerres contre les anglais. C'est un bon architecte militaire - il conçoit les fortifications qui donneront tant de fil à retordre à l'armée anglaise lors de la bataille de Rangiri, où il est blessé...
...et surtout un architecte naval pour la construction des waka...
...les grands canoës de guerre. Te Wharepu est donc une personnalité dotée d'un grand prestige (mana) dans une tribu, les Ngati Mahuta, réputée pour sa résistance à l'ordre colonial et qui fut notamment au centre du King Movement.
Enfin, Te Wharepu est un des modèles préférés de C. F. Goldie.
La section d'assaut de la Royal Navy repoussée par les maoris à Rangiri,
ill. in James Cowan The New Zealand Wars vol. I, 1922. p.331
Source : Wikimedia Commons
...et surtout un architecte naval pour la construction des waka...
Un Waka à Rotorua (Ile du Nord)
Mis en ligne par dandownunder sous licence CC
...les grands canoës de guerre. Te Wharepu est donc une personnalité dotée d'un grand prestige (mana) dans une tribu, les Ngati Mahuta, réputée pour sa résistance à l'ordre colonial et qui fut notamment au centre du King Movement.
Augustus Earle - War Speech, 1838
Un chef harangue ses guerriers à la Baie des Iles pendant une escale forcée due aux vents contraires. Les événements dépeints ont lieu en 1827-1828 durant les premières Musket wars : ici une tribu va en attaquer une autre. Il y a probablement ici, chez Earle, des réminiscences de l'Iliade.
Enfin, Te Wharepu est un des modèles préférés de C. F. Goldie.
Charles Frederick Goldie naît en 1870, fils d'un marchand de bois qui fut maire d'Auckland. Formation artistique soignée, à Auckland, puis Sidney et enfin à Paris : l'Académie Julian (alors dirigée par Bouguereau) et les Beaux-Arts. En tout cinq ans en Europe, avec un Grand Tour en Belgique, Angleterre, Hollande, Allemagne et Italie. De retour en Nouvelle-Zélande, il se met à peindre des maoris, des dizaines de portraits de maoris. Il n'est pas le premier peintre à le faire, mais il devient le plus fameux et le plus riche, vendant sa production jusqu'en Angleterre et ne cessant de produire qu'en 1941, copiant ses premiers tableaux longtemps après la mort de ses modèles.
Il peint des chefs portant de superbes moko - tatouages faciaux opérés par incision au couteau en os d'albatros. Une véritable gravure sur chair, longue et douloureuse, qui s'était encore développée avec l'importation des outils métalliques. Les pigments étaient insérés dans les scarifications.
Charles Frederick Goldie - A hot day, 1901
Ces portraits datent de la fin d'une période (1820-1900) qui a vu les premiers contacts avec les baleiniers et les bagnards, puis les installations et le traité de Waitangi, enfin la révolte des New-Zealand Wars à partir de 1843 et jusqu'à l'extrême fin du XIXème siècle (1).
Chez les colons de l'époque l'opinion courante, confortée par un racialisme darwinien, est que les maoris sont voués à une rapide extinction démographique. Les critiques de Goldie font le rapprochement entre cette thèse de l'extinction et la tonalité générale de ses tableaux : des indigènes mélancoliques, crépusculaires et somnolents, rêvant à leur passé glorieux, avec des titres comme a noble relic of a noble race.
Le moko lui-même joue un rôle dans cette affaire. Traditionnellement on conservait pour les vénérer les têtes de personnages importants - ceux qui avaient d'ailleurs les plus beaux moko. De même pour les têtes des chefs ennemis tués au combat, pour les moquer rituellement et pour les échanger lors des négociations. Dans les années 1830 vinrent les musket wars, guerres intermaories très meurtrières déclenchées par l'importation des armes à feu, et ces têtes mokomokai, très recherchées par les européens, devinrent l'objet d'un commerce qui permettait aux tribus de se procurer des fusils.
H.G. Robley et sa collection de mokomokai
Robley, major général de l'armée anglaise et ethnographe, écrivit la première étude sérieuse sur l'art du moko
Robley, major général de l'armée anglaise et ethnographe, écrivit la première étude sérieuse sur l'art du moko
Source : Wikimedia commons
Au jour d'aujourd'hui, nos musées en conservent certaines qu'ils vont finalement bientôt restituer malgré les efforts un temps déployés par l'administration de Mme Albanel.
La reproduction des moko dans les portraits occidentaux, particulièrement ceux de Goldie, a une forte charge émotionnelle - ressentie au plus haut point par les maoris d'aujourd'hui qui y voient l'image de leurs ancêtres. Mais cette représentation repose sur des ambigüités : d'une part ces portraits superposent l'oeuvre d'art au sens européen et le dessin du moko, investi d'un statut très différent dans sa culture d'origine; d'autre part on peut se demander si la fixation de telles images n'est pas l'équivalent symbolique de la fabrication d'une tête mokomokai. Or les sujets peints par Goldie sont de vieux chefs précisément parce que la tradition du moko s'est perdue dans les année 1860, il s'agit donc de survivants. Suivant la posture que l'on adopte vis-à-vis du travail de Goldie on y verra donc soit l'appropriation d'un trophée par la culture du vainqueur, soit au contraire la transmission, le partage d'éléments essentiels (2) de la mémoire individuelle et collective.
Charles Frederick Goldie - A study, 1905
Et on percevra des peintres comme Goldie ou Lindauer soit comme des peintres coloniaux à la mode des orientalistes européens, soit comme des porteurs de messages d'une culture à l'autre, ou même entre plusieurs générations - ce dernier point de vue étant plutôt partagé par les premiers concernés, les maoris.
C'est précisément au moment au Goldie commence à produire de façon originale que les données démographiques vont démentir l'hypothèse de l'extinction des maoris - parmi les premiers à le constater figure d'ailleurs un médecin qui est le propre frère du peintre. Viendra ensuite, lentement au cours du XXème siècle et plus rapidement à partir des années 1960, le revival culturel. En parallèle, les toiles de Goldie sont progressivement extraites des réserves muséales - jusqu'à atteindre des cotes élevées.
Charles Frederick Goldie - Peeping Patara, 1914
On manque d'informations sur les rapports réels que Goldie entretenait avec ses modèles. On sait qu'il les payait à la journée, et que le prix était négociable - quant à savoir si les maoris se trouvaient bien payés, les avis diffèrent selon les sources. Goldie a entretenu des correspondances avec des modèles, certains ont posé pour lui à plusieurs reprises, mais on en déduit peut-être un peu vite des liens d'amitié. De même l'image aseptisée d'un Goldie sur un pied d'égalité avec les maoris pâtit de certaines anecdotes, comme celle (3) qui le montre les enfermant à clef dans son atelier pour sortir déjeuner tranquille.
Rien ne garantit donc que le sourire de Te Wharepu dans All ‘e Same T’e Pakeha est un sourire de connivence amicale - mais on ne peut non plus considérer le tableau comme une de ces caricatures méprisantes où les dessinateurs néo-zélandais de l'époque se gaussaient de maoris singeant les colons.
Goldie faisait généralement porter à ses maoris des couvertures ou des tuniques, accessoires de son atelier, mais ce n'était pas toujours le cas, voir par exemple plus haut le portrait du chef Patara te Tuhia intitulé A hot day. Or, comme le relève Leonard Bell (4), Goldie a pris soin de peindre à Te Wharepu un costume européen qui n'a rien de comique ni d'inélégant. D'où l'ambigüité de la narration qui sous-tend le portrait - est-ce le peintre et le spectateur qui se moquent d'un indigène habillé comme le colon, ou est-ce le maori qui renvoie ironiquement aux européens leur propre image ?
Impression renforcée par le titre du tableau. "All ‘e Same T’e Pakeha" peut avoir deux significations, soit "tous les pakeha (européens) se ressemblent", soit encore "ainsi habillé je ressemble à un pakeha". Mais dans un cas comme dans l'autre le trait d'esprit est à double sens, et cela d'autant plus que les deux traductions possibles de ce pidgin anglo-maori se contaminent entre elles pour le spectateur. Que les européens se ressemblent aux yeux d'un maori, cela ne fait que refléter le regard colonial, surtout dans le cas d'un indigène lui-même habillé en européen... Et qu'un chef maori se déclare pareil aux colons, sur la base de son seul vêtement, cela n'est pas tant dévalorisant pour lui que pour les pakeha qui sont ainsi réduits à la rigidité de leur carapace - et à son uniformité puisqu'ils sont tous pareils... Ajoutons que ce portrait rend Te Wharepu tête haute et de face, chose rare chez Goldie, et sans donner aucune impression de résignation.
Charles Frederick Goldie - Darby and Joan, 1903
"Darby and Joan" sont des personnages récurrents de la poésie anglaise, désignant un vieux couple uni, comme Philémon et Baucis, par la tendresse mutuelle. Ici Joan est représentée par Ina Te Papatahi, de l'iwi (tribu) de Nga Puhi et Darby par la figure amo ornant la maison commune, whare runanga, désertée.
Si on y réfléchit, Te Wharepu retourne le regard, retourne la plaisanterie - et retourne même l'oeuvre d'art puisqu'il porte gravé le moko, art maori par excellence dont on sait par ailleurs qu'en tant que tatoueur il le maîtrisait parfaitement. Le tableau de Goldie est-il une appropriation-captation de ce moko, ou est-ce l'inverse ?
Etrange portrait donc, et succès intrigant puisque ce tableau fut considéré dès sa première exposition comme le meilleur de son auteur. A première vue, une plaisanterie dévalorisante sur l'assimilation (5), immédiatement démentie par une foule de détails, et par cette évidence : l'indigène regardant son spectateur pakeha dans les yeux et dans un espace pictural rendu le plus direct possible, tout en l'apostrophant de cette plaisanterie tordue dont le sens profond peut aussi bien être qui es-tu, toi aussi qui me peins et me contemples ? Le regard colonial, renvoyé.
A un siècle de distance, coiffé d'un melon pour un salaire qu'on espère équitable, un vieux guerrier nous fixe en souriant, arborant sa montre de gousset en or, sa dent de requin et son pendant d'oreille en jade pounamu. Il dit que tous les colons se ressemblent et, pour sa part, il porte sa carte d'identité sur le visage. On ne m'ôtera pas de l'idée que le seul à connaître le fin mot de la plaisanterie, c'est lui.
(1) Encore que certains historiens datent les derniers coups de feu de 1916. Il en est du Maoriland comme de toutes les autres colonies - quand on jette un coup d'oeil dans les coulisses de l'histoire, on s'aperçoit que la révolte n'a jamais cessé.
(2) Le moko traditionnel est porteur d'informations variées sur la généalogie de l'individu (sur le versant maternel ou paternel selon le côté du visage), son statut, son clan, ses aptitudes... Il est en même temps une médiation entre l'individu et les forces qui le dépassent.
(3) Rapportée par Alfred Hill, cité par Leonard Bell, The colonial paintings of Charles Frederick Goldie in the 1990s : the postcolonial Goldie and the rewriting of history, Cultural studies vol. 9, p. 41.
(4) Leonard Bell : Looking at Goldie, face to face with 'All 'e same T'e Pakeha', in Double vision, art histories and colonial histories in the Pacific, Nicholas Thomas and Diane Losche ed., Cambridge University Press, 1999. Superbe étude de ce tableau, dont je reprends les grandes lignes. On peut rêver d'un travail semblable sous la plume d'un historien de l'art français, par exemple sur les Femmes d'Alger dans leur appartement.
(5) On sait que l'assimilation de l'indigène est une injonction paradoxale : plus il fera d'effort pour ressembler au colonisateur, plus il se signalera comme irrémédiablement différent.
(2) Le moko traditionnel est porteur d'informations variées sur la généalogie de l'individu (sur le versant maternel ou paternel selon le côté du visage), son statut, son clan, ses aptitudes... Il est en même temps une médiation entre l'individu et les forces qui le dépassent.
(3) Rapportée par Alfred Hill, cité par Leonard Bell, The colonial paintings of Charles Frederick Goldie in the 1990s : the postcolonial Goldie and the rewriting of history, Cultural studies vol. 9, p. 41.
(4) Leonard Bell : Looking at Goldie, face to face with 'All 'e same T'e Pakeha', in Double vision, art histories and colonial histories in the Pacific, Nicholas Thomas and Diane Losche ed., Cambridge University Press, 1999. Superbe étude de ce tableau, dont je reprends les grandes lignes. On peut rêver d'un travail semblable sous la plume d'un historien de l'art français, par exemple sur les Femmes d'Alger dans leur appartement.
(5) On sait que l'assimilation de l'indigène est une injonction paradoxale : plus il fera d'effort pour ressembler au colonisateur, plus il se signalera comme irrémédiablement différent.
22/05/2010
21/05/2010
Transports en commun : la Méditerranée, aller et retour
Rachid Bouchareb - Hors-la-loi, teaser, 2010
Mis en ligne par ACCROPIX
Ce soir aux marches du palais le Vieux Pays a donc rendez-vous avec un de ses plus fameux trous de mémoire... L'occasion de rappeler qu'en 2008 Yasmina Adi avait réalisé pour la télévision française un documentaire...
Yasmina Adi - L'autre 8 Mai 1945, à l'origine de la guerre d'Algérie, 1ère partie
Mis en ligne par ajinejar
...remède à l'amnésie, et qu'on peut revoir ici chez Dadou3x (so full so chic!) ou là chez ajinejar. Sans compter qu'il existe au moins un bon livre sur la question.
20/05/2010
19/05/2010
Ronde de nuit : la fleur de minuit trois
Robert Thornton - Night blooming Cereus, mezzotinte
The temple of Flora, 1799-1803
Le Selenicereus, cierge de la lune, est un cactus à floraison nocturne. Sa fleur éclot pour une seule nuit en dégageant un parfum intense. Cette planche est la plus connue des trente-et-une que compte le Temple de Flora, l'album floral réalisé par Thornton, qu'on peut feuilleter par exemple ici (cliquer sur leaf through). La fleur elle-même a été dessinée par Philip Reinagle, et le paysage par Abraham Pether, un spécialiste des clairs de lune.
Le Cereus était avec la rose la fleur préférée de la reine Marie-Antoinette qui la fit peindre, dit-on, par Pierre-Joseph Redouté quelques semaines seulement avant la proclamation de la République, ce qui donne un autre sens - assurément non voulu - aux minuit et trois minutes que marque l'horloge dessinée par Pether.
The temple of Flora, 1799-1803
Le Selenicereus, cierge de la lune, est un cactus à floraison nocturne. Sa fleur éclot pour une seule nuit en dégageant un parfum intense. Cette planche est la plus connue des trente-et-une que compte le Temple de Flora, l'album floral réalisé par Thornton, qu'on peut feuilleter par exemple ici (cliquer sur leaf through). La fleur elle-même a été dessinée par Philip Reinagle, et le paysage par Abraham Pether, un spécialiste des clairs de lune.
Le Cereus était avec la rose la fleur préférée de la reine Marie-Antoinette qui la fit peindre, dit-on, par Pierre-Joseph Redouté quelques semaines seulement avant la proclamation de la République, ce qui donne un autre sens - assurément non voulu - aux minuit et trois minutes que marque l'horloge dessinée par Pether.
18/05/2010
La forme d'une ville : Requiem/Project
Ce petit post pour signaler le superbe film de Julien Temple, "Requiem for Detroit", diffusé le 13 Mars dernier sur BBC2, à ma connaissance pas encore passé aux Etats-Unis ni a fortiori en France.
Quand je suis né, cette ville était en un certain sens le centre du monde, Motor City. Aujourd'hui sa population a été divisée par deux depuis 1950, on y a détruit 50.000 maisons et on continue. Pourtant l'herbe repousse sur les cratères - et la vie s'accroche...
Heidelberg Street, Detroit : Le Heidelberg Project de Tyree Guyton
Musique : Ernie Watts
Mis en ligne par DigitalDiva3
Merci pour l'information à Grace Lee Boggs et à sa mailing list - on la voit d'ailleurs dans le film, qu'on ne peut visionner pour le moment qu'ici chez Rob Finlay. Regardez-le, il vous en apprendra plus que que tous les Michael Moore du monde sur ce qu'est une ville et ce qu'est le capitalisme - destruction et construction indissolublement liées. Et comme cette ville est Detroit, vous en apprendrez aussi beaucoup sur ce qui nous attend, à terme.
17/05/2010
En cherchant la Manche
Isabel Bishop - Reaching for the Coat Sleeve, 1943
Car à force de chercher la Manche on la trouve...
...avec son ciel...
...ses chemins creux...
- Regarde, dit M. Chat, un écureuil!
...où quelque soixante-dix pavillons, finis ou non...
...continuent de s'affaisser depuis des années...
...de tous les artistes ruinicoles...
...qui n'ont rien dans la Manche ?
Encore un peu plus loin, autre ruine hantée...
...au château de Gratot...
...la Tour de la Fée Andaine.
Ainsi les seigneurs d'Argouges, dans chacune de leurs possessions, font construire pour la fée une tour octogone.
Et puis, tout au bout de la manche, il y avait le gant d'Eska...
Car à force de chercher la Manche on la trouve...
...avec son ciel...
...ses chemins creux...
- Ah, dit Mme Chat, si je n'avais pas toutes ces choses en tête...
- Regarde, dit M. Chat, un écureuil!
Dans la Manche, pendant que l'obligeant ministère s'affaire à la relance - trop longtemps différée - des cathédrales...
...non loin de là, une des plus spectaculaires catastrophes immobilières du littoral...
...où quelque soixante-dix pavillons, finis ou non...
...continuent de s'affaisser depuis des années...
...s'est muée en éphémère conservatoire du graff et du muralisme sauvage...
...de tous les artistes ruinicoles...
...qui n'ont rien dans la Manche ?
Encore un peu plus loin, autre ruine hantée...
...au château de Gratot...
...la Tour de la Fée Andaine.
Comme le seigneur d'Argouges - qui avait le château de Gratot - rentrait de la chasse, il alla faire boire son cheval à une fontaine. Il vit une jeune femme très belle qui s'y baignait. Il s'avança le plus doucement possible, mais au léger bruit qu'il fit, elle s'enfuit. Les jours passèrent. Chaque jour le seigneur amoureux venait à la fontaine.
Un soir, la jeune femme réapparut, il se jeta à ses genoux, et lui demanda de l'épouser. Elle lui dit alors qu'elle était fée et s'appelait Andaine, qu'elle acceptait de devenir pour lui une épouse terrestre et chrétienne, mais à une condition : qu'il ne prononçât jamais devant elle le mot "mort".
Un soir, la jeune femme réapparut, il se jeta à ses genoux, et lui demanda de l'épouser. Elle lui dit alors qu'elle était fée et s'appelait Andaine, qu'elle acceptait de devenir pour lui une épouse terrestre et chrétienne, mais à une condition : qu'il ne prononçât jamais devant elle le mot "mort".
Ils se marièrent et furent heureux pendant sept années.
Puis un jour, comme le seigneur donnait un tournoi en l'honneur de son cousin le seigneur de Granville, les derniers invités étant arrivés, tous attendaient sa dame qui s'attardait à sa toilette. Excédé, il monta l'escalier de la tour et alors qu'elle sortait il lui cria "Dame, êtes lente en vos besognes, seriez bonne à aller quérir la mort". La fée chancela en poussant un cri déchirant et disparut par la fenêtre. Là où elle s'était appuyée, l'empreinte de sa main resta incrustée dans la pierre, que les larmes du seigneur vinrent user au cours des années.
Depuis, la fée Andaine pleure éternellement son bonheur perdu, et les jours de tempête on l'entend gémir sous les murs du château: "la mort! la mort!"
Ainsi les seigneurs d'Argouges, dans chacune de leurs possessions, font construire pour la fée une tour octogone.
Et puis, tout au bout de la manche, il y avait le gant d'Eska...
Matthew Herbert and his Big Band, vocalist Eska and the Goldsmiths Vocal Ensemble
Mis en ligne par matterlondon
16/05/2010
15/05/2010
07/05/2010
Comme les bananes (1) mais sous les pommiers
06/05/2010
03/05/2010
Les vacances du bestiaire : vrais et faux vampires
Johann Christian Daniel von Schreber - Vespertilio spectrum Linn. - Säugthiere in Abbildungen nach der Natur mit Beschreibungen, 1775
Linné baptisa vespertilio spectrum - chauve-souris spectre, l'animal que nous nommons aujourd'hui vampyrum spectrum, faux-vampire ou chauve-souris javelot - ce n'est pas une suceuse de sang mais la plus grande des chauve-souris carnivores et son envergure peut atteindre un mètre. Ce qui n'est pas le cas du malheureux oreillard, plecotus auritus...
Félix Bracquemond - Haut d'un battant de porte, détail
...que Bracquemond a cloué sur son célèbre battant de porte entre un corbeau, un moyen-duc et un épervier.
Félix Bracquemond - Haut d'un battant de porte, eau-forte,1852
Ailes déployées, l'oreillard n'atteint pas les 30 cm. et le pauvre animal traité en convoiteux...
Félix Bracquemond - Haut d'un battant de porte, détail
...se nourrit en fait essentiellement de papillons de nuit. Il se peut qu'il confonde parfois les fées avec des papillons de nuit, mais c'est une autre question.
John Anster Christian Fitzgerald - Fairy Hordes Attacking a Bat
Quant au Renard volant de Van Gogh...
Vincent Van Gogh - Chauve-souris, dite Le renard volant, 1886
...c'est une grande Roussette (empaillée). Megachiroptera Rousettus peut certes atteindre 1m50 d'un bout à l'autre mais elle est frugivore et inoffensive.
En fait, toutes ces bestioles pâtissent de la mauvaise réputation de leurs cousines, les trois espèces de Desmodontinae, les vrais vampires...
R. T. Pritchett - Vampire bat (Desmodus d'Orbignyi) caught on back of Darwin's horse near Coquimbo (head full size) - ill. in Charles Darwin, The voyage of H.M.S. 'Beagle'.
...sans compter la quatrième espèce dont on retrouve des fossiles, Desmodus Draculae, la chauve-souris vampire géante, peut-être pas totalement disparue, qui sait. Après tout, il suffit de passer le pont...
F. W. Murnau - Nosferatu, 1922
"Et quand il eut passé le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre"
Mis en ligne par greedymuppet
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