Raid sur le régiment du tigre blanc fait partie des Huit Opéras modèles de la Révolution Culturelle. Zhang Yaxin était le photographe officiel de ces opéras, désigné par JiangQing (on ne désobéissait pas à Jiang Qing). Il disposait d'un des trois Hasselblad existant en Chine à l'époque.
Jeanne Mammen - Aschermittwoch / Mercredi des cendres, ca 1926 Aquarelle Collection privée Source
Le Mercredi des cendres, lendemain de Carnaval, donc. L'ombre du chat, une allusion à der Kater, la gueule de bois. Cette aquarelle fait partie de l'exposition Splendeurs et misères de la République de Weimar, à la Schirn Kunsthalle de Francfort, jusqu'au 25 février.
Carnaval et parfois, Carême. Entre 1933 et 1945 Jeanne Mammen, qui ne pouvait plus exposer et quasiment plus vendre sa production, survécut en partie en vendant des journaux, dessins et livres d'occasion, dans la rue avec une charrette à bras. Sa vie, ses styles successifs, et quelques-unes de ses œuvres à la Berlinische Galerie.
Et, pour un autre Mercredi des cendres, un autre genre de gueule de bois, ici.
Marlene Dietrich - Das ist Berlin, wie's weint, das ist Berlin wie's lacht De l'album Marlene singt Berlin, Berlin, 1965 Paroles et musique de Willi Kollo
" Dans les terrains clôturés de la Geisbergstrasse et le long du Mur, ces immeubles noirs, aux façades meurtries, aux fenêtres arrachées se détachent sur le ciel. Ces ruines sont aussi fascinantes qu'inquiétantes. Des débris jonchent le sol aux alentours. Il me vient à l'idée de les épier comme s'ils étaient vivants, d'y pénétrer pour y retrouver la trace de vies disparues et qui ne subsistent qu'à travers ces lambeaux de papier peint qui marquent les cloisons des pièces sur les autres murs encore intacts. À côté de ces immeubles en ruine, les petits magasins que l'on a construit à côté semblent inexistants. On reste muet devant ces gigantesques cadavres. "
J'avais rédigé cette note, il y a six ans, en 1976. Quand je suis revenu à Berlin, il y a trois mois, les ruines avait en grande partie disparu. Même les vieux immeubles de la Friedrichstrasse avaient été abattus pour faire place à des constructions neuves en ciment coloré. Berlin, le Berlin que j'aimais, disparaissait lentement sous les coups des bulldozers et de l'urbanisme moderne. J'étais presque saisi par la folie de photographier tout ce qu'il en restait encore : les ruines bien sûr, mais aussi ces vieux immeubles de briques noircies, ces façades lépreuses, ces arrière-cours, ces balcons rouillés qui, bientôt, feraient place aux nouvelles constructions. Tôt ou tard, il reconstruiront Wedding et Kreuzberg, les vieux quartiers ouvriers, et je m'y sentirai étranger.
Je marche dans les rues pour rencontrer des fantômes. (...) J'aime la ville parce qu'elle m'est étrangère, car le monde qui m'intéresse ne se vit qu'à travers les traces et les ruines, les musées et les bibliothèques, les façades noircies et les débarras ou s'entassent pêle-mêle les témoignages d'un passé, qui ne cesse de sombrer à travers les couches du temps, comme ces ruines disparaissent à l'aube, derrière le brouillard. Je ne recherche que des ombres. Et j'aime la distance et les ombres.
Jean-Michel Palmier (1944-1998) - rêveries d'un montreur d'ombres, 1982 Christian Bourgois éd. 2007, pp. 17-18
Décrire et plaindre les reconstructions/redestructions de Berlin, c'est maintenant devenu un genre littéraire, avec ses petits miracles (1) et ses redites, et chaque livre dans ce genre est comme une pelleteuse qui emporte les autres, dirait-on. Mais je crois que c'est Jean-Michel Palmier (2) qui, le premier, nous a fait sentir ce goût d'ombre et cette odeur de fumée.
(1) Berlin-chantiers, de Régine Robin, par exemple.
(2) Ceux de ma génération lui sont reconnaissants, aussi, d'avoir été le premier à nous faire connaître Ernst Bloch et Traces, car :
"Quand arriverons-nous donc plus près de nous-mêmes ? au lit ? en voyage ? chez soi, où tant de choses au retour nous paraissaient meilleures ? Chacun connaît le sentiment d’avoir oublié quelque chose dans sa vie consciente, quelque chose qui est resté en route et n’a pas été tiré au clair. C’est pourquoi ce qu’on allait dire à l’instant et qui vient de nous échapper nous semble souvent si important. Et lorsqu’on quitte une chambre qu’on a assez longtemps habitée, on jette un regard bizarre autour de soi, avant de partir. Là aussi, quelque chose est resté, dont on n’a pas eu l’idée. On l’emporte néanmoins avec soi pour recommencer ailleurs." Ernst Bloch, Traces.
On peut lire en ligne les articles redécouverts de Jean-Michel Palmier ici.
Et, décidément les chats sont repartis. Au cinéma. Il reviendront, peut-être, à la toute fin de Novembre.
Conrad Felixmüller - Mond über zerbombter Stadt mit Rummelplatz / Clair de lune sur une ville bombardée avec fête foraine, 1946 Museum der Bildenden Künste, Leipzig Via Huariqueje
La scène se situe à Leipzig, Leuschner-Platz. Remarquer le joueur d'orgue de barbarie et les enfants coiffés de casquettes militaires trop grandes.
Lea Grundig - Judengasse / La ruelle des Juifs, 1934 Pointe sèche
Lea Grundig (1906-1977) naît dans une famille de commerçants juifs aisés et orthodoxes, avec laquelle elle rompt à 18 ans. Elle étudie au Conservatoire des Arts Plastiques de Dresde où elle rencontre Hans Grundig, qu'elle épousera, et avec lequel elle rejoint le Parti Communiste allemand (KPD) en 1926. Ils vivent de l'aide sociale dans l'unique pièce d'un petit atelier, s'enthousiasment pour Otto Dix puis pour Käthe Kollwitz. Ils militent tous deux dans l'ASSO (1).
Après la Gleichschhaltung en 1933, elle est arrêtée plusieurs fois...
Lea Grundig - Gestapo im Haus / La gestapo à la maison
Feuille 10 sur 20 de la série Unterm Hakenkreuz, 1936
Pointe séche
...passe des mois en prison, produit pendant ce temps Unterm hakenkreuz / Sous la croix gammée, une série de 20 gravures, l'équivalent plastique d'œuvres comme le Grand'peur et misère de Brecht.
Lea Grundig - Flustern und Lauschen / Chuchoter et tendre l'oreille
Feuille 7 sur 20 de la série Unterm Hakenkreuz, 1936
Pointe sèche
Mais elle continue aussi d'affirmer son identité juive dans des gravures comme la Judengasse.
En 39, elle réussit à s'enfuir en Roumanie, via Vienne et Bratislava, et s'embarque sur le Pacifique...
Lea Grundig - Die Flucht beginnt / La fuite commence
de la série Unterm Hakenkreuz, 1935
Pointe sèche
...un bateau acheté par la Haganah pour l'émigration vers la Palestine. Les anglais arrêtent le bateau à quai à Haïfa, pour dépassement de quota d'immigration, transfèrent les réfugiés sur le Patria, vaisseau français de Vichy, pour les expédier à l'Ile Maurice. En réponse, la Haganah saborde le Patria pour l'empêcher d'appareiller, 250 passagers périssent. Lea Grundig, avec les survivants, est enfermée au camp palestinien d'Atlit pendant un an. Elle demeure à Haïfa et Tel-Aviv jusqu'en 1948, ne parvient à rentrer en Europe qu'avec difficulté en se cachant des autorités de l'état juif (le retour vers l'Europe était considéré comme une trahison). Entre Prague et Dresde elle parvient à visiter les camps de concentration de Theresienstadt et de Majdanek, ainsi que ce qui reste du Ghetto de Varsovie. Elle en tire des dessins qui formeront la série "Plus jamais ça" que les autorités de la RDA toute neuve refusent de publier à plusieurs reprises : car il faut se tourner vers l'avenir.
Elle se heurtera d'abord aux tenants de l'orthodoxie artistique - notamment en défendant Käthe Kollwitz - puis s'alignera sur la ligne dure, visiblement par discipline de parti, tout en gardant une certaine autonomie dans sa production personnelle. Elle finira comblée d'honneurs, présidente de l'Union des artistes plasticiens à partir de 1964 et membre en 1967 du Comité Central du SED, le Parti Communiste est-allemand.
Lea Grundig meurt en 1977 au cours d'un voyage en Méditerranée, sur un bateau qui s'appelait "l'amitié des peuples".
Et au Comité Central elle a pu croiser, peu auparavant, Erich Mielke qui venait d'y être admis en 1976. Le monde est petit, c'est pour cela qu'il est plein de contradictions.
Musée de la Stasi, Berlin - Plan et règlement du petit déjeuner qu'Erich Mielke prenait dans son bureau
Erich Mielke a été le dernier chef de la Stasi, de 1957 à 1989.
Le diable est dans les détails. L'essentiel est dans le quotidien. C'est dans le plus banal qu'il faut indiquer les limites. La pièce la plus fascinante du Stasi Museum, ce n'est pas la valise rouge imitation cuir (1) dans laquelle Erich Mielke aurait gardé des dossiers compromettants sur Erich Honecker, le dernier boss de la DDR (2). C'est plutôt ce schéma du petit déjeuner de Mielke à l'intention des secrétaires qui auraient pu oublier (ou ne pas savoir, ou ne pas vouloir savoir, qui sait ?) où placer le premier œuf, et le deuxième (cuisson à 4 minutes et demie, les œufs).
Erich Mielke est un héros de roman, mais de roman noir. Ses premiers pas politiques, il les fait dans un groupe spécial de choc du service d'ordre du KPD - essentiellement en exécutant au pistolet des officiers de police social-démocrates. Ses secondes armes, il les fait pendant la guerre d'Espagne dans le SIM (Servicio de Investigacion Militar - en fait la police politique stalinienne en Espagne) - essentiellement en interrogeant et en faisant exécuter des anarchistes et des trotskistes. Sa véritable maturité, il l'atteint à partir de 1945, quand le NKGB (3) l'envoie construire le K5 (Kommissariat 5), la première police politique de l'Allemagne de l'est, qui deviendra la Staatssichereit. Il y démontre ses vraies capacités, essentiellement en faisant surveiller tout le monde. Et quand on dit tout le monde, cela veut dire : même les œufs à la coque.
(1) Une reproduction, en fait.
(2) Honecker, arrêté par la Gestapo, aurait livré quelques noms. Mielke s'en serait servi pour menacer Honecker lors du fameux Bureau Politique du 17 octobre 1989, où Honecker fut forcé à la démission. Les historiens pensent plutôt, aujourd'hui, que ces documents sont peu clairs et peu probants, et que le pouvoir de la valise rouge est essentiellement un mythe.
(3) Ex Tchéka, ex-NKVD, futur KGB, aujourd'hui FSB. Toujours en vie. Mielke s'y est formé pendant ses intervalles moscovites.
Hans Grundig, Das Lied der Wölfe / Le chant des loups, de la série Tiere und Menschen, 1938 Pointe sèche Kunstmuseum Solingen Via Künste im exil
Hans Grundig (1901-1958), peintre et graveur, vient d'une famille ouvrière de Dresde. Comme les autres artistes de la Neue Sachlichkeit de cette ville, il travaille dans le sillage d'Otto Dix. Comme eux aussi, mais à la différence de Dix, il se considère comme un artiste prolétarien. Les réalistes prolétariens de Dresde, Conrad Felixmüller, Otto Griebel, Wilhelm Lachnit, sont proches ou adhérents du KPD, membres actifs ou fondateurs de l'ASSO, Association des Artistes Plasticiens Révolutionnaires d'Allemagne, créée en 1928.
Même Otto Dix essaie les tableaux à sujet prolétarien, un temps, assez bref. Et puis
Tu nous embêtes avec ta politique de merde... Occupe-toi plutôt de la peinture
finit-il par dire, un jour, à Otto Griebel (1).
Otto Dix n'était pas fait pour l'art prolétarien. Ce qui n'empêcha pas la confiscation de plus de deux cents de ses tableaux en 1937, suivie de la destruction de nombre d'entre eux, comme art dégénéré. 151 tableaux de Felixmüller connaissent le même sort, de même que les œuvres de Griebel et quatre tableaux de Lachnit. Felixmüller et Lachnit sont arrêtés par la Gestapo, puis relâchés. Lachnit a l'interdiction partielle d'exercer son art.
Communiste depuis 1926, Grundig est interdit d'exercice de son art en 1936. Avec sa femme, Lea Grundig, ils sont des rares artistes à continuer de produire et diffuser après 1933, à leurs risques et périls, des œuvres ouvertement antifascistes, en utilisant un presse à estampes dont Hans Grundig avait fait l'acquisition. Mieux que la peinture qu'on ne peut plus exposer, l'estampe est adaptée à ce nouveau type de diffusion, discrète voire clandestine.
Arrêté puis relâché à plusieurs reprises, Grundig est interné à Sachsenhausen de 40 à 44, libéré par l'Armée Rouge et transféré à Moscou, ce qui lui épargne le bombardement de Dresde. Ses œuvres les plus connues sont le grand triptyque du Reich de mille ans (dont j'ai déjà reproduit ici un panneau) et cette série Animaux et Humains où chaque espèce animale (2) est chargée d'un symbolisme politique fort. Inutile, ici, de préciser à quoi hurlent ces loups en 1938.
(1) in Paul Barth - Die Dresdener Künstlerszene, 1919-1933, Düsseldorf 1987. Cité par Sergiusz Michalski - Nouvelle objectivité, Taschen 1994.
(2) Pour le Loup et l'Ours à la fin des années 30, vous pouvez deviner. Quelques remarques assez subtiles sur le symbolisme de l'Ours dans Tiere und Mesnchenici sur Eckers Bestiarium (en allemand).
Et, à propos d'un élève de Lachnit, plus tard : Harald Metzkes
Musée de la Stasi, Berlin - Cuisine réservée du bureau directorial
La part la plus intéressante du Musée de la Stasi - installé dans ce qui fut la Maison 1, bâtiment amiral de l'immense complexe policier de Berlin-Lichtenberg - c'est l'étage directorial conservé dans son jus, où l'on peut constater qu'une simple salle de réunion peut inspirer la terreur bien plus qu'une cellule de prison.
Les touristes étrangers peuvent s'y photographier en riant, saisir le téléphone d'Erich Mielke, faire semblant de donner des ordres. Puis, tranquilles, ils retournent dans leur pays, où d'autres frigos ronronnent dans la cuisine du chef du contre-espionnage ou du Haut-Commissaire à la sécurité - qui a dans bien des cas beaucoup moins de pouvoirs qu'Erich Mielke.
— On ne la distingue pas de la Terre, si c’est ce que tu as dans la tête. Pas plus d’ailleurs qu’on ne discerne la Terre de Tralfamadore. Toutes deux sont minuscules. Et à une énorme distance.
Kurt Vonnegut Jr - Abattoir 5 ou la croisade des enfants, 1969
trad. Lucienne Lotringer
Billy Pilgrim (Billy Pèlerin dans la traduction française), le problématique héros d'Abattoir 5, aide-chapelain dans l'armée états-unienne, est fait prisonnier par les Allemands pendant la bataille des Ardennes. Transféré à Dresde, il est enfermé avec ses camarades dans un abattoir vide - l'Abattoir 5 - Schlachthof-fünf, et
C’est la nuit suivante que devaient périr à Dresde environ cent trente mille personnes. C’est la vie. (1)
Jusque-là, la biographie de Billy Pilgrim coïncide à peu de choses près à celle de Vonnegut lui-même (aide-chapelain mis à part). Réfugié dans les caves de l'abattoir, Pilgrim, comme Vonnegut, survit. Comme Vonnegut toujours, il sera ensuite employé à déterrer les cadavres.
Lucas Cranach - Autel de Sainte Catherine, 1506, Panneau central
Huile sur bois
détail
Gemaldegalerie, Dresde
Un peu avant le bombardement déjà, Pilgrim commence à décoller du temps, à vivre des épisodes de sa propre vie, passés ou futurs sans ordre apparent, et le roman suit le même cours de flash/forward/backs. Un temps après, ou avant si l'on veut, Pilgrim est enlevé par des extra-terrestres en soucoupe volante, jusquà la planète Tralfamadore. Là, on l'installe sous un dôme géodésique meublé comme par le Sears & Roebuck d'Iowa City...
Il y avait un poste de télévision en couleurs et un canapé transformable. De petites tables chargées de lampes et de cendriers près du canapé. Un bar et ses deux tabourets. Et, en plus, une table de billard. Une moquette aussi dorée que les réserves d’une banque nationale recouvrait le sol, sauf dans la cuisine, la salle de bains et au centre du plancher où s’ouvrait le couvercle métallique d’une trappe. Des revues étaient disposées avec art sur la table qui occupait le devant du canapé.
Le tourne-disque était stéréo. Et marchait. Pas la télévision. On avait collé sur l’écran la photo d’un cow-boy en train d’en tuer un autre. C’est la vie. (2)
Dans ce zoo les Tralfamadoriens procédent à l'observation des moeurs sexuelles des humains - il y ont amené pour cela une autre terrienne, la star de cinéma Montana Wildhack (Montana Patachon dans la version française). Et les boucles temporelles, bien sûr, continuent de plus belle.
Hans Grundig - Das Tausendjährige Reich / Le Reich de mille ans, Triptyque, panneau droit : Chaos, 1938 Huile sur bois Albertinum, Dresde
Abattoir 5 est un roman-trauma, déployé d'un bout à l'autre de la catastrophe, du chaos de Dresde bombardée jusqu'au zoo-refuge d'une planète lointaine.
— Où suis-je ? s’est inquiété Billy Pèlerin.
— Emprisonné dans un autre bloc d’ambre, monsieur Pèlerin
Et Abattoir 5 est aussi une méditation sur le temps d'après le traumatisme, ce temps désarticulé du héros et de son narrateur...
Dresde, Octobre 2017
...mais aussi le temps fixe de Tralfamadore :
— ...les Terriens sont les grands spécialistes de l’explication, révélant pourquoi tel événement possède telle structure, prévoyant comment faire naître ou éviter d’autres circonstances. Je suis tralfamadorien et le temps se déploie devant moi de la manière dont vous distingueriez peut-être une chaîne des Rocheuses. Tout temps est le temps du tout. Il est inaltérable. Il ne se prête ni aux avertissements ni aux raisonnements. Il existe, un point c’est tout. Décomposez-le en moments et vous comprendrez que nous sommes tous, comme je l’ai déjà signalé, des insectes dans l’ambre.
— Vous me donnez l’impression de ne pas croire au libre arbitre, a risqué Billy Pèlerin.
— Si je n’avais pas passé tant d’heures à étudier les Terriens, a poursuivi le Tralfamadorien, je n’aurais aucune idée de ce que signifie libre arbitre. J’ai parcouru trente et une planètes habitées au sein de l’univers et potassé des dossiers en concernant cent autres. Il n’y a que sur la Terre qu’on parle de libre arbitre. (2)
Bernardo Bellotto - Les ruines de la Kreuzkirche à Dresde, 1765 Huile sur toile Gemäldegalerie, Dresde Source
On n'échappe pas à la catastrophe, ni en l'expliquant...
Richard Peter - Femme lisant, assise sur l'avancée d'un mur en ruines, Dresde, après le 17 Septembre 1945 Deutsche Fotothek Source
...ni en prenant du recul, pas même à des millions d'années-lumières. La catastrophe a déjà eu lieu, et en même temps on sait qu'elle aura lieu. Les habitants de Tralfamadore ont déjà prévu la fin du monde:
— La fin de l’univers n’est pas un secret, assura le gardien, et la Terre n’y est pour rien, si l’on néglige le fait qu’elle aussi est anéantie.
— Alors, comment cela se produit-il ?
— Nous faisons tout sauter au cours d’expériences sur de nouveaux combustibles pour nos soucoupes volantes. Un pilote d’essai tralfamadorien appuie sur un bouton et la Création s’évanouit.
C’est la vie. — Si vous êtes au courant, reprit Billy, n’y a-t-il pas un moyen de prévenir le désastre ? Comment dissuader le pilote de mettre le doigt sur le bouton ?
— Son doigt est dessus depuis toujours et y demeurera à jamais. Cela fait partie de la structure même du moment.
— Ainsi..., Billy en bafouillait... je suppose que l’idée d’éviter la guerre sur Terre ne tient pas debout non plus.
— C’est évident.
— Et pourtant la paix règne ici.
— Aujourd’hui. D’autres jours nous traversons des guerres aussi horribles que toutes celles que vous avez vues ou qu’on vous a racontées. Nous n’y pouvons rien et en conséquence nous en détournons les regards. Nous traitons ces peccadilles par le mépris. Nous consacrons l’éternité à l’observation d’heures agréables. Comme celle-ci par exemple. Elle ne vous plaît pas ?
— Si.
— Voilà une chose que les Terriens pourraient apprendre à faire s’ils s’y appliquaient suffisamment : négliger les instants pénibles et profiter à fond des bons moments.
— Hum, dit Billy Pèlerin.(2)
Profiter à fond des bons moments : ne vous y fiez pas, voilà une leçon assez âpre, un exercice difficile - une ascèse d'après-guerre, si vous voulez. Considérez nos villes d'Europe, pas seulement Dresde, mais prenons Dresde après tout, comme point de départ. Nous construisons et puis nous détruisons, nous rebâtissons pierre après pierre, pour retrouver le Canaletto Blick, nous faisons du vieux avec du neuf puis nous déconstruisons encore, nous faisons de l'ouest avec de l'est, et ça grince, et ça se peuple de fantômes. Décomposez-le en moments et vous comprendrez que nous sommes tous, comme je l’ai déjà signalé, des insectes dans l’ambre.
Dresde, Octobre 2017
(1) Kurt Vonnegut Jr, Abattoir 5. Les évaluation des pertes humaines oscillent entre vingt-cinq mille et deux cent cinquante mille morts. Comme on voit, Vonnegut est dans la moyenne. On ne sait toujours pas clairement quel était l'objectif réel du bombardement de Dresde.