C'est Italo Calvino, l'auteur du Baron perché, photographié sans nul doute à Paris - mais où et quand précisément ? Je me le suis longtemps demandé.Le bar, au fond à droite, d'où sort - peut-être - Calvino, c'est le Bonaparte (1), au coin de la rue du même nom... ...et de la rue Guillaume Apollinaire.
Imaginez que le photographe se soit retourné, vous verriez le porche de Saint-Germain-des-prés.
Sur la photo, juste à gauche du bar, l'entrée d'un cinéma. A l'affiche, on dirait Un taxi pour Tobrouk, de Pierre Granier-Defferre, un de ces films dont la meilleure partie est dans le générique.
Un taxi... est sorti à Paris le 10 Mai 1960, un peut tôt pour ce cinéma qui n'ouvrit ses portes qu'en 1969 - il s'appelait alors le Bilboquet. Il s'agit donc d'une reprise, mais de quand date-t-elle ?
Un indice : on ne voit que les quatre dernières lettres de l'enseigne du cinéma : main... Or le Bilboquet ne s'est appelé Olympic Saint-Germain qu'entre son rachat en 1978 par Frédéric Mitterrand et sa revente en 1982 à la société Ciné-Classic, qui le rebaptisa tout simplement le Saint-Germain-des-prés, nom qu'il porte toujours.
Calvino n'ayant habité Paris qu'entre 1967 et 1980, on peut encore restreindre cette période, si l'on veut bien faire abstraction de ses fréquents retours sur les bords de la Seine, par exemple pour se faire décorer de la Légion d'honneur par Jack Lang en 1981 - nobody's perfect.
Disons 1978 ou début 1979 - dans ce cas l'homme qui nous regarde est peut-être encore en train de corriger les épreuves de Se una notte d'invierno un viaggiatore, roman fabuleux publié en 79 et qui se compose...
...de dix incipit, débuts laissés en suspens de romans d'un genre à chaque fois différent, entrecoupant l'histoire d'amour en douze chapitre d'un lecteur et d'une lectrice de ce puzzle dû à une erreur de l'imprimeur. Alors, imaginez que sur cette photo de Saint-Germain-des-Prés l'oeil légèrement amusé de Calvino soit celui de l'écrivain...
Schéma de Si par une nuit d'hiver un voyageur
composé après la rédaction du livre et publié dans la revue Alfabeta
...qui jauge la subtilité de ses futurs lecteurs.
Derrière lui on reconnaît évidemment un exemplaire original des 88 grands modèles de Fontaines Wallace. Les quatre cariatides sont censées être inspirées de la Fontaine des Innocents...
...de Jean Goujon. Deux d'entre elles, les yeux ouverts, personnifient la Bonté et la Charité. Celles qui ont les yeux fermés représentent la Simplicité et la Sobriété (2). Parmi ces deux dernières je vous laisse le soin de deviner...
...quelle est celle qui nous fait face. Cela dit, plus que la simplicité, la sobriété siérait à notre auteur.
Enfin, au fond de la photo, on peut voir l'extrémité...
...de l'immeuble de la Société d'Encouragement pour l'Industrie Nationale, 4 place Saint-Germain-des-prés, anciennement 44 rue de Rennes. Aujourd'hui reconvertie en boîte à bachot pour étudiants en droit, cette salle restera dans l'histoire pour avoir abrité, le 22 mars 1895, la première séance de cinématographe, avec la projection de... La sortie des usines Lumière,
"Même le cinéma à Paris est un musée, ou une encyclopédie à consulter, non seulement en raison de la quantité des films de la Cinémathèque, mais grâce aussi à tout le réseau des studios du Quartier latin : ces salles très étroites, qui puent, où on peut voir le dernier film du nouveau metteur en scène brésilien ou polonais aussi bien que les vieux films de l'époque du cinéma muet ou de la seconde guerre mondiale. En faisant un peu attention et avec un peu de chance, tout spectateur peut reconstruire l'histoire du cinéma morceau par morceau : moi, par exemple, j'ai un faible pour les films des années trente, parce que ce sont les années où le cinéma était pour moi le monde entier, et dans ce domaine je peux avoir des satisfactions, disons, dans le sens de la recherche du temps perdu, et revoir les films de mon enfance ou récupérer les films que j'ai ratés dans mon enfance, que je croyais perdus à jamais, alors qu'à Paris on peut toujours espérer trouver ce que l'on avait perdu - son propre passé ou celui d'autrui. Une autre manière donc de voir cette ville : comme un gigantesque bureau des objets perdus, un peu comme la Lune dans le Roland furieux (3), où est rassemblé tout ce qui a été perdu dans le monde." Italo Calvino, Ermite à Paris, pages autobiographiques, p. 93, trad. Jean-paul Manganaro, éd. du Seuil.(1) photo de Lucie
(2) Un des desseins de Richard Wallace, milliardaire, fastueux amateur d'art et philanthrope discret, était en installant ses fontaines publiques de protéger le peuple parisien de l'ivrognerie.
(3) "Après avoir traversé des plaines brillantes, ils arrivent au vaste royaume de la Lune, dont la surface est brillante comme l'acier le plus pur. Cette planète, en comprenant les vapeurs qui l'entourent, paraît égale en grandeur au globe de la Terre. Le paladin reconnaît avec surprise que ce globe vu de près, est immense, tandis qu'il nous paraît fort petit quand nous l'examinons d'ici-bas. Il peut à peine distinguer la Terre plongée dans les ténèbres et privée de clarté; il y découvre des fleuves, des campagnes, des lacs; des vallées, des montagnes, des villes et des châteaux bien différents des nôtres. Les maisons lui paraissent d'une grandeur énorme; il voit de vastes forêts où les nymphes poursuivent chaque jour des animaux sauvages. Astolphe, qui se propose un autre but, ne s'amuse point à considérer ces objets divers, il se laisse conduire dans un vallon qu'environnent deux collines. Là sont recueillies toutes les choses que nous perdons par notre faute, par les injures du temps, ou par l'effet du hasard; il ne s'agit point des empires et des trésors que dispense la capricieuse fortune, mais de ce qu'elle ne peut ni donner ni ravir. Je veux parler des réputations que le temps comme un ver rongeur, mine lentement et finit par détruire. On y voit tous les voeux et toutes les prières que les malheureux pécheurs adressent au Ciel. Là se trouvent encore les larmes et les soupirs des amants; le temps perdu au jeu ou dans l'oisiveté, les vains projets laissés sans exécution, les frivoles désirs, dont le nombre immense remplit presque le vallon. Enfin on aperçoit là-haut tout ce qui a été perdu sur la Terre."
L'Arioste, Roland furieux, chant 34.