László Moholy-Nagy - Portrait d'Emil Szittya au café New York de Budapest, ca Avril 1918
Via Anarquismo
...les 82 rêves pendant la guerre 1939-1945 d'Emil Szittya.
Adolf Schenk, dit Emil Szittya, naît à Budapest en 1886, part pour Paris à l'âge de vingt ans puis s'installe dans la colonie libertaire de Monte Verità à Ascona, devient l'ami de Blaise Cendrars avec lequel il publiera une revue, Les Hommes Nouveaux. Se réfugie à Zurich en 1914 où il peut fréquenter à la fois Lénine-Trotsky (côté cour) et Dada-Cabaret Voltaire (côté jardin). Publie dans diverses revues d'avant-garde de Budapest, Constance, Vienne et Berlin. Se replie en 1933 à Paris puis après 1940 en zone libre où il participe à la Résistance dans la région de Limoges. A la Libération, retourne à Paris, travaille au café des Deux Magots. Auteur de nombreuses monographies sur Henri Rousseau, Marquet, Soutine, Picasso, Leopold Gottlieb... Meurt, toujours à Paris, en 1964 (1).
Szittya fut aussi peintre...
Emil Szittya - Assemblée de personnages
Huile sur panneau
...et, accessoirement, collecteur de rêves en temps de guerre.
J’ai la manie presque maladive de ramasser des documents sur les différents aspects de la vie quotidienne. Il en est souvent résulté des curieux reportages. De 1939 à 1945, j’ai demandé à toutes sortes de gens, enfants, vieillards, ouvriers, paysans, intellectuels, quels rêves ils faisaient. Cette enquête indiscrète, qui n’était pas de la psychanalyse, avait pour but de découvrir ce que pensaient les hommes de la guerre et de la Résistance pendant qu’ils dormaient. Les images que j’ai recueillies donnent une nouvelle sorte de roman de guerre.
Les hommes furent logés pendant six ans dans une prison pleine d’odeurs puantes, et j’ai essayé d’ouvrir cette prison.
Emile Szittya - 82 rêves pendant la guerre 1939-1945, Avertissement.
Editions Les Diurnales, 1963
Voici donc le soixante-neuvième rêve, celui du Représentant de Commerce :
IL ÉTAIT REPRÉSENTANT d’une fabrique de bonbons pour le Sud de la France. La politique ne l’intéressait que dans la mesure où elle se mêlait à ses affaires. La guerre détruisit son commerce. C’est pourquoi il détestait Daladier qui l’avait déclarée, et plus tard Hitler qui avait imposé toutes les restrictions. J’étais curieux de savoir si un tel homme était capable de rêver. Mais il rêvait vraiment :
« Je traversais tous les petits villages du Sud de la France, dans ma vieille Citroën, mais ma boîte à collections était vide. Tous mes clients disaient :
« — Qu’est-ce que vous faites ici ? Vous n’avez rien à vendre.
« Je répondais :
« — Pourquoi ne reçoit-on pas une rente en naissant ?
« Dans toutes les villes où je passais, on ouvrait de grands magasins. Sur l’enseigne, on pouvait lire en lettres lumineuses : « Ici, on solde des hommes à bon marché. »
« Je suis entré. Devant un piano, un bossu jouait une chanson romantique viennoise. Quand il m’aperçut, il s’arrêta et m’engueula :
« — Enlève ton chapeau quand tu entends jouer de la musique !
« Je répondis timidement :
« — Mais je n’ai pas de chapeau.
« Le bossu se transforma tout à coup en bouledogue et hurla :
« — Je m’en fous ! Enlève ton chapeau quand on joue de la musique !
« J’aperçus un autre bouledogue qui me scalpait avec un couteau de chasse. Pendant son travail, il ne disait rien, il ricanait seulement. Il affûtait son couteau et le brandissait en l’air. Je dis timidement :
« — Je suis entré seulement pour acheter quelque chose.
« Le bouledogue qui pendant tout ce temps n’avait pas cessé de jouer du piano, aboyait :
« — Ici, on ne sert que les chiens.
« On empaquetait les hommes à bon marché dans des cartons à bonbons. Quand mes cheveux furent entièrement scalpés, on se mit à m’empaqueter, moi aussi, dans un carton à bonbons, et je me suis réveillé. »
(1) On trouvera ici (en espagnol) une biographie plus détaillée, à laquelle je dois beaucoup.
Et, dans les rêves de la même époque, également.