Sur Le bon coin (1), l'appartement habité par Georges Perec à partir de 1974 (2) à l'entresol du 13 rue Linné. C'est Perec qui avait fait refaire les planchers, construire la salle de bains et installer le chauffage central. Selon Bellos (3), il avait lui-même repeint les murs, aidé d'Harry Matthews.
A la fin des années 70 l'Oulipo se réunissait parfois dans cet appartement. Et c'est là, évidemment, que fut écrit La Vie mode d'emploi.
Une fois rénové, l'apparement de Perec frappa ceux qui venaient lui rendre visite par sa ressemblance avec un train. On pénétrait en effet dans un minuscule vestibule, qui donnait dans la petite cuisine,
...de laquelle on passait dans la pièce principale avec sa cheminée de marbre et les portes-fenêtres ouvrant sur la cour de derrière, que Perec tenait à appeler son jardinet (il envoyait parfois des invitations à une "jardinet-party"). La pièce principale communiquait avec un bureau situé en enfilade;
...le bureau se prolongeait par une chambre;
...et la chambre était suivie d'une salle de bains, tout à la fin du wagon. Aucune des pièces n'était vraiment vaste et, sans la lumière de la cour, l'espace entier pouvait engendrer aisément la claustrophobie (4).
C'est là que l'ambulance vint le chercher le 2 mars 1982, pour l'amener à l'hôpital Charles-Foix d'Ivry. Perec monta à l'avant, à côté du chauffeur. Il mourut le lendemain vers 8 heures du soir.
(1) Bien sûr, l'annonce de juin dernier n'y figure plus depuis longtemps. Pour ces images il faut remercier La main de singe.
William Gass (30 juillet 1924 - 6 décembre 2017) dans sa bibliothèque Via Biblioklept
The aim of the artist ought to be to bring into the world objects which do not already exist there, and objects which are especially worthy of love. We meet people, grow to know them slowly, settle on some to companion our life. Do we value our friends for their social status, because they are burning in the public blaze? do we ask of our mistress her meaning? calculate the usefulness of our husband or wife? Only too often. Works of art are meant to be lived with and loved, and if we try to understand them, we should try to understand them as we try to understand anyone—in order to know them better, not in order to know something else.
Le but de l'artiste devrait être de faire venir au monde des objets qui n'y existent pas encore, des objets qui soient spécialement dignes d'amour. Nous rencontrons des gens, insensiblement nous apprenons à les connaître, et puis nous décidons de faire de quelqu'un le compagnon de notre vie. Apprécions-nous nos amis pour leur rang dans la société, parce qu'ils brillent de tout leur éclat sur la scène publique ? Chez une maîtresse, cherchons-nous ce qu'elle représente ? Notre mari ou notre épouse, en calculons-nous l'utilité ? Bien trop souvent. Les oeuvres d'art sont faites pour vivre avec nous et pour être aimées, et pour ce qui est de les comprendre, nous devrions nous y prendre comme on le fait pour comprendre quelqu'un - c'est-à-dire pour les connaître mieux, elles, et non pour savoir quelque chose d'autre.
William Gass - The Artist and Society, in Fiction and the Figures of Life, 1970
Trad. les chats (hélas)
Du point de vue du lectorat français, William H. Gass a commis l'erreur de mourir un jour (1) après Jean d'Ormesson et Johnny Hallyday, et de nous faire ainsi sentir l'écart entre ceux (2) qui brillent de tout leur éclat sur la scène publique et ceux qui sont faits pour que nous apprenions à les connaître.
De Gass, on peut lire maintenant Le tunnel en langue française ou encore, si on veut commencer par plus court et plus simple, son dernier recueil, Eyes (two novellas & four short stories, 2015) traduit par Marc Chénetier sous le titre de Regards. Dedans, il y a Laisse tomber, Sam, le monologue du piano oublié de Casablanca :
Je sais pourquoi c’est à moi que tu veux parler. C’est parce que tous les autres sont morts. Les étoiles s’éteignent. Les réalisateurs meurent. Les studios ferment. Mais on conserve certains accessoires. J’ai vu mon amie la bouteille d’eau de Vichy dans la réserve, aussi soigneusement emballée que le Faucon maltais. C’est qu’on rapporterait un joli paquet, aujourd’hui, pas vrai ? Tu vois, on survit, quand on veut bien nous laisser mener notre vie dans notre coin. Même les partitions qui devaient rester posées là comme si elles allaient bientôt servir se trouvent encore ici quelque part. À attendre, comme moi, leur interprète. « Avalon », pour l’amour du ciel !
Al Jolson, Vincent Rose & Buddy DeSilva - Avalon joué par le Benny Goodman quartet, 1937
Sur Gass, on peut lire ici ce qu'en a dit Claro, traducteur du Tunnel. Et en anglais, un peu au hasard et mis à part les obituaires des journaux, le billet d'Edwin Turner et, tout particulièrement sur The Artist and Society, celui de A. D. Jameson, avec un rapprochement inattendu entre Gass et Chklovsky.
Georg Scholz - Selbstbildnis vor der Litfaßsäule / Autoportrait devant la colonne d'affichage, 1926 Huile sur carton Staatliche Kunsthalle, Karlsruhe
La production la plus critique, au sens politico-social, de Scholz s'étend de 1920 à 23, sous l'effet de la guerre, de l'adhésion au KPD, du Dadaïsme avec lequel il rompra d'ailleurs très vite. A partir de 24 la révolte s'estompe au profit d'une froideur croissante, non seulement du traitement ce qui était déjà le cas, mais des thèmes. Le regard n'est pas forcément plus apaisé, mais certainement plus distant, même si chargé d'ironie. A cet égard la cabine du garde-barrière, de 1924, marque une tournant.
L'autoportrait de 26 est celui d'un peintre devenu titulaire de chaire, habillé en bourgeois et peut-être légèrement étonné de l'être (titulaire, et bourgeois). Il s'agit bien d'un affichage, avec la distance et le détachement que cela implique. De même que le verre des lunettes ne se remarque que par la réfraction des traits du visage, celui de la vitrine du concessionnaire Mercedes n'est décelable que par les lettres qui y sont apposées. Transparence mais séparation; familiarité mais éloignement. Licencié et interdit d'exercice de son art par les nazis, ses œuvres confisquées, Scholz se réfugie à Waldkirch, petite ville du pays de Bade; il se convertit au catholicisme. Nommé en 1945 maire de la ville par les occupants français, il meurt en novembre de la même année.
Georg Scholtz - Kakteen und Semaphore / Cactus et sémaphores, 1923 Huile sur panneau dur Westfälisches museum für Kunst und Kulturgeschichte, Münster
Le cactus, plante préférée de la Neue Sachlichkeit. Une plante qui peut meurtrir, mais qu'on peut peindre froidement comme si c'était un minéral. Et des ampoules électriques - des formes simples aussi, qui peuvent être lumineuses et inertes à la fois. Un espace à l'avenant, entièrement modelé par la main de l'homme, et parfaitement non-humain.
Georg Scholz - Café (Hakenkreuzritter) / Café (chevalier de la croix gammée), 1921 Aquarelle Collection Merrill C. Berman Source
Il s'agit du même sujet que l'estampe postée hier. Ici les cicatrices ne sont pas des griffures d'animaux, mais des traces de combats de Mensur, ces duels entre étudiants des classes supérieures, dont l'enjeu était de récolter les scarifications les plus impressionnantes. Cette aquarelle fait partie de l'exposition Splendeurs et misères de la République de Weimar, à la Schirn Kunsthalle de Francfort, jusqu'au 25 février.
Georg Scholz - Badische Kleinstadt bei Tage / Petite ville du Pays de Bade le jour, 1922-23 Huile sur carton
Scholz (1890-1945) étudia de 1908 à 1912 à l'Académie de Karlsruhe, ville qui était alors la capitale de la République de Bade. Il y revint pour enseigner à la même Académie, d'abord comme assistant (1923) puis comme titulaire de chaire à partir de 1925. Dans les années 20 l'Académie de Karlsruhe était un foyer actif de la Nouvelle objectivité avec, outre Scholz, Wilhelm Schnarrenberger et Karl Hubbuch. Mais Karlsruhe fut aussi la première Académie à organiser dès 1933 une exposition d'art dégénéré, à l'initiative de peintres traditionalistes en alliance avec le parti nazi local. La même année Scholz est licencié de l'Académie. Il est interdit d'exercice de son art à partir de 1939.
Ce tableau est le pendant de la scène nocturne postée hier. La représentation de l'espace, chez les peintres de la Nouvelle Objectivité, repose sur un mélange de transparence et de contrainte. L'exiguïté, le confinement, le rabougrissement des rapports sociaux sont soulignés par les perspectives et les lignes de fuite. Ici par exemple, une série de maisons de poupées aux couleurs pimpantes, aux fenêtres aveugles, sont disposées selon deux diagonales, l'une qui va de la naissance à la mort, du landau au corbillard, l'autre à dominante excrémentielle. Au centre, un policier règle cette circulation. Au premier plan en guise de synthèse un boucher manie la merde et le sang. On notera la présence d'objets fétiches de l'école : les barrières et le cactus en pot. Sur l'ensemble pèse un climat qu'on pourrait qualifier de claustrophobie en plein air.