07/10/2010

On n'te demande pas si ta grand-mère...


 Projet de Statut des juifs, ca Septembre 1940


Ce qui est troublant dans les commentaires (1) qui ont suivi la publication de ce projet annoté du premier Statut des juifs sous le régime de Vichy, c'est qu'ils ne portent que sur les détails - les fameuses "aggravations" selon qu'on évince tous les enseignants ou les seuls directeurs d'école, etc. 

Je veux bien que tout le monde ait étudié pendant des heures et à fond, sur les bancs de l'école, ce texte marquant, mais n'était-ce pas l'occasion de rappeler aux quelques cancres du fond de la classe ce qu'était l'essence de ce statut telle que formulée, dès son article premier, dans son délirant paralogisme ? Définir (en droit) le juif par le fait que ses parents l'étaient déjà (de par la "race") sans autre critère, et le faire avec la clarté et l'économie de moyens de la langue du Code Civil, voilà pourtant le type même du raisonnement qui tente vainement de cacher sa circularité et qu'il serait intéressant d'analyser. Notamment ce tour de passe-passe où c'est l'abus de droit qui valide la pseudo-science raciale, alors qu'on voudrait faire croire l'inverse (2). Une fois parti de cette définition on est de toute façon déjà chez les fous, alors pourquoi creuser ailleurs ?

J'en suis là de mes réflexions quand il me vient à l'idée que cette discrétion sur le critère fondamental (et fondamentalement absent) de la race participe peut-être d'un climat général. N'est-ce pas après tout sur les mêmes bases que d'estimables fonctionnaires de police sont censés distinguer des union-européens roms d'autres unions-européens banalement standard ? Car il n'y a qu'une manière, et bien simple encore, de reconnaître un rom : c'est que voyez-vous, ils le sont de père en fils. 

Alors, me direz-vous, vous faites vous aussi ce déplaisant parallèle  entre notre aimable République et des régimes d'autant plus condamnables qu'ils sont éloignés de nous dans le temps comme dans l'espace ? Je vous répondrai que je me borne à constater que nous sommes déjà nous aussi un peu chez les fous, et beaucoup chez les sourds.


Otto Dix - Katze und Hahn, 1966

Et alors je me souviens de deux poèmes de Pierre Morhange. 

Le premier détaille les conséquences, pour pas mal de  gens au nombre desquels le poète et ses proches, de l'article premier du Statut (Journal Officiel de l'Etat Français du 18 Octobre 1940) et de sa petite faille dans le raisonnement.



Description
On en avait du mal à sauver sa famille
Des chats affolés qui tirent leurs petits par la peau du cou
Ils courent dans le feu des incendies comme des brindilles
L'incendie de la fatigue nous noie
Le sac de la fatigue déjà porté par les os
Des animaux qui ne connaissent rien aux griffes nouvelles
Grandes comme des gueules des griffes en arc et affamées
Des griffes qui font de l'ombre grande comme des chambres
Des griffes partout installées comme des temples dans des forêts


 Pablo Picasso - Chat saisissant un oiseau, 1939


On en avait du mal à sauver sa famille
Les routes sont des pièges les champs cognent les pieds
Les plaies ont les hommes et l'instinct fait le guet
Les camions ont la nuit c'est l'ombre la plus grande
Elle entre dans les chambres dans les murs dans les lits
Et longtemps après les enfants tremblent
Ils vivent écrasés par l'ombre des camions
Les enfants ont des yeux d'oiseaux de nuit
Même en plein soleil prunelle est un soupirail
Et l'enfant vit en bas par son oeil regardez
Il est dans une cave touche le salpêtre les murs noirs et gras
On en avait du mal à sauver sa famille
C'est vrai on courait parfois comme souris
Et des hommes-chats les chats de l'ennemi
Têtes de foire têtes de conte aux lèvres aux yeux vernis




On en avait du mal à sauver sa famille
On joue sa vie sur les yeux d'un passant
Le passant ne sait pas trop ce qu'il fera
On joue sa vie aux cabarets crasseux
Que fera ce valet ? Que fera cette reine ? 
Que fera ce persil et cette hallebarde
Ce profil blanc pincé de fil de fer
Et la plate couronne et ce bonnet noir ?
Imitons les furets
Et ressemblons
Aux hérissons
Des oiseaux heureux grisés par les branches 
Recevons la chanson plus forte que nous




On en avait du mal à sauver sa famille
Généreux paysan général de ma vie
Tu nous a portés comme des agneaux
Dans la citadelle de tes failles
Tu as donné ton sang et pudique ton eau
Matrone sévère aux mendiants de la vie.
Matrone sévère aux mendiants perdus
Ô porte maudite fermée aussitôt
Il ne faut pas courir pour être entendus
Un jour nous aurons de merveilleux manteaux.

Pierre Morhange - Le blessé, 1951 


Etudiant en philosophie, ami des surréalistes, fondateur du groupe Philosophies (3) et de sa revue (1924) Pierre Morhange (1901-1972) travaille comme lecteur aux éditions Rieder, puis participe à la création d'une maison d'édition, "Les Revues". Morhange est aussi à cette époque l'ami de Michel Matveev et plus tard de Joseph Roth; sur eux il écrira son poème le plus connu, Au café. Il traduit les poètes prolétariens américains publiés dans New Masses (4) et également, du russe, Boris Pilniak. Exclu du PCF en 1929 (5), réintégré en 1932 par Thorez lui-même. Professeur de philosophie à partir de 1932 à Riom, Saint-Servan et Châteauroux. Juif, il est exclu de l'enseignement le 18 Décembre 1940 en application du Statut. Devient comptable sous fausse identité, membre dans la clandestinité d'un triangle de direction du Front National de la Résistance dans l'usine où il travaille. Réintégré à la Libération au lycée de Tarbes, enseigne ensuite dans la région parisienne, à Camille-Sée, Courbevoie et Condorcet, adulé, semble-t-il, de ses élèves. S'éloigne du PCF à partir de la campagne antisémite stalinienne dite du "complot des blouses blanches" en 1953 - déjà en 1951 quand il a publié Le blessé la direction du parti l'a accusé de "privilégier  le sort des juifs par rapport à l'ensemble des victimes du nazisme" et c'est peut-être une clef du poème Autocritique que vous allez lire. Au moment de la guerre des Six Jours, il affiche chez lui une photo de Moshe Dayan, ce qui contribue encore à éloigner ses anciens amis. Il meurt, solitaire, en 1972.

Le second poème est donc une




Autocritique (1)

Hé ! là ! immense monde
Tu as bien de la place pour ma sensibilité

(1) Var.
ON N'TE DEMANDE PAS SI TA GRAND'MÈRE

Elle fit du vélo à quatre-vingt-quatre ans
Puis traversa le Cher sur le dos d'un passeur
Un an plus tard heurta des officiers nazis
Et leur cracha dessus et mourut dans leurs fours

Pierre Morhange - Autocritique 
suivie de pièces à conviction, 1951


Il n'existe pas de biographie de Pierre Morhange. Les principaux éléments pour rendre compte de sa vie se trouvent dans les diverses biographies de Paul Nizan  et Henri Lefebvre (6) ainsi que dans le livre de Franck Venaille (7). 


 


La vie est unique (1933) est toujours disponible chez Gallimard, en revanche Le sentiment lui-même (Pierre-Jean Oswald, 1966) qui regroupe ses recueils postérieurs à la guerre, est épuisé - il est peu de façons plus sûres de tuer une seconde fois un poète que de ne pas le rééditer. 

Or ce sont précisément ces poèmes de la deuxième période de sa vie qu'il faudrait relire aujourd'hui dans un autre contexte. Morhange y est par excellence le poète de la vie précaire, et ces textes contiennent des choses fort belles, très dures et bien actuelles sur ce que c'est que d'avoir - ou pas - un pays, d'en avoir honte - ou pas - et d'en être rayé, chassé - ou pas - d'un simple trait de plume.


(1) Je parle des commentaires journalistiques et non du débat entre historiens, dont on trouve des échos, par exemple, dans l'article du Monde daté du 5/10 ou dans cet éditorial de François Delpla, qui rappelle qu'il existait d'autres indices, plus probants, de l'antisémitisme de Pétain.

(2) On sait que le second Statut des juifs, celui de 1941, tentera de camoufler cette trop voyante habileté en faisant référence à la "religion juive" et non plus à la race... tout en laissant à la charge du présumé juif la preuve de sa non-appartenance à ladite religion. Mais le statut de 40 reste bien le symptôme révélateur du droit racial. Sur ces questions lire par exemple Dominique Gros, Le "statut des juifs" et les manuels en usage dans les facultés de Droit (1940-1944) : de la description à la légitimation , revue Culture et conflit, n° 09-10, 1993.

(3) Evoluant, tout comme Morhange, du mysticisme au communisme avec dans ses rangs quasiment tout le Who's who du marxisme intellectuel du Paris d'entre-deux guerres : Henri Lefebvre, Norbert Guterman, Paul Nizan, Georges Politzer, Georges Friedmann... Nizan s'est inspiré des démêlés du groupe pour son troisième roman, La Conspiration (1938).

(4) Poèmes réédités dans la revue Action Poétique, n°103, printemps 1986.

(5) A la suite d'une sombre histoire où il est accusé d'avoir "dilapidé des sommes destinées à la propagande communiste" : il les aurait jouées au casino de Monte-Carlo afin de financer ses éditions et La revue Marxiste grâce à une martingale qu'il croyait infaillible... La décision de la Commission Centrale de Contrôle Politique qui l'exclut ainsi que Guterman est publiée dans l'Humanité du 24 Octobre 1929.

(6) Annie Cohen-Solal, Paul Nizan, communiste impossible, Grasset, 1980. Pascal Ory, Nizan, destin d'un révolté, Ramsay 1980, réédit. Ed. Complexe, 2005. Rémi Hess, Henri Lefebvre et l'aventure du siècle, Métailié, 1988.


(7) Franck Venaille, Pierre Morhange, Seghers, Poètes d'aujourd'hui, 1992, épuisé.

4 commentaires:

Jean a dit…

Je suis bien d'accord. Mais pire que chez les fous car nous n'avons pas affaire à des irresponsables.

http://www.lemonde.fr/societe/article/2010/10/07/la-gendarmerie-detient-un-fichier-roms-illegal_1421548_3224.html#ens_id=1389596

Très joli blog que je fréquente assidument et qui me fait découvrir des images.

loeildeschats a dit…

Merci...

Patricia a dit…

Très bel article, comme toujours. Un contenu de qualité au terme duquel nous nous sentons moins cons, soit plus enrichis. GRAND MERCI.

Anonyme a dit…

J'ai eu Pierre Morhange pour professeur de philosophie en 1967. Il était très éprouvé par sa maladie. Mais à ce jour je garde de lui les mêmes images qu'il y a 40 ans. Il était l'humanisme, la finesse, la sensibilité à fleur de peau, et la tristesse des siens perdus durant la guerre. Il disaitb toujours "je suis un inconsolable" et nous encourageait à lire "Le sentiment lui-même" pour pénétrer la profondeur de son désarroi. Je crois qu'à tous ses élèves, il a appris l'amour, la douleur, la sensibilité, la force de la faiblesse.