28/02/2014

L'art de la lecture : Nicola Pucci


Nicola Pucci - Lecteurs, 2005
Huile sur toile
Via artburgac

27/02/2014

Une petite chanson pour les rues d'Algésiras


Paco de Lucía (1ère guitare) - Ramón de Algeciras (2ème guitare) - Pepe de Lucía (chant) - Jorge de Pardo (flûte) - Carlos Benavent (g. basse) - Ruben Dantas (cajón)
Mis en ligne par Javiflamenko




Francisco Sánchez Gómez, dit Paco de Lucía (21 Décembre 1947 - 26 Février 2014) vient de rejoindre son grand frère Ramón Sánchez Gómez, mieux connu sous le nom de Ramón de Algeciras (5 février 1938 - 20 Janvier 2009). Ils avaient fait de bien belles choses ensemble depuis le temps des rues d'Algésiras, ici ils jouent avec le troisième frère, Pepe. Une pensée pour les rues d'Algésiras, qui sont en deuil pour trois jours. Et ceci est aussi pour Patricia.


26/02/2014

The cat's meow : Antipop



Bjørn Berge - Antipop 
Mis en ligne par RkstEurope






The Earth it did crack open on the day that I was born
and a thousand merry pranksters
came dancin' through the storm.

I lay cradle bound
a howlin' out my mind
not knowin' years to come
I'd be shoutin' over din

I sucked information through the holes in my skull
as my belly gurgles hungry my mouth is always full.

I am Antipop; I'll run against the grain till the day I drop.
I am the Antipop; the man you cannot stop.

As a young man,
I plug into the tube,
but the stench of all that pretense
I cannot muddle through.

I lay on my back
and scan the radio
all that comes out my speakers
is a steady syrup flow.

I suck information through the holes in my skull
as my belly gurgles hungry my mouth is always full.

I stood by watching
and I seen 'em come and go.
I seen 'em make that million
then vanish in the snow.

They come upon you
like a pack of rabid hounds
as they slobber in your ears
and purge you with their sounds.

Pushing misinformation through the holes in my skull
my belly gurgles nauseous and still my mouth is full.

I am Antipop; I'll run against the grain till the day I drop.
I am the Antipop; the man you cannot stop.



La version originale  et électrique, dans le 6ème album de Primus, peut s'écouter ici (ou là en live) - ce qui permet d'évaluer la performance consistant à le jouer unplugged.

(Ben oui, après touts ces posts sur la Morgue, quelques jours de musique pour se relaxer...)

25/02/2014

Paris, ville fantôme (9) : Où l'on trouve un hôtel près du centre, un dentiste pas cher et un cygne ambigu


Transport de nuit au Gros-Caillou des cadavres non reconnus à la Morgue après les journées de Juillet 1830





Est-ce bien là le tableau dont parle Girault de Saint-Fargeau...

"C'est en soulevant le voile qui couvre ce sombre tableau que M. Bernard (1) s'est écrié du haut de la tribune nationale, avec l'accent de la plus profonde indignation : " La légitimité est enterrée sous ces monceaux de cadavres. " Ce funèbre bateau fut conduit vers le Champ de Mars..."

...dont je ne connais même pas l'auteur et qui se trouve peut-être à Carnavalet (dans les réserves ?)

Bien sûr, il n'a pas la puissance de la Liberté selon Delacroix ou la sobriété du drapeau recréé par Coignet, mais il ne manque pas de noblesse, ce vaisseau au drapeau noir qui se souvient évidemment d'une autre embarcation - tout en faisant référence aux armes de la Ville.

Maintenant, rapprochez-le de cette eau-forte bien plus célèbre : 


Charles Meryon - La Morgue, 1854, état  n°IV
Eau-forte et pointe-sèche


Même point de vue, même ombre puissante du pont Saint-Michel, mêmes porteurs de cadavre, mêmes spectateurs au parapet... Difficile de croire que Meryon n'a pas vu le tableau de 1830, et n'en a pas été marqué.

Né en 1821 - la même année que Flaubert et Baudelaire - Meryon avait-il des souvenirs des Trois Glorieuses ? Pas de trace dans sa biographie, si ce n'est une lettre (2) de sa mère, Pierre-Narcisse Chaspoux, à son père Charles Lewis Meryon en date du 9 Août 1830 :

"Je n'entreprendrai pas, mon très cher ami, de vous peindre l'horreur de ces trois jours ! Le souvenir seul glace le sang.

Et le petit Charles ajoutait dans le même courrier :

"Mon cher papa, je suis bien content que tu n'aies pas eu de malheur pendant la révolution; car j'étais bien inquiet de toi. Il ne nous est rien arrivé à nous..."

En revanche, 1848  est encore frais dans la mémoire du graveur : en février il suit le cours des événement sans y prendre de participation directe (3) mais il est au moins sympathisant des insurgés puisqu'il projette deux tableaux  allégoriques  célébrant l'événement, dont l'un aurait été titré l'Ère des lumières. En juin il combat l'insurrection dans les rangs de la 11ème légion de la Garde Nationale, très engagée dans les combats acharnés qui se déroulent précisément au Pont Saint-Michel et près de la Morgue. Il y est blessé sans en faire mention dans sa lettre à son père :

"La maison que j'habite ne s'est trouvée sur le lieu du combat que pendant une partie du vendredi, premier jour de l'engagement,  mais le lendemain à quelques pas de là, l'acharnement était à son comble !  Ayant pris place dès le commencement de l'affaire dans les rangs de la légion de la garde nationale dont je fais partie, je passai comme beaucoup presque trois jours consécutifs dans la rue, sauf les quelques heures de sommeil nécessaires au renouvellement des forces; Une fois seulement nous nous trouvâmes dans un petit engagement de peu de gravité das lequel nous eûmes deux ou trois blessures à déplorer. (4)"


Grande histoire, petite histoire : 1848 marque un tournant dans la vie de Meryon. Le 8 juillet, peu de jours après cette lettre à son père, il présente sa démission d'officier de marine. Il n'est plus payé et s'enfonce dans une misère qui ne le lâchera plus. La même année, au Salon, il fait la connaissance de l'aquafortiste Bléry qui le fait se tourner vers l'art de la gravure. Il s'installe pour un temps chez lui, 11 place Saint-André-des-Arts.

Pendant une quinzaine d'années, il va produire une série d'eaux-fortes qui surplombent de haut tout ce que les artistes du XIXème siècle ont pu traduire de l'imaginaire parisien...

"Ces eaux-fortes sont de magnifiques choses, il ne faut pas que cette belle imagination soit châtiée de la grande lutte qu'elle livre à l'infini, tantôt en contemplant l'océan, tantôt en contemplant Paris. Fortifiez-le par tous les encouragement possibles. Le souffle de l'immensité traverse l'œuvre de Meryon et fait de ses eaux-fortes plus que des tableaux, des visions."
Victor Hugo, lettre à Philippe Burty, 1863

...et parallèlement il va s'enfoncer dans l'apathie, la dépression, le délire paranoïaque et les accès de violence, jusqu'à sa mort à l'asile de Charenton.

C'est en 1854, l'année de La Morgue, que Meryon commence à graver ses petits poèmes sur des plaques à part. Certains  devaient accompagner les vues de Paris - ainsi l'Hôtellerie de la mort associée à La Morgue :



Charles Meryon - L'hôtellerie de la mort, 1854
Source : NYPL



Venez, voyez, passants,
À ses pauvres enfants,
En mère charitable,
La ville de Paris
Donne en tout temps gratis
Et le lit et la table...

Regardez sans pâlir
Ces faces impassibles,
Souriantes, terribles,
Enigme d'avenir...

Ici la Mort convie
Tous ceux qui par Destin
Couchent sur le chemin
Amour, Misère, Envie...

Quand sur Paris rugit
L'Émeute impitoyable,
Satan même frémit
Tant est pleine la table!

Puissiez vous ne point voir,
Là sur le marbre noir,
De quelqu'âme chérie,
La navrante effigie!

Passants, passants, priez,
Pour tous les trépassés
Qu'à la Mort envieuse
Amène sans tarir
La ville du Plaisir
En ce monde fameuse!

Mais qui sait si la Mort,
Sous son masque sévère,
Ne nous cache du Sort
Quelque riant mystère?

Qui sait si la Douleur,
En soulevant son voile,
Du terme du Labeur
Ne nous montre l'étoile?

Allez, pauvres humains!
Creusez, fouillez la terre,
De vos pieds, de vos mains!
Il faut à la Misère,
Chaque jour du pain noir!
Par la faim aiguisées,
Si meme avant le soir,
Vos forces épuisées,
Veuves de tout espoir,
Défaillent sur la voie;
Si vous voyez la Mort
Que Dieu peut-être envoie,
Par un dernier effort,
En essuyant vos larmes,
Vers la voûte des Cieux
Où cessent les alarmes
Levez encore les yeux!
Là vous lirez peut-être,
Que pour vous va venir
Le jour de doux bien-être
Où pour ne point mourir,
Doit éclore la fleur,
À la fraiche corolle
À la sainte auréole
D'Amour, de Bonheur
Dont le germe est au cœur!



Petite histoire de la misère - et des misères toutes personnelles qui la traduisent (5), grande histoire des révolutions Quand sur paris rugit L'émeute impitoyable...


Retournons à l'estampe...





Le sujet central : un corps - probablement un noyé - est remonté sur le quai. Deux personnages féminins (la femme et la fille du mort ?) se tordent de douleur. Une troisième femme... 




est arrêtée par un sergent de ville au bas de l'escalier menant au quai. Les architectures, tout en lignes verticales et horizontales, donnent un aspect fatidique à la scène. Elles sont pourtant contrariées par deux séries d'obliques : la première...




...passe par le corps du noyé, le buste renversé de la femme, les bras des sergents de ville et un tuyau opportunément oblique : les corps, l'autorité, la machinerie - cette ligne indique la destination, la fin de la vie. 




A la hauteur de la Morgue, elle croise la ligne descendante du quai...




...et cette ligne se répète, sous des angles légèrement différents, dans celles que suivent les fumées de cheminées et l'ombre portée du pont Saint-Michel.

Le regard du spectateur descend d'abord de la Morgue vers le noyé en suivant la première oblique, puis remonte vers le bâtiment et suit les autres obliques, vers le quai et ses spectateurs, puis vers le ciel et ses fumées : le fleuve - la Morgue - le ciel :

...Vers la voûte des Cieux
Où cessent les alarmes
Levez encore les yeux.


J'ai déjà écrit autre part que La Morgue pouvait se lire comme la conclusion d'un triptyque sur le thème de la chute et de la noyade. Triptyque comprenant également la Tourelle rue de l'école de médecine 22 et le Pont-au-Change. Triptyque qui a de façon évidente une résonance autobiographique, petite histoire personnelle, et petite histoire de la misère parisienne au quotidien

Il faut à la Misère,
Chaque jour du pain noir!
Par la faim aiguisées,
Si meme avant le soir,
Vos forces épuisées,
Veuves de tout espoir,
Défaillent sur la voie...



Mais grande histoire aussi. La reproduction de La Morgue que je viens de détailler est celle de l'état IV de l'estampe. L'état V, postérieur donc, porte deux modifications notables...




D'une part, la bâtisse de gauche porte désormais le nom d' "Hôtel des trois balances, meublé". C'était effectivement le nom de cet établissement - où logeait, soit dit en passant, la famille de Rachel Félix, la grande Rachel, lors de son arrivée à Paris. Mais c'est aussi un nouveau point commun avec le...


...Transport de nuit au Gros-Caillou des cadavres non reconnus à la Morgue
après les journées de Juillet 1830
, détail


D'autre part, sur un maison au-dessus de la Morgue, Meryon appose l'inscription "SABRA Dentiste du Peuple".  





Contrairement à ce qu'avancent certains critiques, il ne s'agit pas là d'une pure invention de l'artiste et ce dentiste à bon marché (il extrayait une dent pour un franc) a bien existé à cet endroit - soit dit en passant encore, à l'étage au-dessus, la fenêtre ouverte est celle du fameux Atelier Suisse, qui vit passer Delacroix, Isabey, Manet, Monet, Cézanne entre autres, et dont les modèles nus étaient réputés effrayer les clients du dentiste quand ils se trompaient d'étage... 


Cela dit, chez Meryon rien n'est simple et ce n'est pas parce que ces enseignes ont réellement existé qu'elles n'ont pas aussi une signification symbolique. Cet hôtel c'est aussi l'hôtellerie de la mort, où

À ses pauvres enfants,
En mère charitable,
La ville de Paris
Donne en tout temps gratis
Et le lit et la table...


et ces balances peuvent aussi bien être celles du Jugement. Quant à Sabra, ne pas oublier que les sergents de ville pouvaient être armés d'un sabre, et que l'on distingue assez bien l'arme - épée ou sabre-baïonnette -  de celui qui indique la direction de la Morgue aux porteurs du cadavre. - et l'on pense à Napoléon III sergent de ville... Grande histoire donc, là aussi.

Grande histoire, et mélancolie. Dolf Oehler (6) fait remonter au carnage des journées de Juin 1848 le spleen, le détachement dépolitiqué (redoublé après le coup d'état du 2-décembre) d'auteurs comme Flaubert et Baudelaire, à la source de la modernité littéraire dans l'Éducation sentimentale et le Spleen de Paris. Mais, contrairement à un Sartre, Oehler n'y voit pas une dépolitisation complète - pour lui on peut retrouver, enfouis et presque refoulés dans ces textes, l'horreur initiale et l'écœurement toujours présent face au massacre de Juin. C'est ainsi que Doehler analyse les circonstances dans lesquelles Baudelaire écrit Le Cygne. On sait que le 15 Août 1859 (la Saint-Napoléon !) l'Empire décréta l'amnistie des exilés du 2-Décembre et que Hugo répondit "personne n'attendra de moi que j'accorde, en ce qui me concerne, un moment d'attention à la chose appelée amnistie."  Baudelaire lui écrivait "votre note est venue qui nous a soulagés. Je savais bien que les poètes valaient les Napoléon" (7). On pense généralement que Le Cygne, écrit peu après et probablement sous le coup de cette nouvelle, est un hommage inconditionnel à Hugo...

Ainsi dans la forêt où mon esprit s'exile
Un vieux Souvenir sonne à plein souffle du cor!
Je pense aux matelots oubliés dans une île,
Aux captifs, aux vaincus!... à bien d'autres encor!

...auquel il est d'ailleurs dédié et immédiatement envoyé par Baudelaire, en copie autographe. 

Oehler de son côté partage l'avis d'un nombre (minoritaire) de critiques qui voient aussi dans Le Cygne une critique sous-jacente de l'attitude de Hugo pendant les journées de Juin (on sait qu'il soutint la répression). Le choix du Carrousel comme théâtre de la scène séminale du poème


...Comme je traversais le nouveau Carrousel. 
Le vieux Paris n'est plus (la forme d'une ville 
Change plus vite, hélas! que le coeur d'un mortel);

ferait écho au massacre du Carrousel le 26 juin 1848 :


"...on fit sortir deux cents prisonniers en leur disant: “Mes amis, on va vous donner de l’air.” On sait que c’était le mot d’ordre. Ils marchèrent trois par trois avec quatre gardes nationaux de chaque côté. La colonne se dirigea sur le quai par le guichet du pavillon de Flore; mais, à la hauteur du pont, elle tourna à gauche et rentra au Carrousel par le guichet de l’Orangerie. Lorsqu’elle fut arrivée entre le phare et l’hôtel de Nantes, elle s’arrêta: les gardes nationaux s’écartent de quelques pas, abaissent leurs fusils, et font feu. Une horrible mêlée commence; les prisonniers tombent, et les gardes nationaux continuant à tirer, plusieurs dans l’obscurité furent atteints par les balles de leurs camarades, malgré la recommandation qui leur avait été faite de ne pas tirer les uns sur les autres, et que plusieurs prisonniers avaient entendue.     Aussitôt l’alarme est donnée, et onze postes voisins prennent les armes. Les soldats de la garde marine qui composaient l’un de ces postes tirèrent sur le groupe de prisonniers et de gardes nationaux. Ceux des prisonniers qui ne purent se relever furent achevés à coups de baïonnettes; les autres essayèrent de fuir, mais toutes les issues étaient gardées; à chaque porte ils étaient reçus à coups de fusil; quelques-uns se rendirent à un officier de la garde marine, et, malgré les gardes nationaux, qui voulaient les fusiller, ils furent conduits dans les caves du Palais-National, et dans les caveaux d’où ils sortaient. Quatre parvinrent à se cacher dans les chantiers de bois qui sont auprès du Louvre: quand le jour fut venu, des femmes les dénoncèrent à des gardes nationaux, qui les lardèrent de coups de baïonnette. Cette exécution dura une demi heure; ils étaient déjà morts, mais on les frappait toujours. Le lendemain, on versa du sable sur la place pour couvrir le sang. Comme il y avait eu des gardes nationaux tués, on ne pouvait cacher ce massacre comme on avait caché ou cru cacher les autres; on l’attribua à un hasard, à une tentative d’évasion, etc."


Louis Ménard - Prologue d'une Révolution Février-Juin 1848, 1849, chap. XIX


Il se pourrait bien que l'ambigüité de ce Cygne se retrouve dans la Morgue de Meryon, sous la même forme d'ailleurs, celle de la mémoire implicite du lieu. Le quartier de la Morgue - Petit-pont et pont Saint-Michel fut le théâtre...



Le 2ème bataillon de la 10ème légion au pont St Michel



...de combats acharnés pendant les journées de Juin, et nous avons vu que Meryon, qui habitait tout près, était au premières loges en tant que garde national. 

Et, après le carnage de Juin, redoublé par le 2-décembre, que peut bien donc évoquer la reprise du tableau de 1830, avec ses spectateurs levant leurs chapeaux devant les corps combattants de la liberté, par l'estampe de 1854, ses sergents de ville expéditifs, bicorne vissé sur la tête, sous les yeux d'une foule à la fois voyeuse et apathique ?

Certes, Meryon n'est ni Flaubert ni Baudelaire (8). La Morgue n'a pas la profondeur d'analyse de l'Education sentimentale, ni les résonance du Cygne nourri, lui, de l'expérience politique de Baudelaire jeune et en même temps de ses désillusions ultérieures. Mais l'œuvre de Meryon a d'autres  qualités à faire valoir pour se hisser au même niveau. Meryon est un visionnaire, il peut embrasser d'un regard toutes les plaies d'un monde - et imaginer celles des mondes à venir. Regardez cette ville, Paris, telle qu'il la voit : ce n'est déjà plus celles des Romantiques, c'est déjà la ville expressionniste. 

Voyez ces immeubles écrasants, ces fumées industrielles, ce travail des lavandières, muet et sourd au drame qui les entoure, cette foule de spectateurs silencieux et avides de sensations, cette muette stupeur devant la brutalité policière. Sentez cette mélancolie omniprésente - cette ville maintes fois détruite et reconstruite par les mêmes pouvoirs, c'est encore et déjà la vôtre. Cet enfer, vous y êtes toujours - mais  quels massacres y expiez-vous ?




Ernest Meissonnier - La barricade, rue de la Mortellerie, juin 1848, 1848



Et, à propos de Meryon, les précédents articles.




(1) Probablement Louis Bernard de Rennes.

(2) Citée par Jean Ducros, Charles Meryon officier de marine peintre-graveur, Musée de la marine, 1968, n°299, et par Charles Collins, Charles Meryon, a life, Garton & Co, Devizes 1999, p. 14.

(3) Lettre à son père du 14 Mars 1848, in Ducros, n°389.

(4) Lettre à son père du 5 Juillet 1848, in Ducros, n°396.

(5) Le registre de la Morgue comportait une colonne indiquant le "type de mort (accident, homicide, suicide ou manifestation" et "les causes de ceux-ci lorsqu’elles sont connues". Le site éclatdebois, auquel les chats sont redevables de ces précisions, relève quelques une de ces causes : "chagrin d’être tombé (tiré) au sort (pour la conscription), ou bien au contraire, chagrin de n’avoir pu contracter un engagement volontaire ; dégoût de la vie ; chagrin d’avoir été battu par son maître ; amour contrarié ; de l’inconduite de sa femme ; d’avoir perdu sa place ; de ne pouvoir rembourser ses dettes (pour son entreprise); d’avoir perdu au jeu (de loterie); de ne pouvoir accepter ce qu’il est (qu’en termes prudents, ces choses-là, sont dites) ; d’avoir communiqué la maladie vénérienne à sa femme ; pour mauvaises conduite ( ?) ; par manque de courage ; de (devoir) quitter la France pour cause (engagement) politique."

(6) Dolf Oehler - Le spleen contre l'oubli, Juin 1848 Baudelaire, Flaubert, Heine, Herzen, 1988; 1996 pour la tard. française, Payot.

(7) Lettre du (23 ?) septembre 1859.

(8) Aux journées de Juin Meryon - d'après sa correspondance avec son père - fait partie de ceux qui regrettent le déchirement interne de la révolution mais qui se rangent sans haine mais sans hésitation du côté de la répression - ce qui le rapproche bien plus de Hugo que de Baudelaire. En revanche son antibonapartisme est certain, même s'il se manifeste de façon clairement paranoïaque, à partir de 1856-57. L'impact des massacres de Juin, puis du 2-décembre, n'est probablement pas dû chez Meryon à des options politiques  claires, mais à sa sensibilité propre à l'air du temps, exacerbée par ses fragilités personnelles. Mais il faut aussi tenir compte de l'hypothèse d'une adhésion à l'utopie de Cabet, formulée par Philippe Junod, voir par exemple ici. Bien sûr, d'autres parallèles seraient à faire; par exemple, la vision de l'urbanisme Napoléonien chez Baudelaire ("la forme d'une ville...") et chez Meryon dont les gravures sont une véritable course contre l'haussmannisation; aussi, certaines homologies psychologiques - bâtardise de Meryon, œdipe compliqué de Baudelaire, "idiotie" de l'enfant Flaubert...

24/02/2014

23/02/2014

Paris, ville fantôme (8) : "C'est en soulevant le voile qui couvre ce sombre tableau..."


Transport de nuit au Gros-Caillou des cadavres non reconnus à la Morgue, après les journées de Juillet 1830
Musée Carnavalet



C'est un autre sens du verbe reconnaître - le 16ème selon Littré -  avoir de la reconnaissance pour, user de reconnaissance envers quelqu'un

Voilà qui est étrange, et tu es bien mal reconnu de tes soins Molière - Dom Juan, ou le Festin de Pierre, III, 2

Car la Morgue est aussi le lieu de la reconnaissance publique...

"Les corps des victimes déposés à la Morgue ont été placés sur des bateaux et conduits sur la Seine à l'endroit où ils doivent être ensevelis; M. Chevallier, pharmacien, et M. Paul Boquet, élève en pharmacie, se sont chargés de surveiller cette triste opération."
Le Constitutionnel, 2 Août 1830


...Avant qu'on érige...


"Ce lugubre monument fut le témoin, dans la soirée du 30 juillet 1830, d'un triste et funèbre spectacle. Au bas de la Morgue, un grand bateau, sur lequel flottait un drapeau noir, reçut les cadavres de cent vingt-cinq victimes qui avaient succombé la veille : on les descendait sur des civières, quelques-uns étaient étendus dans des bières, les autres tout nus; on les rangeait par piles, on les couvrait de paille et on parsemait les bateaux de chaux vive pour ralentir les progrès de la putréfaction. On y voyait des enfants de dix à douze ans, des femmes, des vieillards. La foule qui bordait les parapets des deux côtés de la Seine, muette et silencieuse en contemplant cette funeste cargaison de cadavres, paraissait glacée d'horreur. Du milieu de ce silence de la mort partaient des cris de douleur et de violentes imprécations contre les exécrables auteurs de tant d'assassinats. C'est en soulevant le voile qui couvre ce sombre tableau que M. Bernard s'est écrié du haut de la tribune nationale, avec l'accent de la plus profonde indignation : " La légitimité est enterrée sous ces monceaux de cadavres. " Ce funèbre bateau fut conduit vers le Champ de Mars, où les restes de ces braves patriotes furent provisoirement inhumés. Sur la terre qui les a recouverts jusqu'à l'époque où ils furent transférés sous la colonne de Juillet, on avait placé une simple croix de bois portant l'inscription suivante :


A la mémoire des Français morts pour la liberté les 27, 28 et 29 Juillet 1830
 FRANCE, DIS-MOI LEURS NOMS, JE N'EN VOIS POINT PARAÎTRE
 SUR CE FUNÈBRE MONUMENT ? 
- ILS ONT VAINCU SI PROMPTEMENT 
QUE J'ÉTAIS LIBRE AVANT DE LES CONNAȊTRE !"


...d'autres cénotaphes.



Colonne de Juillet, Place de la Bastille, Paris, 1835-40
Paris révolutionnaire, 1834 : La Morgue après les journées de Juillet 1830



Les mêmes scènes se répètent tout au long du XIXème siècle, y compris quand la la reconnaissance populaire ne s'accompagne pas de la reconnaissance publique...

"Hier, Paris était complètement tranquille. les bruits de nombreuses fusillades que répandaient avant-hier au soir encore les gens les plus dignes de foi, étaient contredits de la manière la lus formelle par ceux qui tiennent de plus près au gouvernement. On avouait seulement un grand nombre d'arrestations. Chacun pouvait, d'ailleurs, s'en convaincre de ses propres yeux; hier, et plus encore avant-hier, on voyait partout des personnes arrêtées, conduites par des soldats ou des gardes municipaux. C'était parfois comme un procession, hommes jeunes et vieux, dans les costumes les plus pitoyables et accompagnés de parents éplorés. On disait que chacun d'eux paraissait tout de suite devant un conseil de guerre, et serait fusillé à Vincennes dans les vingt-quatre heures. Partout des groupes d'hommes devant les maisons où avaient lieu les perquisitions - surtout dans les rues qui avaient été le théâtre du combat, et où beaucoup de combattants, quand ils virent leur cause désespérée, se tenaient cachés jusqu'à ce qu'un traître les fît découvrir. Le long des quais surtout, le peuple se réunissait en foule,  regardant et causant, particulièrement dans le voisinage de la rue Saint-Martin,  qui est toujours remplie de curieux, et autour du Palais de Justice, où l'on conduisait beaucoup de prisonniers. On se pressait aussi à la Morgue pour voir les corps qui y étaient exposés; il se passait là les scènes les plus déchirantes. La ville offrait vraiment un aspect lugubre; partout des groupes de peuple, le malheur sur les visages, des patrouilles de soldats et des convois funèbres de gardes nationaux tombés dans le combat."
Heinrich Heine - De la France, Chroniques quotidiennes : 8 Juin 1832


...c'est-à-dire après les insurrections écrasées dans le sang, celles dont on se souvient moins que des autres : Juin 1832, pour les obsèques du général Lamarque - quelque 800 morts, et un chapitre des Misérables...




Jean-Paul Le Chanois - Les Misérables, d'après Victor Hugo, 1958
Mis en ligne par Consul de la République



"La Morgue offrait aujourd'hui un affreux spectacle : des familles éplorées venaient chercher à reconnaître dans trente cadavres entassés et presque tous horriblement défigurés par d'affreuses blessures, si les objets qui leur sont chers étaient au nombre des victimes des sanglantes journées des 5 et 6 juin, parmi les habits de ce smalheureux, on voyait quelques uniformes de la garde nationale.
Le Constitutionnel, 8 Juin 1832.







Rey-Dussueil - Le cloître Saint-Méry, 1832
La Morgue après les journées de Juin 32
Source : Gallica

...1834, la rue Transnonain...




...mai 1839, après la tentative d'insurrection de la Société des Saisons de Blanqui, Barbès et Bernard, 

"la Morgue était également encombrée de cadavres, et les gardes nationaux avaient quelque peine à contenir la foule qui s'y portait incessamment.
Le Constitutionnel, 14 Mai Août 1839. 

Et dans le même journal, du 15 Mai :
 "il y a eu toute la journée à la Morgue une certaine affluence de curieux. Huit cadavres éaient exposés, dont sept de jeunes gens, paraissant âgés de dix-huit à vingt ans. Les gardes municipaux étaient chargés de régler l'entrée et la sortie du visiteur.


La Morgue, journées de Juillet 1830


Parmi ces corps, celui de Jean Fournier, l'ouvrier couvreur qui, lors des journées de Juillet 1830, avait arboré  le drapeau tricolore qu'on voit flotter sur les tours de Notre-Dame dans la gravure ci-dessus...

...Jusqu'au journées de Juin 1848, qui obsédaient Flaubert accumulant sa documentation pour l'Éducation sentimentale, le grand roman de ces années-là - où l'image de la Morgue vient hanter Frédéric au beau milieu d'une soirée de fête chez la Présidente

Alors, il frissonna, pris d’une tristesse glaciale, comme s’il avait aperçu des mondes entiers de misère et de désespoir, un réchaud de charbon près d’un lit de sangle, et les cadavres de la Morgue en tablier de cuir, avec le robinet d’eau froide qui coule sur leurs cheveux.
Gustave Flaubert - l'Éducation sentimentale



C'est la mélancolie de l'après-48, celle qui saisit Baudelaire dépolitiqué  Flaubert écœuré et bien d'autres de cette génération - telle que l'a décrite Dolf Oehler dans un livre devenu classique. Celle qui  fait le va-et-vient entre grande et petite histoire, comme on le verra...


(...à suivre, dans le 9ème et dernier épisode de cette série : où l'on trouve un hôtel près du centre, un dentiste pas cher et un cygne ambigu)

22/02/2014

Le bar du coin : Elwell


Frederick William Elwell - In A Bar, 1943
Via art addicts anonymous






Et pendant ce temps-là...
...Mavis Gallant (11 Août 1922 – 18 Février 2014)

21/02/2014

Paris, ville fantôme (7) : la fille qui venait de nulle part et qui ne voulait pas de propriétaire


Martial Potémont - Petit-Pont : Hôtel-Dieu et quai du Marché-Neuf, 1859, détail
eau-forte
Source : Gallica




Un autre mythe féminin, bien vivant celui-là, habite au tout début des années 1830 une des maisons de la place du Marché-Neuf, en face de la Morgue. 

Elle naît un 28 février de 1821 dans une famille de colporteurs juifs - son père Jacob Félix vend des soieries, sa mère Esther Haya ou Hayer, ses quatre sœurs et son frère l'accompagnent sur les marchés. La famille sort à peine de la misère, vagabondant dans le Sundgau alsacien et la Suisse, puis s'installant à Lyon en 1827, ensuite à Paris rue des Mauvais-Garçons près de la place de Grève, et enfin au Marché-Neuf... 

Et voici ce que dit la légende (1) : à Lyon deux des petites filles, Sarah la grande soeur de neuf ans et Elisa qui en a six, sont envoyées mendier, réciter et chanter des chansons dans les rues et les cafés - avec obligation de ramener chaque jour une recette fixe, sinon leur père les bat. Alexandre Choron, le rénovateur de l'enseignement musical français, entend un soir une fillette chanter dans une rue de Lon, s'enquiert, rend visite à son père. Puis, quant la famille Félix s'installe quelques mois plus tard à Paris, quai du Marché-Neuf, il prend la Elisa sans son école de chant. De là, elle passe au cours d'art dramatique de Saint-Aulaire,  passage Molière. Son père signe pour elle en 1837 un engagement au théâtre du Gymnase pour jouer le vaudeville - sans grand succès, mais Samson, sociétaire du Théâtre Français, la prend sous son aile et en 1838 la fait débuter en 1838 dans le rôle de la Camille d'Horace, sous son futur nom de scène. Au moment où le théâtre classique,  secoué par la vague romantique de 1830, doit se débarrasser de ses boursouflures pour se refaire, il a misé sur 

"cette enfant petite et grêle, trop grêle...


La plus grande star du XIXème siècle est née…





Edouard-Louis Dubufe - Madame R. ou Rachel dans le rôle de Camille, ca 1850
Comédie Française



(...mais bien sûr il y a la légende et il y a la réalité : la discipline de fer et l'acharnement qu'il faut pour faire d'une petite fille presque illettrée une tragédienne classique, la pression constante et rien moins que débonnaire du père-agent, le flair de professeurs hors du commun - Choron est un des initiateurs de la musicologie française - et le travail incessant sur les mêmes rôles raciniens. Car c'est cela au fond que ne supportaient pas ceux qui voulaient à toute force la convertir au catholicisme - et auxquels elle résista jusqu'au bout : c'est au travail obstiné d'une petite juive venue d'on ne sait où que le XIXème siècle dut la rénovation du jeu dramatique et la restauration du théâtre classique.)




Un an après, elle rencontre un soir un écrivain français un peu fêtard, tout à fait charmant et plein d'esprit.


A Mme Jaubert


Un bienfait n'est jamais perdu : en réponse à votre lettre sur Desdémone, je veux vous servir un souper chez Mlle Rachel qui vous amusera peut-être, si nous sommes toujours du même avis. Ma petite scène sera pour vous seule, d'abord parce que la noble enfant déteste les indiscrétions et ensuite parce que, depuis que je vais quelquefois chez elle, on a fait tant de cancans et de bavardages niais que j'ai pris le parti de ne pas seulement dire que je l'ai vue aux Français.



On avait joué Tancrède, et j'étais allé dans l'entr'acte lui faire compliment sur son costume, qui était charmant.



Au quatrième acte, elle avait lu sa lettre avec un accent plus touchant, plus profond que jamais, elle-même m'a dit qu'en ce moment elle avait pleuré et s'était sentie émue à tel point qu'elle avait craint d'être forcée de s'arrêter. Au sortir du théâtre, le hasard m'a fait la rencontrer sous les galeries du Palais-Royal, donnant le bras à Bonnaire et suivie d'un escadron de filles, parmi lesquelles Mlle Rabut, Mlle Dubois, du Conservatoire, etc., etc.



Je la salue et elle me répond : "Je vous emmène souper". 



William Etty - Portrait of Mlle Rachel, 1841-45 
York Art Gallery



Nous voilà arrivés chez elle. Le triste Bonnaire, désolé de la rencontre, s'éclipse, et va noyer son désappointement dans plusieurs petits verres. A ce piteux départ, Rachel éclate de rire. Nous entrons nous nous asseyons, les amoureux de ces demoiselles chacun à côté de sa chacune, moi à côté de la chère fanfan. Après quelques propos insignifiants, Rachel s'aperçoit qu'elle a oublié ses bagues et ses bracelets; elle envoie la bonne les chercher. Plus de bonne pour faire le souper.



Rachel se lève, va se déshabiller et de là à la cuisine. Un quart d'heure après elle rentre en robe de chambre et en bonnet de nuit, un foulard sur l'oreille, jolie comme un ange, tenant à la main une assiette dans laquelle il y a trois biftecks qu'elle a fait cuire elle-même. Elle pose l'assiette au milieu de la table en nous disant : "Régalez-vous".




Frédérique O’Connel - Rachel dans le rôle de Phèdre, 1850




Elle retourne à la cuisine, revient avec une soupière pleine de bouillon fumant, et une petite casserole d'épinards. Voilà le souper. Point d'assiettes ni de cuillères, la bonne ayant les clefs sur elle. Rachel ouvre le buffet, trouve un saladier plein de salade, prend la cuillère de bois, déterre une assiette et se met à manger seule. "Mais, dit la mère qui a faim, il y a des couverts d'étain à la cuisine". Rachel va les chercher et les apporte. Ici commence le dialogue suivant :

LA MÈRE : Ma fille, tes biftecks sont trop cuits.
RACHEL : C'est vrai, ils sont durs comme du bois. Du temps où je faisais notre ménage, j'étais meilleure cuisinière que ça. Tu ne manges donc pas, Sarah?
SARAH, jadis comédienne ambulante, et n'ayant dus aujourd'hui de profession que celle de soeur aînée le Rachel : Non, je ne mange pas avec des couverts d'étain (sic).
RACHEL : Tu ne manges plus avec des couverts d'étain!... c'est donc depuis que j'ai acheté une douzaine de couverts d'argent avec mes économies. Il te faudra bientôt un domestique en livrée derrière toi et un autre par devant. (Montrant sa fourchette.) Je ne chasserai jamais ces couverts de la maison. Ils nous ont trop longtemps servi, n'est-ce pas, maman?
MAMAN, la bouche pleine : Est-elle enfant !





Jean-Baptiste Clésinger sculpt./Ferdinand Barbedienne fond. 
Mlle Rachel dans le rôle de Phèdre
Musée départemental Pierre Corneille de Petit-Couronne


RACHEL, s'adressant à moi : Figurez-vous que lorsque j'étais au théâtre Molière, je n'avais que deux paires de bas, et tous les matins...
(Ici la soeur Sarah baragouine une phrase allemande pour empêcher Rachel de continuer.)
RACHEL, continuant : Point d'allemand ici! il n'y a pas de honte. Je n'avais donc que deux paires de bas, et, pour jouer le soir, j'étais obligée d'en laver une paire tous les matins. Elle était dans ma chambre pendue à une ficelle pendant que je mettais l'autre.
MOI : Et vous faisiez le ménage ?
RACHEL : Je me levais à six heures tous les jours, et à huit heures tous les lits étaient faits. J'allais ensuite à la halle acheter le dîner.
MOI : Faisiez-vous danser l'anse du panier ?
RACHEL : Non, j'étais une très honnête cuisinière, n'est-ce pas, maman ?
MAMAN, toujours mangeant : Oui, ça c'est vrai.
RACHEL : Une fois seulement, pendant un mois, j'ai dit que ce qui coûtait quatre sous en coûtait cinq, et que ce qui coûtait dix en valait douze. Avec cela, au bout du mois, j'ai amassé trois francs.
MOI : Et qu'avez-vous fait de ces trois francs ?
LA MÈRE, voyant que Rachel se tait : Monsieur, elle a acheté avec, les oeuvres de Molière.
MOI : Vraiment ?
RACHEL : Ma foi, oui, j'ai acheté Molière avec mes trois francs. - Pourquoi Mlle Rabut s'en va-t-elle? - Bonsoir Mademoiselle!
(Les trois quarts des ennuyeux s'en vont.)





La bonne revient, apportant les bagues et les bracelets oubliés. On les met sur la table; les deux bracelets sont magnifiques; ils valent bien quatre à cinq mille francs; avec eux arrive une couronne d'or du plus grand prix. Tout cela carambole sur la table avec la salade et les épinards. Pendant ce temps-là, frappé de l'idée du ménage et des lits, je regarde les mains de Rachel, craignant quelque peu de les trouver laides. Elles sont mignonnes, blanches et effilées comme des fuseaux, - vraies mains de princesse.

Sarah, qui ne mange pas, continue de grogner en allemand. (Il est bon de savoir que Sarah s'est échappée de l'aile maternelle avec je ne sais qui, est allée on ne sait où, et n'a obtenu son pardon et sa place à table que sur la prière répétée de Rachel.)


RACHEL, répondant aux grogneries allemandes : Tu m'ennuies, je veux raconter ma jeunesse. (A moi :) Je me souviens qu'un jour je voulais faire du punch dans une de ces cuillères d'étain. J'ai mis ma cuillère sur la chandelle, pour faire chauffer mon punch, et la cuillère m'a fondu dans la main. - A propos, Sophie, donnez-moi du kirsch, je veux faire du punch...
(Ici la bonne se trompe et apporte de l'absinthe au lieu de kirsch.)
LA MÈRE : Mais c'est une bouteille d'absinthe.
MOI : Un instant, c'est mon affaire, donnez-m'en un peu.
RACHEL : Je suis bien contente que vous preniez quelque chose ici.


(Elle me prépare un verre d'absinthe que j'avale d'un trait.)


LA MÈRE : On dit que l'absinthe est très saine ?
MOI : Du tout. C'est malsain et détestable; mais je ne l'en aime pas moins.
SARAH : Pourquoi ?
MOI : Ah! parce que.
RACHEL : Donnez-m'en. (Elle en boit un verre. La bonne apporte un bol d'argent dans lequel Rachel met du sucre, du kirsch, après quoi elle allume son punch et le fait flamber.)






Jean-Auguste Barre - Mademoiselle Rachel (dans le rôle d'Hermione)
Musée du Louvre



RACHEL : J'aime cette flamme bleue.
MOI : C'est bien plus joli quand on est sans lumière.
RACHEL : Sophie, emportez les chandelles.
LA MÈRE : Du tout, du tout, par exemple !
RACHEL . Tu m'ennuies !... Pardon, maman, tu es délicieuse, tu es charmante (Elle l'embrasse), mais je veux que Sophie emporte les chandelles.
(Un monsieur quelconque prend les chandelles et les met sous la table. Effet de crépuscule. La mère, verte et bleue, à la lueur du punch, toujours la bouche pleine, braque ses yeux sur moi. - Les chandelles reparaissent.)
SARAH, pendant que Rachel fait le punch : Mlle Rabut était bien laide ce soir,
MOI : Mais non, elle est assez jolie, il ne lui manque que le bout de son nez.
LA MÈRE : Mlle Rabut est joliment bête.
RACHEL : Pourquoi dis-tu ça? Elle n'est pas plus bête qu'une autre.
LA MÈRE : Je dis qu'elle est bête, parce que c'est une imbécile.
RACHEL : Eh bien, au moins, si elle est bête, elle n'est pas bête et méchante. C'est une bonne fille; laissez-la tranquille. Je ne veux pas de ces choses là ici.
(Le punch est fait. Rachel remplit les verres et en donne à tout le monde; elle verse ensuite le reste dans une assiette creuse et se met à le boire avec une cuillère; après quoi elle prend ma canne, tire le poignard qui est dedans et se cure les dents avec.)

MOI : Comme vous avez lu cette lettre ce soir ! vous étiez bien émue.
RACHEL : Oui, il m'a semblé sentir en moi quelque chose qui allait se briser. Mais c'est égal; je n'aime pas cette pièce deTancrède ; c'est faux.
MOI : Qu'aimez-vous mieux de Corneille ou de Racine ?




Jean-Léon Gérôme - Esquisse de Rachel dans le rôle de Phèdre, détail



RACHEL : J'aime bien Corneille, mais c'est quelquefois trivial et quelquefois ampoulé, tout cela n'est pas vrai.
MOI : Oh! oh!
RACHEL : Oui, tenez. Lorsque dans les Horaces, par exemple, Sabine dit
"On peut changer d'amant mai non changer d'époux". Eh! bien, je, n'aime pas ça, c'est grossier.

MOI : Vous conviendrez du moins que c'est vrai ?
RACHEL : Oui, mais ce n'est pas digne de Corneille. J'adore Racine; c'est si beau, si vrai, si noble! Moi : A propos de Racine, vous souvenez-vous d'avoir reçu, il y a quelque temps, une lettre anonyme sur la dernière scène de Mithridate ?
RACHEL : Oui, et j'ai suivi le conseil qu'on me donnait, et ce n'est que depuis ce temps-là qu'on m'applaudit à cette scène. Est-ce que vous connaissez la personne qui m'a écrit?
MOI : Beaucoup. C'est la femme de Paris qui a le plus grand esprit et le plus petit pied. Quel rôle étudiez-vous maintenant?
RACHEL : Nous allons jouer cet été Marie Stuart pour le public ambulant. Je n'aime pas tous ces rôles de pleurnicheuses. A l'hiver nous jouerons Polyeucte et peut-être...
MOI : Eh bien ?





Auguste Charpentier - Portrait de Rachel



RACHEL, frappant du poing sur la table : Je veux jouer Phèdre. On me dit que je suis trop jeune, que je suis trop maigre, ce sont des sottises. C'est le plus beau rôle de Racine; je veux le jouer.
SARAH : Ma chère, tu as peut-être tort.
RACHEL : Laisse-moi donc tranquille ! Si c'est parce que je suis trop jeune et parce que le rôle n'est pas convenable, parbleu ! j'en dis bien d'autres dans Roxane, et qu'est-ce que ça me fait ? Si c'est parce que je suis trop maigre, je dis que c'est une bêtise. Une femme qui a un amour infâme, mais qui se meurt plutôt que de s'y livrer, une femme qui dit qu'elle a séché dans les feux, dans les larmes, cette femme-là n'a pas une poitrine comme madame Paradol. C'est un contre-sens. J'ai lu le rôle au moins dix fois depuis huit jours; je ne sais pas comment je le jouerai, mais je dis que je le sens. Les journalistes me dégoûtent; ils ne savent qu'inventer pour, me nuire; mais cela m'est égal ; je jouerai s'il le faut pour quatre personnes. (Se tournant vers moi :) Oui, quand on fait des articles francs, en conscience, je ne connais rien de plus beau, de meilleur; mais ceux qui écrivent pour de l'argent, pour calomnier, pour mentir, c'est pis qu'un voleur, pis qu'un assassin; ce sont des gens qui tuent à coups d'épingle; je les empoisonnerais !
LA MÈRE, à moitié assoupie, et en train de digérer : Ma chère, tu ne fais que parler, tu te fatigues. Tu étais debout ce matin à six heures ; je ne sais pas ce, que tu avais dans les jambes : tu as bavardé toute la journée, et encore tu viens de jouer, tu te rendras malade.
RACHEL : Non, laisse-moi, ça me fait vivre. Je te dis que non. M. de Musset, voulez-vous que j'aille chercher le livre ? Nous allons lire la pièce ensemble.
MOI : Ah! certainement je le veux bien.
SARAH : Ma chère, il est onze heures et demie.
RACHEL : Eh bien, va te coucher.
(Sarah va en effet se coucher. Rachel revient avec son Racine, s'asseoit près de moi, mouche la chandelle; la mère s'assoupit en souriant).
RACHEL, ouvrant, le livre avec un respect singulier, et s'inclinant dessus : Comme j'aime cet homme-là! Si on ne mettrait pas son nez dans ce livre, pour y rester deux jours sans boire ni manger!
LA MÈRE : Oui, surtout quand on a bien soupé. 


Rachel et moi, nous commençons à lire, le livre entre nous deux: Tout le monde s'en va. Elle salue d'un signe de tête et continue. - D'abord elle récite d'un ton très monotone, comme une litanie. Peu à peu elle s'anime; nous échangeons nos remarques, nos idées sur chaque passage. Elle arrive à la déclaration; elle étend alors son bras sur la table, et le front posé sur sa main, appuyée sur son coude, elle s'abandonne entièrement. Cependant elle ne parle presque qu'à demi-voix : ses yeux étincellent; elle pâlit, elle rougit; jamais je n'ai rien vu de si beau. et jamais au théâtre elle n'a produit tant d'effet sur moi. La fatigue, un peu d'enrouement, le punch, l'heure avancée, une animation presque fiévreuse sur ces petites joues entourées d'un bonnet je ne sais quel charme inouï répandu dans tout être, ces yeux brillants qui me consultent, un sourire enfantin qui trouve moyen de se glisser au milieu de tout cela, tout enfin, jusqu'à cette table en désordre, cette chandelle qui tremblote, cette mère assoupie, il y avait là à la fois un tableau digne de Rembrandt, un chapitre de roman digne de Wilhelm Meister, et un souvenir qui pour moi ne s'effacera jamais.

Il est minuit et demi, le père rentre de l'Opéra où il vient de voir Mlle Nathan débuter dans la Juive. A peine assis, il adresse à sa fille deux ou trois paroles des plus brutales pour lui enjoindre de cesser sa lecture. Rachel ferme le livre en disant : "C'est révoltant, j'achèterai un briquet et je lirai seule dans mon lit". En disant cela elle avait les larmes aux yeux.

C'était révoltant, en effet, de voir traiter ainsi une pareille créature. Je me suis levé et je suis parti, plein d'admiration, de respect et d'attendrissement.

Et en rentrant chez moi, je vous fais à la hâte ce récit tout chaud, avec la fidélité d'un sténographe, et je vous l'envoie en vous priant de ne le communiquer à personne; mais persuadé que vous en sentirez tout le prix, qu'il sera en sûreté chez vous, et qu'un jour on le retrouvera.

Agréez, Madame, etc..."


Alfred de Musset, 30 Mai 1839,  Œuvres posthumes (1)



Rachel ne deviendra officiellement sociétaire du Français qu'en 1841, non sans mal car pour cela il faut justifier d'une identité et elle est née nulle part c'est-à-dire, non pas en Pologne mais en Suisse, charmant pays qui à l'époque n'inscrit pas les enfants Juifs sur les registres d'état civil. Il faudra une intervention diplomatique pour faire témoigner la sage-femme et la veuve de l'aubergiste du village de Mumpf. Neuf ans plus tard le roi de Prusse, membre actif du fan-club, élève de son vivant à la petite juive une statue dans son parc du château de l'île des paons près de Potsdam - et cette statue aura par la suite bien du mal avec  les antisémites allemands.


Rachel est morte à trente-six ans de la tuberculose, épuisée après sa tournée en Amérique, mère de deux enfants dont l'un se trouvait être le petit-fils de Napoléon et de Marie Walewska. Et le père du garçon, Alexandre Walewski, plus tard ministre de Napoléon III, amant trop possessif au goût d'une Rachel plus partageuse, reste pour la postérité la cible d'une célèbre réplique : "je suis comme ça, je veux bien des locataires, mais pas de propriétaire".




Rachel faisant un pied de nez
Musée Carnavalet



En 1838 Rachel, désormais à l'aise financièrement, emménage au 23 galerie Véro-Dodat - mais oublie-t-on la pauvreté des débuts ? Toute sa vie elle sera connue pour son âpreté à négocier ses cachets et, en même temps, pour sa générosité - oublie-t-on facilement les sombres murailles du quai du Marché-Neuf ?



Martial Potémont - Quai du Marché Neuf : Maisons à l'angle du Petit-Pont, 1850
eau-forte
Source : Gallica





Le 8 Mai 1842 eut lieu un terrible accident du chemin de fer de Paris à Versailles. "Mademoiselle Rachel a été à la Morgue voir les restes qu'on y avait déposés; Beauvallet, instruit de cette visite, en parlait à la tragédienne, elle voulut d'abord nier cette course, mais elle finit par en convenir. - "Il y avait bien du monde, disait-elle. - C'est qu'on savait que vous jouiez", répondit Beauvallet
Eugène Briffault, Historiette contemporaines, Courrier de la ville, n°5, 31 Mai 1842.







(1) En remerciant le site  de l'ASIJA.