26/09/2007

L'hôtellerie de pensée #1


En la forêt de Longue Attente
Chevauchant par divers sentiers
M'en vais, cette année présente,
Au voyage de Desiriers.

Rentrée 1964. C'est la saison du
Désert rouge.


L'hôtellerie nous ouvre ses portes, à moi et à mes coreligionnaires, internes provinciaux. Nous avons déposé notre paquetage et enfilé nos blouses. Sous l'oeil d'un pion maussade nous attendons la vraie rentrée, celle des externes. Une odeur de goudron chaud emplit la salle d'étude - dehors, sous un soleil de plomb, on refait la cour du Méridien.

Un peu plus tôt, le proviseur (on le surnommait Adonis) m'a exhorté à ne pas faire de prosélytisme. Je peux bien venir de chez les curés du château, ici nous sommes en terre laïque, d'ailleurs dans sa magnanimité l'hôtellerie n'ouvre-t-elle pas ses bras aussi largement aux fils de Maurice Thorez (qui vient de mourir deux mois plus tôt) qu'à ceux du comte de Paris (qui se porte comme un charme) ? Révélation : je ne fais que changer de cléricature, le premier souci de ce cet homme comme de mes pères abbés, c'est de préserver ses ouailles de l'évangile d'en face.

Adonis serait-il rassuré de savoir que je suis pour l'heure plongé dans Samuel Butler, Ainsi va toute chair, signe d'une foi religieuse pour le moins vacillante ? L'odeur de naphte se mêle à celle de l'étude, papier moisi et boiserie chaude, sur ce fond de dilemmes victoriens. L'heure venue le pion nous libère et nous dînons au réf (1) presque désert de spaghettis froids à la sauce rémoulade - nous apprendrons vite que c'est l'ordinaire des dimanches soirs et jours de repos des cuisiniers. Puis nous montons au dortoir où s'alignent nos trente lits, dont celui du pion de nuit dans sa cage à rideaux. J'emporte Butler et ma lampe de poche - j'en suis au chapitre 10, Theobald Pontifex va à la découverte des femmes, sujet intéressant - ainsi que mon transistor, qu'il faut bien cacher sous les draps, pour ceux qui aiment le Jazz.


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Charles Meryon - Collège Henri IV ou Lycée Napoléon, avec ses dépendances et constructions voisines, eau-forte et pointe sèche, 1864, quatrième état, détail.

Devant sont allés mes fourriers
Pour appareiller mon logis
En la cité de Destinée ;
Et pour mon coeur et moi ont pris
L'hôtellerie de Pensée.

Le lendemain, première classe de philo de ma vie, premier sujet de dissertation, "commentez cette définition d'Alain : la politesse, c'est suivre la mode". Commence un mois de cours sur le behaviorisme et le chien de Pavlov. Décidément, l'année sera rude.

Nous n'avons pas, de loin, autant de fourriers que le duc Charles. Ne comptent pour rien la petite armée des pions souffreteux, ni le peloton de surgés (le Grand Escogriffe, la Vache Noire et le Petit Bossu) tout ce monde n'est là que pour nous pomper le peu de liberté qui reste. Notre viatique du matin et du soir, notre foyer paléolithique, notre ultime ressource à nous autres internes c'est le casier. Métallique, individuel, scellé en rangs superposés aux murs de l'étude, le casier est notre autel domestique, nous y honorons nos dieux lares, cripures et budés. Toutes nos possessions, livres, cahiers et bibelots devant tenir dans ces 40x50x40 centimètres généreusement concédés par l'hôtellerie, le casier est la marque visible de notre voeu de pauvreté tant matérielle qu'intellectuelle. Les externes ont des bibliothèques, des discussions de café et puis encore, qu'en savons-nous, tout Paris à leur disposition, peut-être même des filles. Nous, nous avons le casier, notre secrète richesse. Certains y stockent des bananes, d'autres des noix, l'alcool est aux risques et périls d'une fouille toujours possible, un camarade vietnamien y range prudemment son nuoc-mam (2). Pourtant, médité, mûri, porté à un niveau quasi-transcendantal, le casier devient une ascèse. Je vais choisir la traduction Barni de la Cri(tique de la raison )pure, elle est déconseillée mais les deux tomes sur papier-cul de chez Gibert font 8 millimètres de moins que la Tremesaygues-Pacaud des PUF; si je jette mes bouquins de maths j'aurai juste assez de place pour caser Salinger et Dos Passos. J'ai survécu avec Salinger et Dos Passos cette année-là. Je dois la vie au hobo de l'an premier du siècle, et à Esmé, avec amour et abjection.

Mais quand après la fin des cours vient le soir charmant, ami du criminel
II vient comme un complice, à pas de loup ...

O soir, aimable soir, désiré par celui

Dont les bras, sans mentir, peuvent dire: Aujourd'hui
Nous avons travaillé!
alors nous fermons notre casier suivant la tradition de l'une des deux écoles - au choix, cadenas à clef, ou à combinaison - et nous pouvons sortir une heure (signer la feuille à la loge, au départ comme au retour). On tourne à droite, achat d'une demi-baguette - ce qu'on peut avoir faim quand on a seize ans - et première halte au café des Quatre sergents de la Rochelle, qui en ce temps-là existe encore au coin de la Mouffe et de la rue Clovis. Puis direction la Chope de la Contrescarpe. En 1964, il suffit de descendre un peu la Mouffe et on n'est déjà plus du tout chez les riches, là le Paris de Yonnet et Giraud a encore de beaux restes, voilà bien un luxe que les élèves d'aujourd'hui n'ont plus. Si on tourne à gauche on va vers Maubert où la cloche tient encore bon son morceau de pavé. Et puis Gibert, les PUF pour les bouquins obligatoires qu'il va falloir serrer dans le foutu casier. On revient, on a le coeur serré devant le ciel mauve et doré de la rue Soufflot le ciel
Se ferme lentement comme une grande alcôve,
Et l'homme impatient se change en bête fauve
- alors ce soir, mon ange, nous troquerons encore notre jeunesse contre le pain mou du réf' et le Gaffiot de l'étude d'après-dîner ? Puis on revient, à l'hôtellerie.

Et encore je me souviens de ce Samedi 19 Décembre, nous sommes consignés dans le dortoir pour un chahut quelconque, et on entend des voix sur la place du Panthéon.
(à suivre...)


(1) dans la base Mnémosyne du musée de l'E.N. il faut recliquer sur la vignette pour l'agrandir.
(2) A propos du casier, sujet inépuisable, les amateurs de littérature policière pourront aussi lire H4 blues de Jean-Bernard Pouy.

11/09/2007

Le greffe : Botero

Fernando Botero : Le chat de la Rambla del Raval, Barcelone

Comme tous les chats, il a ses caprices; il a déjà déménagé deux fois.