Bon, ce n'est pas tout, il faut passer au réveillon du premier de l'an, il y a encore du boulot.
Et du boulot dangereux.
Il existe des réveillons de guerre - il en est ainsi dans toutes les guerres, même ces guerres permanentes et imaginaires qui sont le propre des régimes paranoïaques.
La provocation a été écrite au même moment que Le général de l'armée morte, et sur un thème voisin. Mais cette longue nouvelle a attendu dix ans pour être publiée.
La provocation n’avait pas encore eu lieu, mais elle était dans l’air depuis le matin. Avant une provocation, nous étions toujours saisis d’un pressentiment, et celui-ci se révélait toujours fondé. Le chef de poste avait donné l’ordre de mettre en batterie une des mitrailleuses légères pour parer à toute éventualité. Il n’y eut pas de provocation jusqu’à l’heure du déjeuner. Mais nous demeurions persuadés, ou presque, que quelque chose allait se produire.
L’après-midi, je montai jusqu’au mirador et demandai ses jumelles à la sentinelle. Le jour était splendide, le regard portait loin dans les profondeurs du pays voisin. Leur poste à eux était très proche de la frontière, à peine cinquante pas. On entendait distinctement leur gramophone et les éclats de voix des soldats. Ils fêtaient Noël et, apparemment, buvaient sec.
De la casemate sortait parfois un soldat, bras dessus bras dessous avec une fille, et ils disparaissaient dans les fourrés. C’était la troisième fois, au cours de ces dernières années, qu’ils ramenaient des filles pour Noël. Nous savions que c’était louche, que ça cachait forcément quelque chose. Mais, pour l’heure, rien n’était encore arrivé. Le camion qui avait déposé les filles demeurait sur la pente, les pneus équipés de chaînes. Les soldats disparaissaient avec les filles dans les fourrés, batifolaient avec elles dans la neige, et certains s’approchaient tout près de la zone neutre en s’embrassant, au nez et à la barbe de nos garde-frontières. Ces filles n’étaient pas toujours des prostituées. La dernière fois, par exemple, il s’agissait d’étudiantes, membres de divers cercles patriotiques affiliés à l’armée nationale, dont les adhérentes étaient envoyées afin de passer le réveillon ou d’autres fêtes en compagnie des soldats.
Je quittai le mirador et regagnai le casernement. Frisquette, la bise du soir commençait à souffler. Je me rendis jusqu’au baraquement, m’assis près du poêle qui crépitait et, pour la dixième fois, sortis de ma poche la lettre que j’avais reçue par le dernier courrier d’un de mes camarades. Je regardai non sans agacement les timbres collés de travers sur la petite enveloppe et recommençai à lire la lettre, l’esprit ailleurs. Donc, elle s’est fiancée, songeai-je. Ce qui veut dire que lorsqu’elle quitte le guichet de la gare, il l’y attend désormais du côté gauche des voies, là où les gosses ont cassé le lampadaire et où je l’attendais, autrefois, puis tous deux s’en vont plus loin à pas lents derrière les vieilles locomotives, là où se prolongent quelques rails morts, inutiles.
J’étais abattu. Je me remémorai nos plus beaux moments, puis la dispute, mon orgueil déplacé, l’absence de lettres durant tant de mois. Je ne pensais pas que ça finirait ainsi : elle, soudainement fiancée, et moi recevant de mon meilleur ami cette lettre avec ses timbres collés de travers.
Tête à claques, me dis-je. Tu as beaucoup perdu en ne voulant pas admettre tes torts.
Le jour n’était pas encore tombé qu’on entendit des coups de revolver. Nous nous ruâmes sur nos armes et, avant même de nous retrouver à l’extérieur, d’autres détonations retentirent, ainsi qu’une explosion. Puis ce fut leur mitrailleuse lourde qui prit le relais, suivie de la nôtre, exactement comme l’hiver précédent. Ensuite, tout se déroula comme de coutume, et ce fut une des provocations les plus graves de ces derniers temps. L’échange de tirs se poursuivit longtemps. Je me trouvais dans la tranchée, devant le bâtiment du poste, lorsqu’une voix m’interpella :
– Hé, prends le commandement ! Le chef a été tué.
Pas possible, me suis-je dit, non, ça n’est pas possible ! Peut-être n’est-il que blessé. Après tout, il ne s’agit que d’une provocation de routine. Peut être a-t-il seulement été blessé, me suis-je répété.
Mais ce n’était pas une provocation comme les autres, et le commandant avait bel et bien été tué.
Je n’étais que sergent, mais je pris le commandement, le commandant en second étant en permission. Les coups de feu se turent avec la nuit. Nous mîmes la mitrailleuse en batterie à l’extérieur, devant le poste, et doublâmes les effectifs de garde.
C’était une nuit opaque et glauque ; en face, soudain tout s’était tu. On n’entendait plus ni bruits, ni musique, ni éclats de voix des filles et des soldats. Nous ne perçûmes que le sourd grondement de moteur du camion qui, apparemment, éloignait les filles de leur poste. Le moteur toussa, puis son bruit disparut dans les profondeurs de la nuit, et sur la frontière s’abattit de nouveau un silence lugubre, profond, comme si rien ne s’était passé.
(...)
Le lendemain, la neige avait tout recouvert et, ce matin-là, elle était si resplendissante, immaculée, qu’il ne semblait pas possible qu’il y eût par en dessous de la boue, encore moins un cadavre.
*
Ce fut le réveillon le plus insolite que j’aie jamais passé. Ni cartes postales, ni lettres, ni télégrammes. Au milieu du couloir, on avait dressé une pitoyable branche de sapin décorée d’un peu de coton blanc. Des millions de flocons de neige nous avaient isolés et nous commencions à prendre en grippe cette calamité blanche, glacée, implacable. Néanmoins, pour sacrifier à la tradition, nous devions recréer son image sur la branche de sapin du Nouvel An.
Ismaïl Kadaré
La Provocation, 1962-72
Trad. Tedi Papavrami
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