Une publicité gratuite pour le livre de Dolores Hayden, traduit (par Phoebe Hadjimarkos Clarke, vous avez lu Aliène ?) chez les mythiques éditions B42, l'an dernier en novembre - publication qui m'avait échappé jusqu'à ce que les tenanciers de notre centre socioculturel préféré me le fourrent dans les mains. Un livre dont je vous avais déjà parlé (dans son édition états-unienne) il y a de cela, euh... treize ans ? Comme le temps passe. Et raison de plus, donc, pour republier ce post du 12 octobre 2011. Hé oui, une republication, de temps en temps. Pour la bonne cause.
Ce post s'insère dans une série sur les Boutiques de souvenirs utopiques - car l'Utopie n'est pas qu'un souvenir, mais c'en est un, aussi.
La masse sombre qui se détache au fond du tableau de Sloan, c'est le Chelsea Hotel. Un temps l'immeuble le plus haut de la ville, en 1906 cela faisait déjà vingt-deux ans qu'il avait été surpassé mais il se dressait encore dans un splendide isolement, sur la 23ème rue.
...et le Chelsea, qui est toujours là.
Source : Library of Congress
C'est la phase phalanstérienne proprement dite, avec des colonies établies à la campagne par de jeunes intellectuels et ouvriers qualifiés de la Ville.
Après la dissolution des dernières unités fermières (souvent suite à l'incendie accidentel des installations)...
...vient le repli sur la Ville avec l'expérience de l'Unitary Household : une centaine de personnes dans quatre immeubles brownstone de New York, 14ème rue Est, de 1858 à 1860 (4). L'Unitary Household marque une évolution dans les pratiques fouriéristes : les salons et salles à manger restent communautaires (mais non obligatoires) et les tâches domestiques comme la cuisine, la vaisselle... sont toujours au niveau collectif mais effectuées par des salariés (5). Dans les communautés fouriéristes de la campagne elles étaient auparavant prises en charge collectivement par les membres féminines de la Phalange, et elles seules.
L'Unitary Household est en cela annonciateur de ce qui allait suivre après la Guerre Civile. D'une part, le courant fouriériste sur son déclin s'ouvre à d'autres influences - anarchistes individualistes, féministes, partisan(e)s de l'amour libre, communautés d'artistes et expérimentateurs du logement collectif. D'autre part la pression démographique et foncière est telle dans les grands centres états-uniens, notamment Manhattan, qu'elle favorise la recherche de solutions collectives - la vie dans l'Unitary Household revenait au tiers de ce qu'elle aurait coûté à un ménage isolé du même quartier.
Si l'on veut chercher la survivance du fouriérisme après 1865, il faut donc chercher chez Victoria Woodhull, Mary Howland qui tenta de populariser aux Etats-Unis le modèle du Familistère Godin, Melusina Fay Pierce, auteure de Cooperative Housekeeping, c'est-à-dire chez les féministes qui réclamaient pour les nouveaux immeubles collectifs (apartment houses) le maximum d'équipements communs - cuisine, buanderie, garderie pour libérer les femmes des tâches domestiques... Cela à un moment où les architectes eux-mêmes reherchaient de nouvelles solutions sous la pression économique mais aussi pour plaire à une clientèle que nous appellerions aujourd'hui bourgeoise et bohême (6).
C'est d'ailleurs ici qu'on retrouve Philip Hubert et le Chelsea. A partir de 1880 Hubert construit ce qu'il appelle des Home Clubs - des immeubles allant jusqu'à dix étages, divisés en appartement larges et lumineux, munis du confort moderne avec chauffage central et ascenseurs, vendus selon la formule du cooperative housing (7). Malgré ce qu'on a pu en écrire, il reste peu de fouriérisme dans les réalisations du fils de Colomb Gengembre : les équipements collectifs sont réduits (généralement un salon et un service de nettoyage, parfois un billard et une salle à manger comme aux Navarro Flats) - et il n'est plus question de mise en commun des tâches ménagères. En revanche le personnel (garçons d'ascenseur, portiers, etc.) est mutualisé, économie notable par rapport à la domesticité privée - ce que n'aurait pas dénié Charles Fourier...
Le premier Home Club était destiné aux employés modestes, avec des prix adaptés à leur bourse, mais il semble en fait avoir immédiatement profité à des propriétaires plus aisés. Puis Hubert construisit le Rembrandt, 57ème rue ouest, le Plaza de la 59ème rue, les Osborne Apartments... On surnommait ces constructions "les tenements pour riches" (8).
Parmi les 80 appartements du Chelsea, une partie furent également proposés à des prix plutôt bas - 2400 $ de l'époque - et les équipements collectifs incluaient, cette fois-ci, trois salles à manger au rez-de-chaussée ainsi que le toit-jardin (9). Quand on y ajoute les sept studios d'artistes du dernier étage et la localisation de l'ensemble - dans ce qui était le centre du quartier du spectacle avant qu'il se déplace vers la 40ème rue et Broadway - on comprend que le Chelsea était fait pour attirer artistes et intellectuels aisés, en plus de la bourgeoisie à laquelle étaient réservés les appartements les plus spacieux.
Le cooperative housing permettait de mutualiser l'achat sur plan : chaque coopérateur acquérait un droit perpétuel d'occupation assorti d'un engagement de payer les charges afférentes. Bien que la légende du Chelsea le présente comme la première cooperative de new York, c'est très certainement faux, mais il est certain que le cabinet Hubert & Pirsson fut à l'avant-garde d'une évolution qui profita d'abord - et pendant longtemps - aux riches qui avaient de plus en plus de mal à acquérir une maison individuelle à Manhattan : c'est ainsi que furent construits bon nombre d'immeubles de la 5ème avenue, de Park Avenue et autour de Central Park après la 1ère guerre mondiale.
A la même époque, le logement ouvrier à New York reste purement locatif et se résume aux fameux tenements sans air et sans lumière, construits, dans le meilleur des cas, selon les normes Old-Law de 1879, en dumbbell tenements...
...empilés sur cinq à six étages sur les lots de 25x100 pieds imposés par le Grid Plan, et dont Bellows a donné la vue la plus saisissante.
Ce n'est qu'à partir des années 1920 que le cooperative housing fut repris par le mouvement syndical, notamment par Abraham E. Kazan, de l'ILGWU . Les projets de l'ILGWU reprenaient le modèle de l'appartement-jardin tel qu'il avait été mis en œuvre par l'urbanisme socialiste en Allemagne et en Autriche, ainsi à la Karl-Marx-Hof de Vienne.
Jusqu'en 1970 des dizaines de milliers de logements furent ainsi construits à New York avec le soutien des caisses syndicales puis, après que la crise de 1929 ait frappé ces dernières, avec l'aide de l'état fédéral, notamment la section 213 du National Housing Act à partir de 1949. Cette loi avait pour but de reloger les soldats démobilisés mais fut maintenue pour subventionner la construction de logements coopératifs à loyers modérés.
C'est ce double mouvement coopératif - de la bourgeoisie d'un côté, recherchant l'entre-soi de familles solvables, et de la classe ouvrière syndiquée de l'autre, voulant préserver une communauté de conviction - qui explique qu'une grande majorité du foncier à Manhattan soit aujourd'hui régi en cooperatives.
A partir du milieu des années 1950, de nouvelles législations orientent les co-ops "régulées" vers la privatisation : à partir d'un délai, une co-op subventionnée peut entrer dans le marché libre. Le délai était de vingt ans et la fin des années 1980, quelle coïncidence, vit se généraliser le processus. On peut lire ici l'histoire d'une de ces privatisations dans le Coop Village de Lower East Side.
Philip Hubert était probablement très conscient de ce que le problème du logement dépassait de loin ses initiatives architecturales : en 1886 il soutint financièrement la campagne de l'United Labor Party d'Henry George aux municipales (10). Le projet de Single Tax sur le foncier (en fait une socialisation de la rente foncière) émis par George avait évidemment de quoi séduire Philip Hubert. Et de quoi en effrayer d'autres : suffisamment pour susciter contre George outre la candidature républicaine de Theodore Roosevelt, la coalition de la hiérarchie catholique et des réseaux clientélistes de Tammany Hall derrière le candidat démocrate.
Après l'échec de Henry George, Philip Hubert quitte New York pour Los Angeles où il finira sa vie en dessinant des plans de petites maisons et d'appareils ménagers à l'intention des travailleurs pauvres (11). Pendant les deux ans qu'il avait passés au Chelsea, Hubert avait écrit une pièce de théâtre sur le procès des Sorcières de Salem, soixante-dix ans avant Arthur Miller. Qui, lui aussi, habitait au Chelsea.
C'est en 1905 - le déplacement du quartier des spectacles ayant entraîné la faillite de la cooperative - que le Chelsea devient un hôtel.
Je ne me livrerai pas au jeu qui consiste à comparer les plans du Chelsea aux spécifications du Phalanstère selon Fourier ou Considérant - comme on va métrant les châteaux cathares ou la pyramide de Chéops. Et je ne vais pas non plus resservir la liste des écrivains, poètes, cinéastes et rock stars qui ont eu leur clef - de Mark Twain à Sid Vicious l'éventail est large et, diraient certains, la pente est sensible. La liste des inconnus serait plus intéressante.
Qu'est-ce qui fait la magie d'un lieu ? Ce que la mémoire a retenu, ou ce qu'elle en a oublié ?
"La théorie de Fourier a contribué aux premières inspirations de la fondation du Familistère. J'ai été et reste un des plus grands admirateurs de son génie. Mais pourtant, ce n'est pas un phalanstère que j'ai fondé; ce n'est pas la réalisation du travail sériaire et attrayant que comporte le Familistère; ce n'est pas la réalisation du bonheur que j'ai inaugurée. Ce n'est qu'un allégement aux souffrances des classes ouvrières. C'est le bien-être physique et moral que je cherche à créer pour elles dans les limites d'une application et d'une répartition plus équitable des fruits du travail. Il y a donc bien loin de là à l'harmonie sociale qui malheureusement est moins bien accessible que les disciples de Fourier et Fourier lui-même l'ont généralement cru."
C'est ce qu'écrivait (12) Jean-Baptiste André Godin, le 5 novembre 1866, à Marie Howland, la fouriériste états-unienne qui devait populariser ses idées dans un roman à succès, Papa's Own Girl. D'une certaine façon, Philip Hubert aurait pu écrire les mêmes phrases pour illustrer le même compromis.
La limite de l'utopie est tout à fait palpable - pour la réaliser, jusqu'ici, il a toujours fallu du capital. Et ce capital impose à son tour ses propres limites : à Guise chez Godin, il vient de l'usine et des revenus que l'on en tire - mais l'usine, du coup, implante dans le palais Social ses hiérarchies, ses statuts et sa discipline. A New York chez Philip Hubert, le capital vient d'une subtile redistribution : la vente des grands appartements aux riches subventionne les prix modérés des petits logements des cooperatives, et les revenus tirés de la location directe d'une partie de l'immeuble sont affectés, non seulement aux frais de fonctionnement, mais aussi à l'amortissement des hypothèques. Mais à ce jeu ce sont bien les banques qui sont les plus subtiles et - l'état fédéral étant venu à la rescousse puis s'étant retiré - ne reste plus aux co-ops des pauvres que le choix entre la faillite et la privatisation, aux prix du marché.
Ce qui fait la magie d'un lieu, ce n'est pas son livre d'or ou ses plaques commémoratives, sa bimbeloterie de Hard Rock Café, ni les fantasmes d'un siècle de défonce. Ce qui fait la magie, c'est ce qui a été perdu et oublié.
Le logement pour tous, le bonheur à portée de main - l'année 1886 à New York, quarante-six mille grévistes le Premier Mai, et, tenant meeting trois fois par jour, avec Daniel De Leon et les Knights of Labor, et même les socialistes allemands butés de la Volkszeitung, parlant aux journaliers irlandais qui pour une fois refusaient d'écouter leurs évêques, Henry George répétant ce qu'il avait crié à la tribune de Cooper Union lors de son investiture :
(Et il donnait la réponse : parce que les spéculateurs fonciers avaient déjà mis la main sur ces terres, en attendant que leur prix monte).
Ce qui a été oublié. Cette perte de mémoire, c'est ce qui fait le charme des boutiques de souvenirs, et le Chelsea est une de ces boutiques comme il y en a d'autres. Depuis le 31 juillet 2011 celle-là est d'ailleurs fermée pour de très longs travaux et l'hôtel ne prend plus de réservations (13). La party du Samedi 30 était la dernière occasion d'y croiser ses fantômes - mes deux préférés étant John Sloan et Edgar Lee Masters.
Après avoir peint l'hôtel depuis son toit de la 23ème rue, Sloan attendra presque trente ans avant d'y emménager en 1935, avec Anna-Maria, dite Dolly, qui a probablement posé pour la femme au panier de linge dans le tableau de 1906. Dolly qui était alcoolique, qu'il avait rencontrée dans un bordel et qui avait tellement peur de le perdre qu'il rédigeait son journal uniquement pour qu'elle le lise en cachette et se rassure sur ses sentiments.
Quant à Edgar Lee Masters, le poète, auteur de la Spoon River Anthology, ce livre tissé avec les voix des morts, il s'installa au Chelsea par amour, et y écrivit, pour une Anita qui était peut-être son Alice, ce poème où il en anticipe la fermeture :
Will vanish before the city’s merchant greed,
Wreckers will wreck it, and in its stead
More lofty walls will swell
About its ancient grandeur, marble stairs,
Its paintings, onyx-mantels, courts, the heirs
Of a time now long ago?
Who will then know that Mark Twain used to stroll
In the gorgeous dining-room, that princesses,
Poets and celebrated actresses
Lived here and made its soul;
In after years, so often made and unmade
By the changing generations, until today
It stands a tomb of happiness passed away,
Of an era long overlaid?
Lui et Sloan s'entendaient bien, ils avaient à peu près le même âge, et les mêmes convictions. Ils aimaient discuter de tout et de rien, de politique - avant d'aller écouter de la musique, sur le Victrola dans la chambre de Lee Masters, au Chelsea.
Les écrits de Fourier se trouvent aisément sur le web, par exemple ici ou là. On peut aussi trouver en ligne Le fou du Palais-Royal, de Cantagrel, qui présente la doctrine de façon vivante. Il faut lire aussi les Cahiers Charles Fourier.
A noter qu'il existe toujours une colonie sur le site du premier phalanstère de Condé-sur-Vesgre.
Sur l'histoire du logement à New-York, voir Richard Plunz, A History of Housing in New-York City, Columbia University Press, 1990 et, en français, Habiter New York, la forme institutionnalisée de l'habitat new-yorkais 1850-1950, Mardaga éd., 1980. Sur le passage de la maison individuelle à l'apartment house dans la bourgeoisie new-yorkaise, Alone Together, a History of New York's Early Apartments, d'Elizabeth Collins Cromley, est partiellement accessible en ligne. Voir aussi les livres d'Andrew Alpern. Et sur l'histoire de New York jusqu'à la fin du XIXème siècle les 1383 pages de Gotham, A History of New York City to 1898 sont une mine inépuisable, on y trouve tout, jusqu'aux Dead Rabbits chers à Martin Scorsese.
Sur le Fouriérisme américain le livre de référence est celui, déjà indiqué, de Carl J. Garneri, The utopian alternative: Fourierism in nineteenth-century America, Cornell University Press, 1991. Et, sur les rapports entre le premier féminisme états-unien, l'architecture domestique et la lutte pour le partage des tâches, The grand domestic revolution: a history of feminist designs for American homes, neighborhoods, and cities de Dolores Hayden, dans la lignée du material feminism.
Sur le Chelsea, on peut maintenant lire Inside the Dream Palace, le livre de Sherrill Tippins mais à ce jour il faut encore attendre quelques mois pour sa traduction française. On peut aussi muser sur le blog d'Ed Hamilton, Living with legends. Enfin, ceux qui ne l'auraient pas encore lu peuvent se précipiter sur le beau roman de Joseph O'Neill, Netherland - où se profile, indirecte et innommée, mais perceptible à un œil attentif, l'ombre moqueuse de C.L.R. James.
(4) Laura Cetti, Un Falansterio a New York. L'Unitary Household (1858-1860) e il riformismo prebellico americano, Sellerio, Palermo, 1992. Egalement un article de Laura Cetti accessible en ligne ici (pdf).
(5) De même, au Familistère de Guise, certains services collectifs du Palais Social étaient effectués par des Auxiliaires, qui n'y logeaient pas. Il faut aussi rappeler les limites de la critique de la division du travail chez Fourier, évidentes quand on lit certains passages sur la domesticité passionnée dans la société idéale : "L'affection du riche naîtra bien mieux pour les serviteurs quand il sera prouvé que leur entremise est une préférence affectueuse, puisqu'ils ne seront pas payés par ceux qu'ils serviront (...) Or, à examiner le mécanisme sociétaire, on reconnaît que toute la classe pauvre y est affectée au service du riche. Dans les appartement, les écuries, les jardins, les caves, les cuisines, etc. le riche ne saurait faire un pas sans voir les pauvres travaillant avec ardeur à satisfaire quelqu'une de ses fantaisies, faisant passionnément un service qu'il serait obligé de salarier en civilisation. Il aimera ces classes inférieures, par infuence de la domesticité passionnée." Charles Fourier, Traité de l'association domestique-agricole, vol. II pp. 483-484, Paris, 1822.
(6) Il faut se replacer dans l'ambiance d'une époque ou une Victoria Woodhull est à la fois la première femme agent de change au New York Stock Exchange, spirite militante et membre de la 1ère internationale où elle et ses pareils s'attiraient les foudres des marxistes, pour des raisons qu'il est facile de comprendre.
(7) En cooperative ou co-op chaque co-propriétaire est en fait un porteur de part de la société immobilière, et non le propriétaire d'une surface définie. Il doit être agréé par le board, intuitu personæ, et il est expulsable s'il ne respecte pas le règlement (à ne pas confondre avec le condominium, qui s'apparente à la copropriété française).
(8) Real Estate Record and Builder's Guide, cité par Edwin G. Burrows & Mike Wallace, Gotham, a history of New York City to 1898, Oxford University Press, 1999.
(9) Brochure de Philip Hubert, citée par Sherrill Tippins, Charles Fourier : Key to the Mystery of the Chelsea Hotel ? Cahiers Charles Fourier, 2009.
(10) George fut le premier à mener une campagne municipale New-Yorkaise sur des bases économiques et sociales et non ethniques/communautaires.
(11) Toujours selon Sherrill Tippins.
(12) Cité par Catherine Durieux, Fouriérisme américain, Familistère et amour libre, Cahiers Charles Fourier, n° 17, décembre 2006.