10/10/2024

Signes et prodiges : on rigole comme on peut (incluant en notes deux véritables souvenirs de jeunesse ainsi que des aliments pour chiens et chats)


Philippe Geluck - Le martyre du chat
Bronze
Esplanade du Mémorial de Caen


Nombreuses sont les statues en bronze du Chat. Mais Philippe Geluck a dédié tout particulièrement celle-ci "à ses amis et confrères dessinateurs ou journalistes victimes de la répression et du terrorisme et, au-delà de l’épouvantable tragédie de janvier 2015, à tous les dessinateurs emprisonnés, torturés ou exécutés à travers le monde".

Le financement a peut-être été complexe (1) mais le symbolisme l'est aussi. Il faut s'approcher pour comprendre que les flèches de ce Saint-Sébastien-Chat aux mains liées derrière le dos (2) sont des crayons de couleur, qu'il représentent les traits d'humour que le dessinateur décoche et qui lui reviennent - pour le tuer, parfois. Mais qu'ils sont aussi et indissociablement - à un degré méta, pourrait-on dire - le signe de l'humour contre soi-même qui peut être libérateur, d'où les petits oiseaux, prêts à s'envoler de ces perchoirs ambigus.

Mais comment faire de l'humour, sérieusement, sur un massacre d'humoristes ?


Roland Barthes - Mythologies, 1957 Seuil éd. (3)

 

En déboîtant la plaisanterie, comme disait Barthes - en la transformant en mythe.

Les personnages de bd - certains du moins, sur lesquels se sont accumulées des millions d'imaginaires, de lectures, de rêves et de cauchemars - sont des mythes. Mafalda, Charlie Brown (4) ou Le Spirit...

 

 

...sont des mythes insubmersibles (5). Le Chat est lui aussi en voie d'en être un. En passant du dessinateur assassiné au personnage transpercé on se libère des discussions interminables sur le signifié, son sens et son rapport au signe - par exemple, de ces questions : que penser et qu'exprimer à propos des auteurs de ces massacres, de ceux qui leur ressembleraient, ou de ceux que l'on voudrait leur faire ressembler, etc. On s'en libère, et on a un personnage assassiné mais immortel, un mort qui survivra sans cesse, qu'on n'arrivera jamais à tuer - non plus un signe ni même un symbole mais un mythe en devenir et dont il faut remercier, entre autres, son auteur.

Notez qu'on n'a pas attendu le 7 janvier 2015 pour assassiner des dessinateurs. Si vous le voulez, on peut avoir une pensée pour Naji Al-ali tué par balles (6) le 22 juillet 1987 à Londres, en se rendant à son travail au quotidien koweïtien Al-Qabas. Naji Al-ali était le père d'un autre mythe, Handala, le petit garçon palestinien le plus souvent  dessiné de dos pour qu'on voie ce à quoi il fait face.

 


 
 
Handala a les mains derrière le dos, comme le Chat-Saint-Sébastien de Geluck. C'est une posture qui convient aux mythes : le monde changera, ils se maintiennent.

 

(1) Si vous regardez bien sur le socle, vous verrez que la liste des mécènes se termine par la mention de Normandise Pet Food, producteur bas-normand d'aliments pour chiens et chats...

(2) Inspiré d'un dessin antérieur.

(3) Je me souviens du cours de K. sur ce passage des Mythologies. J'étais fasciné (j'étais jeune).

(4) Je me souviens d'une organisation trotskyste du temps jadis qui avait poussé l'affectation et le mimétisme jusqu'à obliger chaque cellule de base à prendre le nom d'un militant historique de la IVème internationale. Quelque peu dissidente, l'une d'entre elles s'était crânement dénommée "cellule Charlie Brown". C'était un trotskyste américain s'égosillaient-ils quand la direction les engueulait...

(5) Et, en particulier, ce sont les miens, mais parce qu'ils sont ceux de milliers d'autres. 

(6) Il meurt de ses blessures cinq semaines plus tard, le 29 août 1987.

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