Paul Signac - Luce lisant La Révolte, 1890
Encre, lavis d'encre de Chine et aquarelle sur crayon
Collection privée
Source
"Luce venait régulièrement voir Fénéon chez lui. Quand arrivaient d'autres amis, Luce était là, assis à table tranquillement avec son litre de vin ordinaire, lisant La Révolte ou quelque autre feuille anarchiste. Ses manières et ses façons de s'habiller étaient à l'opposé de celles de son hôte. Il enlevait rarement son chapeau de feutre avachi, et ses pantalons n'étaient jamais repassés. Il pouvait paraître bourru à ceux qui ne le connaissaient pas, car il parlait peu, et quand il parlait il était bref et grossier."
Joan Ungersma Halperin - Félix Fénéon
Yale University Press, 1988
Trad. Dominique Aury avec la collaboration de Nada Rougier, Gallimard 1991, p. 137.
Années 1890-1895, années d'un fourmillement de couleurs...
Maximilien Luce - Le Louvre et le pont du Carrousel, effet de nuit, 1890
Huile sur toile
Collection privée
...et de la Terreur Noire.
La dynamite à la Chambre - L'explosion
Le Petit Journal du 23 Décembre 1893
L'avant-garde esthétique est divisionniste, la radicalité politique est anarchiste - et les deux ont tendance à se confondre. La plupart des artistes de la première, Maximilien Luce, Cross, Pissaro, Angrand, Signac, Théo Van Rysselberghe, lisent les feuilles de la seconde comme La Révolte de Jean Grave. Le journal qui continue La Révolte, Les Temps Nouveaux, est financé entre autres par Signac, qui y écrit.
Les Temps Nouvaux, 1ère année n°3, 17 Mai 1895
(article d'Elisée Reclus)
(article d'Elisée Reclus)
Source : Gallica/BnF
Luce y fait paraître ses dessins, comme Van Rysselberghe.
On retrouve Luce au Père Peinard d'Emile Pouget, dans les journaux de Zo d'Axa, La Feuille et L'EnDehors.
Maximilien Luce - Frontispice pour Les Temps Nouveaux, 1898
Lithographie, collection Michel Dixmier
On retrouve Luce au Père Peinard d'Emile Pouget, dans les journaux de Zo d'Axa, La Feuille et L'EnDehors.
Luce, Cross, Fénéon... c'est la génération qui avait dans les dix ans au moment de la Commune (1), et qui en garde un vivant souvenir. Luce surtout, qui a assisté (2) aux massacres et qui peindra plus tard...
Maximilien Luce - Une rue de Paris en Mai 1871, 1903-1905
Musée d'Orsay
Maximilien Luce - L'exécution de Varlin, 1914-1917
Musée de l'Hôtel-Dieu, Beaune
En un sens, Luce et Fénéon sont deux témoins parallèles de l'époque. Fénéon, comme Jean Grave, est pris dans les grandes rafles anti-anarchistes d'Avril 1894, tous deux sont dans le même sac du Procès des Trente. Luce est arrêté un peu plus tard, après l'assassinat de Sadi Carnot. Luce et Fénéon se retrouvent tous deux emprisonnés à Mazas. Pendant un peu plus d'un mois il s'y côtoient (sans pouvoir se rencontrer, Fénéon étant au secret) avant d'être libérés en Août.
Maximilien Luce - La main de l'artiste, autoportrait à la prison de Mazas, 1894
Photo anthropométrique de Félix Fénéon le lendemain de son arrestation, 26 Avril 1894
Photo anthropométrique de Félix Fénéon le lendemain de son arrestation, 26 Avril 1894
Maximilien Luce - Fénéon à Mazas
Lithographies
in Jules Vallès - Mazas, 1894
Lithographies
in Jules Vallès - Mazas, 1894
Les Lois Scélérates de 1894 eurent raison des feuilles anarchistes - Jean Grave en prison pour deux ans, Pouget ne pouvant continuer le Père Peinard que depuis son exil Londonien.
Le Père Peinard au populo - Elections législatives de mai 1898 : avant l'élection / après l'élection
Dessin de Maximilen Luce
Dès lors, c'est le syndicalisme qui va abriter la propagande libertaire - Pouget et Grave étant à l'initiative du premier journal de la CGT, la Voix du Peuple, en 1900. Luce est toujours là.
Maximilien Luce - Dessin pour La Voix du Peuple, 1er Mai 1911
The medium is the massage. Le vrai congrès de fondation de la CGT n'est pas celui de Limoges (1895) mais celui de Montpellier en 1902, et la Voix du Peuple n'y a pas été pour rien. La Charte d'Amiens est votée en 1906
L'avant-garde divisionniste et le syndicalisme révolutionnaire s'effaceront presque de concert. Pour la fin de la première, on peut retenir le moment où Fénéon (en fait Natanson, qui le finançait) met la clé sous la porte de la Revue Blanche en 1902 - Cross meurt en 1910, Luce abandonne progressivement le pointillisme, Signac se retire à Saint-Tropez pour s'y cloîtrer résolument pendant la guerre, Angrand se réfugie dans le pastel, Van Ryssenberghe retourne au classicisme.
A la CGT, c'est à partir des grèves perdues de Draveil en 1908 et des Postes en 1909, après une campagne massive d'arrestations et d'emprisonnements, dont ceux de Victor Griffuelhes et d'Emile Pouget, que la direction échappe progressivement des mains des anarcho-syndicalistes et syndicalistes révolutionnaires pour passer à celles des pragmatistes, d'abord Louis Niel puis Léon Jouhaux.
Puis vient la grande boucherie...
En 1908, lors du congrès de Marseille, la CGT donnait comme mot d'ordre de répondre "à la déclaration de guerre par une déclaration de grève générale révolutionnaire".
Le 28 Juillet 1914, le comité confédéral déclare : "Dans la situation présente, la C.G.T. rappelle à tous qu’elle reste irréductiblement opposée à toute guerre. La guerre n’est en aucune façon une solution aux problèmes posés. Elle est et reste la plus effroyable des calamités humaines. À bas la guerre ! Vive la paix !"
Mais au moment de la mobilisation générale du 1er Août, le syndicat se rétracte : "Les événements nous ont submergés. Le prolétariat n’a pas assez unanimement compris tout ce qu’il fallait d’efforts continus pour préserver l’humanité des horreurs d’une guerre… Pouvions-nous demander à nos camarades un sacrifice plus grand ? Quoiqu’il nous en coûte, nous répondons : Non."
"Aux obsèques de Jaurès, le 4 août, Jouhaux s’écrie :
“Avant d’aller vers le grand massacre, au nom des travailleurs qui sont partis, au nom de ceux qui vont partir et dont je suis, je crie devant ce cercueil que ce n’est pas la haine du peuple allemand qui nous poussera sur les champs de bataille, c’est la haine de l’impérialisme allemand.”
L’émotion est à son comble. On pleure. Maurice Barrès applaudit avec force. Un sénateur qui fut un ennemi acharné de la C.G.T. s’écrie :
“Et dire que voilà des hommes que nous voulions faire emprisonner”.
Ainsi la C.G.T., rompant avec ses décisions antérieures, prend sa place dans l’Union sacrée." (3)
Jean Grave et Kropotkine passent du côté des bellicistes, et signent le Manifeste des seize. Maximilien Luce ne le signera pas mais soutiendra lui aussi la guerre, au contraire de Signac.
Fénéon reste fidèle à ses convictions anarchistes - ce qui ne l'empêche pas d'écrire à des soldats, à des prisonniers pour leur soutenir le moral. Le 19 août 1914 il écrit à Luce, sa lettre commence ainsi :
"Mon cher Luce,
Vuillard garde un pont, je ne sais où..." (4).
Mais Fénéon, tout au long de la guerre, cachera chez lui un déserteur.
Toujours à propos de Maximilien Luce, on peut lire ce texte d'Anne Klein.
De Félix Fénéon :
- Œuvres plus que complètes tomes I et II, Librairie Droz, 1970
- Nouvelles en trois lignes (dans le journal Le Matin, Mai à Novembre 1906, et en ligne, ici)
- Rappelons que l'œuvre de Félix Fénéon est dans le domaine public depuis le 1er Janvier de cette année...
...et qu'il dispose d'un compte Twitter.
(1) Vallotton, Vlaminck, Derain, Van Dongen - nabis ou fauvistes, également anarchistes du moins dans leur jeunesse - sont nés plus tard.
(2) A l'âge de treize ans, rentrant de l'école, pendant la Semaine Sanglante, il voit fusiller en masse hommes et femmes alignés contre un mur, voir Joan U. Halperin, op. cit. p. 137. Luce avait débuté comme apprenti et gagnait sa vie comme ouvrier graveur sur bois - différence sociale notable d'avec les autres néo-impressionnistes. Tout au long de leur vie Luce et Fénéon restèrent très proches. D'après Joan Halperin "leur amitié de poursuivit dans la génération suivante, lorsque Frédéric, le fils de Luce, devint apprenti comme avait été son père, il dînait souvent chez Fénéon" op. cit. pp. 137-138.
(3) Extrait, comme les citations précédentes, du manuel minimal de base à l'usage des vieilles générations : Georges Lefranc - Le syndicalisme en France, Collection Que sais-Je n°585, P.U.F., 1953 (Via).
(4) Cité in Joan U. Halperin, Félix Fénéon, p.370.
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