Dans les année soixante des promoteurs taïwanais financés par le gouvernement eurent l'idée de construire un complexe résidentiel original à Shanjih - ou San-Zhr (三芝) selon les transcriptions - une ville de la côte nord de Taïwan. Des appartements de luxe en forme de coques, et un petit parc de loisirs.
On raconte que des accidents du travail, mortels pour certains, se multiplièrent dans les équipes de construction. Et que très vite plus personne ne voulut y venir.
Dans la culture chinoise les fantômes sont une affaire sérieuse. A partir du moment où le bruit se répandit que le site était hanté, il était évidemment hors de question que quelqu'un achète un de ces appartements - et il était encore moins envisageable de les détruire, sous peine de subir la colère des âmes en peine qui en ont fait leur domicile.
Elle m'a toujours fait penser à un buffet, la vieille Sorbonne - un vieux buffet Louis-XIII rénové XIXème, avec ses moulures, ses corniches et ses clochetons décoratifs. Tout y sentait la cire et le vieux bois chauffé - un peu le moisi aussi, il faut bien dire. Entrer par le porche de la cour, tourner tout de suite à gauche, grimper l'escalier C au bout de la colonnade, s'arrêter au premier étage, là où même la poussière est pensive. C'était avant les vigiles, avant la découpe en Universités numérotées, avant les UER et les UFR, avant tout. C'était la philo du Buffet, pour un an encore.
On s'asseyait dans une salle, et dans un silence vaguement médusé on écoutait des voix qui semblaient déjà venir d'un autre siècle. Comme le dit Lindenberg (1) "la Sorbonne des sixties est encore telle qu'elle était dans les années 1930...les professeurs aussi sont d'époque"...
...Jean Wahl, révoqué en 1940 parce que juif, puis envoyé à Drancy pour le remercier d'avoir au cours des années 20 réintroduit Hegel et Kierkegaard (2) dans la philosophie française, évadé avant qu'on le fourre dans un convoi et redevenu via New-York professeur au Buffet, Jean Wahl que certains non-initiés prenaient pour un clochard égaré quand il s'asseyait sur un banc entre deux cours...
...Jean Grenier, qui était déjà trente ans plus tôt le prof d'Albert Camus, et qui monologuait comme dans un rêve éveillé, salle Cavaillès devant un public clairsemé - Grenier qui avait vécu, lui, en taoïste les années de guerre, les consacrant à recueillir ces confessions et ces murmures qui composent le sidérant Sous l'occupation(3)...
Edouard Toudouze - Etudiant du Moyen-âge, étude pour les décors de la Sorbonne
...Jankélévitch qui philosophait comme Charlie Parker jouait du saxophone, en sautant quelques accords, devant un public pour le coup pas clairsemé du tout - Janké pour les habitués, révoqué lui aussi en 40, résistant, de retour au Buffet dix ans plus tard, abritant autour de lui les quelques assistants gauchisants ou atypiques qui résistaient au conformisme ambiant...
...conformisme qui faisait les inépuisables fonds de tiroir du Buffet, Platon-Leibniz-et-Kant, chantournés et polis (4) puis, comme le bois des amphis, cirés, salis et recirés, détaillés au millimètre sous les fresques de Puvis de Chavanne qu'un soleil languissant peinait à éclairer à travers les carreaux voilés d'une poussière décennale. De temps en temps, sardonique, Raymond Aron poussait une porte, déboulant de l'étage supérieur, celui de la sociologie - il avait de super-beaux costards et une lueur dans l'oeil qui disait "je vous aurai tous, vous verrez, à la longue".
Mais foin des tentations, on persévérait dans la quête du Vrai, du Beau et du Bien - on cherchait la pépite, traquant au fond de sépulcraux cagibis le cours intéressant, celui où Claude Tresmontant prophétisait (5) devant trois pelés, ou celui de Heinz Wisman, le seul à l'époque à s'intéresser à Walter Benjamin et aux Francfortois. Wisman régulièrement ostracisé d'ailleurs, et qui vient encore ces mois-ci de perdre la précieuse collection qu'il éditait.
Surtout, une fois qu'on avait bien fureté et qu'on avait compris l'inanité de la chose - cette émouvante pile de vieux mouchoirs parfumés à la pensée pâlie - on allait à Sainte-Geneviève s'enfoncer comme des mules dans les textes eux-mêmes. Et ce fut une année solitaire et sudieuse, la seule que j'aie connue à ce point, délaissant peu à peu les amis et la politique. Sainte-Ginette était alors moins bondée qu'aujourd'hui et le soir, sous les lampes d'opaline, les paupières lourdes d'avoir foui dans Gueroult...
...ou dans Kierkegaard...
...on relevait la tête vers le ciel mauve, à travers les baies - avec cette vague angoisse : où menait ce chemin qu'on suivait dans les livres ?
Au bout de quelques mois je remontai l'escalier C et frappai à la seconde porte du 1er étage à gauche. Sur une table il y avait une dizaine de petits papiers pliés en quatre. J'en choisis un...
...et je sortis vingt minutes plus tard sans aucun souvenir de ce que j'avais bien pu dire, si ce n'est que j'avais réussi, mais quoi exactement ?
"Mais quoi ! ne mesurons-nous pas le silence ? Ne disons-nous pas : Ce silence a autant de durée que cette parole ? Et notre pensée ne se représente-t-elle pas alors la durée du son, comme s’il régnait encore ; et cet espace ne lui sert-il pas de mesure pour calculer l’étendue silencieuse ?..
...Ainsi, la voix et les lèvres muettes, nous récitons intérieurement des poèmes, des vers, des discours, quels qu’en soient le mouvement et les proportions ; et nous apprécions la durée, le rapport successif des mots, des syllabes, comme si notre bouche en articulait le son. Je veux soutenir le ton de ma voix, la durée préméditée de mes paroles est un espace, déjà franchi en silence, et confié à la garde de ma mémoire...
...Je commence, ma voix résonne jusqu’à ce qu’elle arrive au but déterminé. Que dis-je ? elle a résonné, et résonnera. Ce qui s’est écoulé d’elle, son évanoui ; le reste, son futur. Et la durée s’accomplit par l’action présente de l’esprit, poussant l’avenir au passé, qui grossit du déchet de l’avenir, jusqu’au moment où, l’avenir étant épuisé, tout n’est plus que passé." Saint Augustin, Confessions XI, XXVII-36, traduction de Moreau.
Les jours rallongeaient; le soir, le soleil s'attardait aux baies de la bibliothèque. Je n'avais jamais vécu d'année plus solitaire que celle-là, ni de solitude qui me fût moins pesante. En cette fin d'Avril, en ce début de Mai je vivais comme dans un rêve; l'étreinte des derniers examens se relâchait. Il se peut que Le temps ait été au programme, je m'hypnotisais dans le fameux chapitre XI des Confessions, celui qui se lit comme un long poème.
photographie d'origine par jimi yang sous CreativeCommons
"Ainsi, le présent est sans étendue. Où donc est le temps que nous puissions appeler long ? Est-ce l’avenir ! Non : car il ne peut être long sans être. Nous disons donc : Il sera long. Mais quand le sera-t-il ? Non sans doute tant qu’il sera avenir, n’étant pas encore, pour être long. Que s’il ne doit être long qu’au moment où, de futur, il commencera d’être ce qu’il n’est pas encore, c’est-à-dire présent, ayant un être, et de quoi être long, n’oublions pas que le présent nous a crié à haute voix : Non, je ne saurais être long." Saint Augustin, Confessions XI, XV-20.
C'était en vérité un bref moment, plus court que je ne le pensais même. Chaque jour en sortant de Sainte-Geneviève je rentrais chez moi par le même chemin, la rue Cujas vers le métro Odéon. Ce soir-là une rumeur allait et venait, enflant vers le boulevard, et puis des explosions. De la journée je n'étais pas passé à la Sorbonne et j'ignorais donc tout de ce qui se tramait. Je me sentais léger comme on l'est au sortir d'une longue journée de bibliothèque, je glissais, poussant l'avenir au passé en traversant la rue Saint-Jacques. Arrivé boulevard Saint-Michel je vis trois garçons s'enfuir vers la Seine puis immédiatement, venant du côté que je ne regardais pas, il y eut une charge de police, et je basculai pour dix ans dans un présent perpétuel.
Léo Ferré chante Le buffet d'Arthur Rimbaud - mis en ligne par bisonravi1987
C'est vers 1833 que Thomas Shotter Boys, natif de Pentonville près d'Islington dans les faubourgs de Londres, et parisien d'adoption de 1823 à 1837, peignit à l'aquarelle La rue des prêtres-Saint-Germain l'Auxerrois. A gauche, l'église précédée de boutiques et de la petite chapelle extérieure, détruite en 1838, dont on voit les combles qui servirent de charniers pour le petit cimetière paroissial disparu. Au fond, la Petite rue Saint-Germain-l'Auxerrois menait jusqu'à la rue de la Monnaie. A droite le café Momus, au 17 de la rue.
L'immeuble servit à loger le clergé de la paroisse à la Révolution, quand le presbytère fut confisqué. Peu après Le journal des débats s'y installe le 3 Pluviôse an VIII (23 Janvier 1800) et y restera jusqu'en 1940. Le café, au rez-de-chaussée, accueille ceux qui y écrivent et devient un des lieux littéraires de la Restauration : Chateaubriand, Benjamin Constant, Saint-Beuve, Balzac, Hugo viennent y boire puis, sous la Monarchie de Juillet, la jeune génération suit les aînés aux mêmes tables, généralement autour d'une seule consommation : Baudelaire, Nerval, Saint-Marc Girardin, Courbet, Wallon, Asselineau, Champfleury et Henry Murger qui fait se dérouler chez Momus une bonne partie des Scènes de la vie de Bohême.
Ce qui est aussi le cas, évidemment, de La Bohême de Puccini.
Scala 1979 : la valse de Musette (Quando m'en vo' soletta per la via...) Lucia Popp
Le café ferme en 1861, un marchand de couleurs reprenant le local...
...que le journal récupéra un peu plus tard. Et en 1875 on détruit l'hôtel qu'on voit au fond de l'aquarelle de Boys, avec sa tourelle d'angle du XVIème.
En 1942, un demi-siècle avant Aki Kaurismäki, Marcel L'Herbier adapte La vie de bohêmeau cinéma. Georges Wakhévitch, le "constructeur de songes", bâtit aux studios de la Victorine à Nice un décor...
...qui s'inspire largement de l'aquarelle de Boys. En 1925 la construction de la Samaritaine fait disparaître la Petite rue Saint-Germain-l'Auxerrois. L'immeuble du café est ensuite occupé par une clinique, puis de nouveau par un café-restaurant et aujourd'hui par un hôtel.
Certains soirs fort tard, on peut voir devant le n°17 le fantôme de Chateaubriand donner le bras à celui de Musette pour qu'elle ne reste pas soletta per la via - puis ils s'en vont, suivis d'un fantôme de chat noir, celui dont parle Champfleury - autre client régulier citant les Mémoires d'Outre-tombe dans son livre le plus célèbre (1) - ce chat qui hantait déjà le vicomte enfant - "les gens étaient persuadés qu'un certain comte de Combourg à jambe de bois, mort depuis trois siècles, apparaissait à certaines époques, & qu'on l'avait rencontré dans le grand escalier de la tourelle. Sa jambe de bois se promenait aussi seule avec un chat noir" (2).
(2) François-René de Chateaubriand, Mémoires d'outre-tombe, 1ère partie, livre III, chap. 3. On peut lire ici l'histoire du marquis de Coëtquen et de sa jambe de bois, et on peut même y voir la momie du chat noir.
Il existe deux versions de la Chanson de la plus haute tour - la première date de Mai 1872...
Oisive jeunesse A tout asservie,
Par délicatesse
J'ai perdu ma vie,
Ah ! Que le temps vienne
Où les coeurs s'éprennent.
Je me suis dit : laisse,
Et qu'on ne te voie :
Et sans la promesse
De plus hautes joies.
Que rien ne t'arrête
Auguste retraite.
J'ai tant fait patience
Qu'à jamais j'oublie ;
Craintes et souffrances
Aux cieux sont parties.
Et la soif malsaine
Obscurcit mes veines.
Ainsi la Prairie À l'oubli livrée,
Grandie, et fleurie
D'encens et d'ivraies
Au bourdon farouche
De cent sales mouches.
Ah ! Mille veuvages
De la si pauvre âme
Qui n'a que l'image
De la Notre-Dame !
Est-ce que l'on prie
La Vierge Marie ?
Oisive jeunesse
A tout asservie
Par délicatesse
J'ai perdu ma vie. Ah ! Que le temps vienne
Où les coeurs s'éprennent ! ...et celle-ci a été chantée par Léo Ferré.
Mai 1872, c'est encore le temps de l'idylle avec Verlaine, c'est aussi le mois où Fantin-Latour expose au Salon le Coin de table...
Henri Fantin-Latour - Coin de table, 1872
Assis de g. à d. Verlaine, Rimbaud, Léon Valade, Ernest d'Hervilly, Camille Pelletan.
Debout : Pierre Elzéar, Emile Blémont, Jean Aicard.
A l'origine, le tableau devait être un hommage à Baudelaire.
...où figurent quelques-uns des Vilains Bonshommes, poètes, journalistes et littérateurs Parnassiens qui se réunissent tous les mois autour d'un repas suivi de lectures à l'absinthe. Ils ont posé au début de l'année 1872 - Rimbaud une seule fois, sans desserrer les dents (1). A part Verlaine et Rimbaud, le seul des modèles à être passé à la postérité est Camille Pelletan...
...devenu plus tard le leader de la gauche du parti radical-socialiste...
...obstiné défenseur des Communards et des grévistes, député et sénateur des Bouches-du-Rhône, ministre de la marine du petit père Combes, ce qui explique qu'une ribambelle de boulevards, de collèges et de lycées portent encore son nom.
Le bouquet, à côté de Pelletan...
.
..occupe la place du neuvième convive...
...Albert Mérat, poète mineur qui refusa de poser. Il ne voulait pas figurer à côté de Rimbaud qui, lors d'un précédent repas de Vilains Bonshommes, avait donné un coup de couteau à un de ses amis. Caractère difficile, Rimbaud.
Après le Salon ("c'est le repas des Communards !", aurait dit Charles Blanc, directeur des Beaux-Arts) Durand-Ruel expose le Coin de table dans sa galerie de Paris, puis dans celle de Londres, où Rimbaud et Verlaine se trouvent depuis le début de Septembre. Ils vont voir le tableau, rebaptisé A few friends. "Nous sortons de nous revoir. Ca a été acheté 400 Livres (10.000 fr.) par un richard de Manchester. Fantin for ever !" (Lettre de Verlaine à Lepelletier).
Fantin for ever ! Et les deux clochards célestes vont boire de l'absinthe - ou de la bière tiède ? - dans les bars préférés des Communards exilés à Soho. C'est leur premier séjour londonien, de Septembre 72 à Avril 73, ils logent au 34 Howland street, Fitzroy Square, dans une maison qui fut détruite en 1938. A sa place on mit le central téléphonique international et, en 1961, une autre plus haute tour - de 189 mètres, la British Telecom tower, sinistre fanal hertzien dont le restaurant panoramique tournait sur lui-même en 22 minutes. Il tourne encore parfois, pour les repas privés des huiles de BT, depuis qu'on a retrouvé des pièces détachées de son mécanisme. Mais il est fermé au public depuis 1981, comme bien d'autres choses de par le monde.
Dans la BD de V for vendetta, cette tour est le quartier général de la surveillance audio-vidéo des forces du mal, et on la détruit avec jubilation. Les anglais adorent casser la BT Tower, comme dans la série télévisée The Goodies...
. ...où elle était terrassée par KittenKong. Vengeance posthume des deux poètes, sans doute.
La seconde version de la Chanson de la plus haute tour, celle qui est chantée par Colette Magny, figure dans Une saison en enfer, c'est Alchimie du verbe :
"...J'étais oisif, en proie à une lourde fièvre : j'enviais la félicité des bêtes, — les chenilles, qui représentent l'innocence des limbes, les taupes, le sommeil de la virginité !
Mon caractère s'aigrissait. Je disais adieu au monde dans d'espèces de romances :
Qu'il vienne, qu'il vienne, Le temps dont on s'éprenne.
J'ai tant fait patience Qu'à jamais j'oublie.
Craintes et souffrances
Aux cieux sont parties.
Et la soif malsaine Obscurcit mes veines.
Qu'il vienne, qu'il vienne.
Le temps dont on s'éprenne.
Telle la prairie
À l'oubli livrée, Grandie, et fleurie D'encens et d'ivraies, Au bourdon farouche Des sales mouches.
Qu'il vienne, qu'il vienne, Le temps dont on s'éprenne."
On pense que Rimbaud travaillait déjà sur Une saison en enfer à Londres, au cours du second séjour des deux poètes en Juin 1873 - ils habitaient alors à Camden Town, 8 Great College street, une maison qui existe toujours et qui vient d'être sauvée des promoteurs par une campagne menée par Simon Callow, Julian Barnes, Patti Smith, Stephen Fry et autres. C'est là que le 3 Juillet 1873 Rimbaud se met à la fenêtre et voit Verlaine revenir des commissions, un maquereau à la main, enveloppé dans un journal. Il lui lance ce cri devenu célèbre :
"Mon pauvre vieux, ce que tu as l'air con avec ton maquereau !" (2)
Verlaine, vexé, lui jette le poisson à la tête, crie "j'en ai assez" et prend le bateau seul pour Anvers. Rimbaud reste sans le sou à Londres, vend les vêtements de son compagnon pour manger puis lui écrit une lettre, monument de tendre sadisme épistolaire qui commence sur un ton suppliant mais termine hautainement "...resonge à ce que tu étais avant de me connaître". La suite est bien connue, rapide et définitive : les retrouvailles à Bruxelles, l'hôtel rue des Brasseurs, les disputes qui reprennent tout de suite. Verlaine se rend à l'amurerie Montigny dans la Galerie de la Reine, il y achète le fameux revolver Lefaucheux 7 mm. à six coups, avec gaine et une boîte de cinquante cartouches, puis entre dans une taverne, boit, charge son revolver, change de bistro et boit encore.
" Je manifestais toujours le désir de retourner à Paris... ce matin il est allé acheter un revolver au passage des galeries Saint-Hubert, qu’il m’a montré à son retour vers midi; nous sommes allés ensuite à la Maison des Brasseurs, Grand'Place, où nous avons continué à causer de mon départ. Rentrés au logement vers deux heures, il a fermé la porte à clef, s’est assis devant; puis, armant son revolver, il en a tiré deux coups en disant: Tiens je t’apprendrai à vouloir partir ! Ces coups de feu ont été tirés à trois mètres de distance, le premier m’a blessé au poignet gauche le second ne m’a pas atteint..." Déposition de Rimbaud à la police "le 10 Juillet 1873 vers 8 heures du soir".
Puis Verlaine place le revolver dans les mains de Rimbaud et lui demande de le lui décharger dans la tempe.
A la fin de 1974, Bob Dylan, sous le coup d'une rupture avec Sara Lowndes, enregistre Blood on the tracks. Dans une des chansons, You gonna make me lonesome when you go, il se compare à Verlaine et Rimbaud au moment de leur séparation.
"Situations have ended sad
Relationships have all been bad
Mine've been like Verlaine's and Rimbaud
But there's no way I can compare
Al them scenes to this affair
You're gonna make me lonesome when you go"
Verlaine, menottes aux poignets, prend le chemin de la prison des Petits-Carmes et Rimbaud sorti de l'hôpital passe quelques jours de convalescence dans l'hôtel bruxellois où un certain Rosman fait son portrait.
"Epilogue à la Française - Portrait du Français Arthur Rimbaud blessé après boire par son intime le poète français Paul Verlaine. Sur nature par Jef Rosman. Chez Me Pincemaille, marchande de tabac, rue des Bouchers, à Bruxelles."
Les routes des des deux poètes divergent ensuite pour ne se recroiser que deux fois, très symboliquement. La première, c'est l'envoi par Rimbaud de la plaquette d'Une saison en enfer qu'il a fait imprimer en Belgique et que Verlaine reçoit dans sa cellule de la prison de Mons. La seconde, c'est leur seule rencontre après les coups de feu, deux jours à Stuttgart en 1875. Verlaine, retourné derrière les barreaux au bercail catholique, aurait alors vainement tenté de convertir Rimbaud, qui du coup lui aurait fait faire la tournée des brasseries. Puis selon Ernest Delahaye, seule source de cette histoire, il se seraient battus à coups de poings, des paysans retrouvant le lendemain Verlaine ivre mort au bord du fleuve - Verlaine qui revient pourtant avec le manuscrit des Illuminations dans ses bagages.
On a longtemps prétendu que les Illuminations avaient été écrites avant Une saison en enfer, et cette théorie allait bien dans le tableau claudélien d'un Rimbaud finalement converti. Il est beaucoup plus probable qu'Alchimie du verbe marque la rupture franche non seulement avec Verlaine mais surtout avec le lyrisme versificateur et cela avant les Illuminations. Entre les deux versions de la Chanson de la plus hautre tour, celle oùles coeurs s'éprennent et celle où on s'éprend, bien plus vaguement, du temps, il y a deux coups de feu - et le mètre se met à claudiquer
des sales mouches
venant ensuite, lors de son quatrième séjour à Londres en 1874, le temps où le moucheron Rimbaud cesse de se heurter à la vitre du vers et passe définitivement de l'autre côté - dix ans après le Spleen de Paris, six après Maldoror, les trois coups de la poésie moderne.
Un siècle plus tard, à la fin de 1974, Dylan s'est réconcilié encore une fois avec Sara Lowndes. Pourtant l'année suivante, après la tournée Before the flood il erre de nouveau, mal rasé, dans des clubs de Greenwich Village à la poursuite d'un fugace renouveau folk. Et le 5 Juillet on le traîne par surprise sur scène à l'Other End, pour ressusciter des chansons comme Goodnight Irene, Banks of the Ohio, Amazing grace et même Will the circle be unbrokenavec Tom Verlaine et une chanteuse de vingt-neuf ans qui vient d'enregistrer son premier single, Hey Joe, avant Horses. Patricia Smith, fille d'un ouvrier ex-danseur de claquettes et d'une chanteuse de jazz devenue serveuse, est une fan qui un jour a acheté les Illuminations parce que Rimbaud ressemblait à Dylan sur la couverture. La face B de Hey Joe, c'est le célèbre Piss Factory, souvenirs de travail à la chaîne.
Sixteen and time to pay off I got this job in a piss factory inspecting pipe Forty hours thirty-six dollars a week But it's a paycheck, Jack. It's so hot in here, hot like Sahara You could faint in the heat But these bitches are just too lame to understand Too goddamned grateful to get this job To know they're getting screwed up the ass All these women they got no teeth or gum or cranium And the way they suck hot sausage But me well I wasn't sayin' too much neither I was moral school girl hard-working asshole I figured I was speedo motorcycle I had to earn my dough, had to earn my dough But no you gotta, you gotta [relate, babe,] You gotta find the rhythm within Floor boss slides up to me and he says "Hey sister, you just movin' too fast, You screwin' up the quota, You doin' your piece work too fast, Now you get off your mustang sally You ain't goin' nowhere, you ain't goin' nowhere." I lay back. I get my nerve up. I take a swig of Romilar And walk up to hot shit Dot Hook and I say "Hey, hey sister it don't matter whether I do labor fast or slow, There's always more labor after." She's real Catholic, see. She fingers her cross and she says "There's one reason. There's one reason. You do it my way or I push your face in. We knee you in the john if you don't get off your get off your mustang Sally, If you don't shake it up baby." Shake it up, baby. Twist & shout" Oh that I could will a radio here. James Brown singing "I Lost Someone" or the Jesters and the Paragons And Georgie Woods the guy with the goods and Guided Missiles ... But no, I got nothin', no diversion, no window, Nothing here but a porthole in the plaster, in the plaster, Where I look down, look at sweet Theresa's convent All those nurses, all those nuns scattin' 'round With their bloom hoods like cats in mourning. Oh to me they, you know, to me they look pretty damn free down there Down there not having crystal smooth Not having to smooth those hands against hot steel Not having to worry about the [inspeed] the dogma the [inspeed] of labor They look pretty damn free down there, And the way they smell, the way they smell And here I gotta be up here smellin' Dot Hook's midwife sweat I would rather smell the way boys smell-- Oh those schoolboys the way their legs flap under the desks in study hall That odor rising roses and ammonia And way their dicks droop like lilacs Or the way they smell that forbidden acrid smell But no I got, I got pink clammy lady in my nostril Her against the wheel me against the wheel Oh slow motion inspection is drivin' me insane In steel next to Dot Hook -- oh we may look the same-- Shoulder to shoulder sweatin' 110 degrees But I will never faint, I will never faint They laugh and they expect me to faint but I will never faint I refuse to lose, I refuse to fall down Because you see it's the monotony that's got to me Every afternoon like the last one Every afternoon like a rerun next to Dot Hook And yeah we look the same Both pumpin' steel, both sweatin' But you know she got nothin' to hide And I got something to hide here called desire I got something to hide here called desire And I will get out of here-- You know the fiery potion is just about to come In my nose is the taste of sugar And I got nothin' to hide here save desire And I'm gonna go, I'm gonna get out of here I'm gonna get out of here, I'm gonna get on that train, I'm gonna go on that train and go to New York City I'm gonna be somebody, I'm gonna get on that train, go to New York City, I'm gonna be so bad I'm gonna be a big star and I will never return, Never return, no, never return, to burn out in this piss factory And I will travel light. Oh, watch me now.
En 1967, dans l'usine de jouets de Philadelphie d'où vient cette chanson, "j'avais toujours les Illuminations sur moi. Parfois je le lisais en français. Bien que ne le comprenant pas, je pigeais la musique...mon contremaître, voyant que c'était un livre bilingue, m'a soupçonnée d'être communiste" (3).
Un an plus tard, plus à l'Est à Saint-Ouen une autre fille, à une autre sortie d'usine, tenait elle aussi à d'autres contremaîtres et/ou militants un discours très gonna get out of there - elle aussi est devenue une grande star introuvable.
L'usine s'appelait Wonder, ce qui, d'une langue à l'autre, veut dire Merveille - de même qu'Illumination, à peu près certainement, était dans l'esprit de Rimbaud un titre anglais signifiant enluminure - à moins que ce ne soit, au sens de Swedenborg et de l'Illuminisme, un éclair de la pensée, un court-circuit, une syncope, une grève, un coup de revolver...
(1) Il déteste Fantin. cf. Jean-Jacques Lefrère, Arthur Rimbaud, p. 417
(2) Récit de Verlaine rapporté par F.A. Cazals et cité par Lefrère, p. 594. Dans une autre version, le poisson est un hareng, dans une autre encore, Rimbaud lui crie de la fenêtre "Eh, Bobonne !"
(3) Patti Smith, entretien, in Robert Shelton, Bob Dylan, sa vie et sa musique, trad. Jacques Vassal, p. 448.