William Emmanuel Huddleston, né le 9 Octobre 1920 à Chattanooga, Tennessee, élevé et formé à Detroit, prend le nom de scène de William Evans avant de devenir Yusef Lateef en se convertissant à l'Islam de l'Ahmadiyya(.gb). Les Ahmadis(.fr) sont une branche très particulière de l'Islam, pacifique et eschatologique, rejetée et souvent persécutée par les officiels du sunnisme comme du chiisme. Si cela vous intéresse, vous pouvez suivre une petite conférence sur leur définition du Jihad majeur : un effort sur soi-même(.fr), interprétation qu'ils ont héritée du soufisme. On peut rêver d'un monde où tous les croyants seraient comme les Ahmadis, les Soufis, les Ba'haï ou les Quakers.
1940 : Lateef a vingt ans à Detroit et Detroit 1940 c'est Motor City, bientôt deux millions d'habitants, la quatrième ville et le coeur pulsant industriel des Etats-Unis c'est-à-dire, à cette date-là, du monde. La Great Migrationamène chaque jour les noirs des états du sud là où ils peuvent trouver du travail non ségrégué. En 1930 déjà, 14% des travailleurs de l'automobile sont afro-américains. Bientôt les noirs gagnent leur premières batailles pour l'égal accès à l'emploi : en 1934 avec le Railway Labor Act imposé par les PullmanSleeping CarPorters et leur leader A. Philip Randolph, qui organise en Juin 41 la Grande Marche des noirs sur Washington contre la discrimination raciale dans l'industrie. Avant même le jour de la marche Roosevelt signe le Fair Employment Act, qui leur ouvre les portes de toutes les industries travaillant pour la défense - les portes, entre autres, de Detroit.
Flash forward : En 1967, Lateef qui, après une période chez Impulse!, vient de signer chez Atlantic avec le producteur Joel Dorn, y enregistrera cet album
qui est une sorte de psychogéographie musicale de Motor City, enregistrée avec de vieux routiers du groove... et même Ray Barretto aux congas sur certaines plages. Chaque morceau fait référence à un quartier de la ville, sauf le dernier - et le plus beau - That lucky old sun, une reprise du vieux hit chanté depuis 1949 par Frankie Laine, Louis Armstrong, Jerry Lee Lewis, Bob Dylan et bien d'autres... personnellement, ma version préférée est celle de Ray Charles
mis en ligne par OlEagleEye sur des images du solstice du 21 Juin dernier That lucky old sun, Ray Charles - musique de Beasley Smith, paroles de Haven Gillespie
Up in the mornin', out on the job Work like the devil for my pay. But that lucky old sun has nothin' to do But roll around heaven all day. Had a fuss with my woman, an' I toil for my kids, An' I sweat 'til I'm wrinkled and gray, While that lucky old sun got nothin' to do But roll around heaven all day. Oh, Lord above, don't you hear me cryin'; Tears are rollin' down my eyes. Send in a cloud with a silver linin', Take me to paradise. Show me that river, Take me across, wash all my troubles away; Like that lucky old sun give me nothing to do But roll around heaven all day
En écoutant cette chanson il est utile de se souvenir que les pistes de Lateef's Detroit furent enregistrées les 4 et 5 Février 1967, à l'exception de That lucky old sun qui fut mis en boîte le 1er Juin. Cinquante-trois jours plus tard, quelques flics blancs réputés pour leur brutalité font une de leurs descentes habituelles dans un bar clandestin; ils ne s'attendent pas à y trouver quatre-vingt deux personnes qui fêtent le retour de deux vétérans du Viet-Nam. En cinq jours, Detroit explose, littéralement : 43 morts, 467 blessés, plus de 7.200 arrestations et de 2.000 immeubles brûlés; la garde nationale intervient, puis l'armée avec des tanks et 4.700 parachutistes de la 82nd Airborne; le siège de la police est protégé par des nids de mitrailleuses.
Un autre des morceaux de Lateef's Detroit, Belle Isle, fait référence à l'un des plus grands parcs de Detroit "Hot nights, Belle-Isle, pass the big stove, lemonade..." (1). Flash back : C'est précisément dans ce parc que débuta, par une belle journée de la fin du mois de Juin - la précédente rebellion (2) de Detroit, celle de 1943 - les jeunes noirs étaient fatigués de se faire chasser des parcs par une telle chaleur, while that lucky old sun give me nothing to do But roll around heaven all day.
Sur ce, un troisième morceau de Lateef's Detroit, Eastern market :
mis en ligne par obscuritee Yusef lateef - tenor-sax flute, Danny Moore, Snooky Young, Jimmy Owens - trumpet, Eric Gale - electric guitar, Cecil McBee - bass, Chuck Rainey - electric bass, Norman Pride - conga, Albert "Tootie" Heath - percussion, Berbard Purdie - drums
Detroit, justement, années 40 : John Lee Hooker travaille à la chaîne chez Ford et chante le soir dans les bars de Hastings Street. Dans les rues des quartiers noirs courent des petits garçons qui s'appellent Paul Chambers... Kenny Burrell... Barry Harris... Donald Byrd... ou Tommy Flanagan; tout près, à Ferndale et Pontiac, Ron Carter...
et Elvin Jones... sont du même âge : fils de musiciens, d'ouvriers ou de contremaîtres de l'automobile, ce sont les futurs héros du hard bop. Lateef a dix ans de plus qu'eux - il est de la classe d'âge de Hank et Thad Jones (les frères d'Elvin)...
...celle aussi de Milt Jackson.
C'est d'ailleurs en compagnie de ce dernier que Lateef entre en 1938 dans la classe de musique de son lycée, la Miller High School. "Le premier jour, nous n’avions pas d’instrument. Notre professeur, John Cabrera, a dit à Milt Jackson de prendre le vibraphone et à moi, de jouer du hautbois. J’ai refusé, et j’ai obtenu un saxophone" (3). Plus tard, il se mettra au hautbois, au basson, au Shanai indien et à la flûte, toutes sortes de flûtes, y compris l’argol syrien.
mis en ligne par Astrotype Brother John, 1963 Yusef Lateef - tenor sax, oboe, flute Cannonball Adderley - alto sax Nat Adderley - cornet Joe Zawinul - piano Sam Jones - bass Louis Hayes - drums
A la fin des années 40 il joue à New-York et Chicago, dans des big bands de la fin de la Swing Era, avec Lucky Millinder, Ernie Fields, Hot Lips Page et Roy Eldridge, et aussi dans l'orchestre de Dizzy Gillespie. Mais en 1950 sa femme tombe malade et il doit retourner à Detroit, bosser chez Chrysler pour gagner l'argent du ménage. C'est à cette époque qu'il reprend des études musicales à la Wayne State University, et qu'il découvre l'Islam en même temps que la flûte et le hautbois. Il monte en 1956 son premier quintet (Curtis Fuller tb., Hugh Lawson p., Ernie Farrow b., Louis Hayes d.) qui joue six soirs par semaine au Klein's Show bar, 8540 12th street. Lateef le musulman est "le saxo au turban". Dizzy Gillespie produit leurs premiers disques.
En 59 George Klein vend son bar - comme l'automobile, la scène jazz de Detroit connaît ses hauts et ses bas. Lateef s'installe à New-York. Mais il n'arrive pas à maintenir son propre ensemble, il joue un temps avec Charles Mingus, puis il entre dans le sextet de Cannonball Adderley, tout en enregistrant, dès qu'il le peut, avec ses propres formations, et en poursuivant ses études de musique - de philosophie aussi, avec un penchant, semble-t-il, pour les présocratiques et l'existentialisme.
I need you, 1960 Yusef Lateef (tenor sax) Nat Adderley (cornet) Barry Harris (piano) Sam Jones (bass)Louis Hayes (drums)
On distingue en général trois périodes dans sa production, une période hard-bop classique (enregistrements Savoy, Prestige et Riverside) qui se termine en élargissant son répertoire à des thèmes orientaux (Eastern sounds, 1961). Puis une phase d'expérimentations tous azimuths (enregistrements Impulse! et Atlantic), avec une variété d'instuments, de la world music avant l'invention commerciale de la chose, de la flûte planante comme des percussions africaines, et une tendance funk/groove qui a l'art de déplaire souverainement aux puristes du Jazz, qui sont allés jusqu'à prononcer le terme maudit de "disco". Enfin, après son retour du Nigéria en 1986 (derniers enregistrements Atlantic puis sous sa propre marque YAL) sa musique se fait plus abstaite et épurée - on l'a alors parfois classé parmi les musiciens New Age. Dernièrement, dans cette même veine, son album Influence avec les frères Belmondo a connu un beau succès. Et à partir de 1969 YL devient, parallèlement, un compositeur de musique "classique" produisant une symphonie et de nombreux concertos et suites orchestrales...
Il est certain que Lateef a beaucoup joué, beaucoup écrit et beaucoup enregistré. Les critiques de Jazz qui pour la plupart ne vivent pas, heureusement pour eux, de leur musique, ont tendance à dire que dans la production des musiciens prolifiques il y a beaucoup à jeter. Quand, de plus, on a changé plusieurs fois de style et beaucoup expérimenté comme YL, on est sûr de toujours mécontenter une partie des experts - Coltrane a eu, en un sens, la chance de mourir jeune. Dans le cas de Lateef la précaution d'usage est donc encore plus de rigueur : ne pas lire les critiques avant d'écouter.
mis en ligne par cronicjhonez Love theme from Spartacus, 1961 Yusef Lateef (oboe) Ernie Farrow (bass, rabat) Lex Humphries (drums)
Dans un autre ordre d'idées, Lateef est LE passeur des musiques orientales dans le jazz de son temps, mais il a aussi été le premier jazzman noir à mener en parallèle une carrière universitaire de professeur de musique, l'auteur d'une méthode de flûte et de Répertoires qui sont devenus des classiques pour les amateurs de gammes pentatoniques et autres tierces diminuées, notamment chez les bassistes...
Et puis il y a cette rumeur tenace selon laquelle c'est Lateef qui accorda quelques années de vie supplémentaires à John Coltrane en lui faisant découvrir que la lecture de la Bhagavad Gita, de Khalil Gibran, du Coran ou de Krishnamurti pouvait être un substitut (et peut-être plus) à l'héroïne... Même si c'est encore une de ces légendes urbaines du Jazz - son décrochage, Coltrane le doit avant tout à Juanita Naima Grubbs, sa première femme, elle aussi Muslim comme tant d'autres (4) dans la musique noire de ce temps-là - elle en dit assez long sur Lateef, le saxo au turban, le Gentle Giant, le poète qui bossait chez Chrysler avant d'être professeur à Amherst University, le jazzman qui n'aime pas le mot Jazz (5), celui qui un beau jour partit au Nigéria étudier sérieusement "les flûtes sarewa des Fulani, un peuple de pasteurs nomades. Des flûtes à quatre trous qu’ils fabriquent avec des branches mais aussi, dans les villes, à partir de pompes à vélo." (3)
mis en ligne par PedroMendesVideos Yusef Lateef Robot man, émission télévisée Robot man est une composition enregistrée en 1977 sur l'album Autophysiopsychic Le site de Yusef Lateef est ici, et une page MySpaceMusic porte son nom (il faut être prudent, avec MySpace) là.
(1) Texte des Liner notes écrites par Saeeda Lateef pour l'album
(2) Tous les termes qui désignent les violences urbaines étant fortement connotés, Race riot ne sonne pas comme Black rebellion. Celle de 1943 fit quand même 34 morts dont 25 noirs, sur lesquels 17 furent abattus par la police, qui ne tua aucun blanc. Il y eut 675 blessés graves et 1.893 arrestations.
(4) Inquiétant signe de nos temps de caricatures, qu''il soit tellement difficile aujourd'hui d'expliquer ce que signifiait l'Islam pour les Coltrane et consorts - ce mélange de mystique soufie, de Black consciousness et de jam sessions inspirées.
(5) "C'est un mot ambigu, auquel le Random House Dictionary donne le sens de "copuler". Ceci n'a rien à voir avec ma musique... Je sais quelle musique je joue, et si vous avez besoin d'un terme pour la désigner, c'est de la musique autophysiopsychique, ce qui se passe d'explications (which is self-explanatory)..." dit-il un jour à Leonard Feather.
Guillaume Apollinaire / Léo Ferré - Marizibill mis en ligne par bisonravi1987
Dans la Haute-Rue à Cologne Elle allait et venait le soir Offerte à tous en tout mignonne Puis buvait lasse des trottoirs Très tard dans les brasseries borgnes
Elle se mettait sur la paille Pour un maquereau roux et rose C'était un juif il sentait l'ail Et l'avait venant de Formose Tirée d'un bordel de Changaï
Je connais gens de toutes sortes Ils n'égalent pas leurs destins Indécis comme feuilles mortes Leurs yeux sont des feux mal éteints Leurs coeurs bougent comme leurs portes
Marizibill est publié pour la première fois en Juillet 1912 dans la revue Soirées de Paris qu'Apollinaire vient de fonder avec André Salmon, André Billy, René Dalize et André Tudesq, et qui a pour siège le Café de Flore. Cette année-là Apollinaire va mieux, judiciairement parlant - il vient d'être relaxé pour l'affaire du buste hispanique volé au Louvre et qu'on avait retrouvé chez lui, affaire pour laquelle il a été incarcéré une semaine à la Santé en Juillet 1911 - mais sentimentalement ça se gâte, avec Marie Laurencin. C'est le moment où il décide de publier un volume de poésie qui devait s'appeler Eau-de-vie, qui sera Alcools, et en Novembre il va en supprimer sur épreuves toute la ponctuation - on discute encore pour savoir si l'idée première vient de lui, ou de Cendrars.
On peut visiter ici les lieux où Apollinaire a passé sa semaine à la Santé.
Denise Duchateau-Destours - Vüe des Ecuries du duc d'Orléans mort à Sainte-Geneviève, 1807 - vue prise en regardant vers l'Ouest, juste avant la destruction de la première basilique, dont on voit encore le pignon entre la Tour Clovis, alors son clocher, à gauche, et St-Etienne-du-Mont à droite. La nef de cette première basilique occupait l'emplacement de l'actuelle rue Clovis. Au fond, le dôme du Panthéon.
Je despens chaque jour ma rente En maints travaux aventuriers, Dont est Fortune mal contente Qui soutient contre moi Dangiers ;
L'hôtellerie a une curieuse histoire. D'abord abbaye, elle fut surtout bibliothèque, un temps une des plus grandes d'occident, enrichie sans discontinuer depuis que le cardinal de la Rochefoucauld, nommé en 1624 abbé de Sainte-Geneviève "n'y trouva pas un seul ouvrage imprimé, ce qui l'obligea à envoyer chercher cinq à six cents volumes de sa bibliothèque, pour l'usage des chanoines réformés" (1). Les Augustins de France n'étaient pas aussi aventureux que leurs cousins d'Erfurt et de Cambridge, ces moinillons hardis qui, sola gratia, dynamitèrent le catholicisme au début du XVIème siècle. Mais ils étaient prudemment rétifs - sans trop de prudence pour certains d'entre eux comme Le Courayer, bibliothécaire à partir de 1717, qui fut excommunié dix ans plus tard pour avoir trop penché du côté anglican et dut alors se réfugier à Londres jusqu'à sa mort. Ou comme ces chanoines jansénistes auxquels Louis XV dut envoyer les flics - le lieutenant général de police, Feydeau de Marville - pour qu'en 1745 seulement ils acceptent de se soumettre à la bulle Unigenitus. Ou comme Louis, duc d'Orléans, le fils neurasthénique du Régent - "vous ne serez jamais qu'un honnête homme" lui aurait dit ce dernier, furieux d'avoir échoué à le dévergonder en lui envoyant des demoiselles de l'Opéra. Après la mort de sa femme en 1726 il vint s'enfouir à l'abbaye, étudiant le grec, le syriaque et l'hébreu, hanté par des hallucinations, suivi de son secrétaire le célèbre Monsieur de Silhouette, et si profondément janséniste lui aussi que le curé de Saint-Etienne-du-Mont lui refusa l'absolution à ses derniers moments en 1752. Premier prince du sang, il fut un des rares membres de la famille à se gagner la réputation d'un père des pauvres, une foule accompagna son convoi (2) et Jean-Jacques Rousseau lui écrivit une oraison funèbre.
Ce n'est que par la suite que l'hôtellerie devint le prototype du lycée caserne, après qu'en 1790 l'abbaye eut été supprimée comme toutes les communautés religieuses de France, et "qu'un grand nombre de génovéfains adhérèrent aux nouvelles convictions, quittèrent le froc et se marièrent" (3).
Alexandre Bourla (fils) d'après une esquisse de son père "Vue générale de la crypte de l'Abbaye Sainte-Geneviève après la profanation des tombeaux en 1793", 1850
En l'an II, pour en clore symboliquement le chapitre, le département de la Seine décida de déposer la châsse de Sainte-Geneviève qui était à Saint-Etienne-du-Mont. La section du Panthéon s'exécuta et le 1er Frimaire (21 Novembre 1793) le Conseil général de la Commune de Paris délibéra des résultats de son action, dans un langage qui a l'âpre et expéditive poésie des périodes révolutionnaires.
"Le Conseil entend ensuite lecture du procès-verbal du dépouilement de la châsse de Sante-Geneviève, et arrête que ce procès-verbal sera envoyé à toutes les sections, ainsi qu'au pape. Arrête, en outre, que les ossements et les guenilles qui se sont trouvés dans cette boîte seront brûlés sur-le-champ sur la place de Grève, pour y expier le crime d'avoir servi à propager l'erreur et à entretenir le luxe de tant de fainéants. La dépouille de cette châsse a produit 23.830 livres. Un membre observe que ce produit lui paraît bien médiocre, attendu que l'on pouvait à peine supporter l'éclat du brillant de cette châsse. Le rapporteur répond que tous les objets qui l'ornaient sont encore en nature, et que la majeure partie des diamants sont faux..."
Les reliques furent brûlées en place de Grève le 3 décembre. Dix ans plus tard, sous Napoléon 1er redevenu catholique, on exhumait pieusement le fond du sarcophage présumé de Sainte Geneviève dans la crypte de l'Abbaye, et on le déposait à Saint-Etienne ainsi que "la terre qui avait reçu les émanations du corps de la sainte". Passons sur les dernières aventures de la châsse, rétablie en 1822 au Panthéon redevenu basilique par la grâce de la Restauration, cachée lors de la révolution de 1830, puis livrée "par trahison" mais respectée, finalement remise à l'archevêque...
Alexandre Bourla (fils) d'après une esquisse de son père "Vue générale des fouilles exécutées en 1807 dans la crypte de l'abbaye Sainte-Geneviève", 1850 Le père d'Alexandre Bourla était l'architecte des domaines chargé en 1807, avant la démolition de la première basilique, de la campagne de fouilles qui mit à jour trente-deux sarcophages mérovingiens. Parmi eux, ceux que l'on désigna, probablement à tort, comme ceux de Clovis et Clotilde.
A l'hôtellerie, bibliothèque et école-caserne cohabitèrent à partir de 1791, mais après des années de complots pour expulser les successeurs des Génovéfains les autorités du collège obtinrent finalement gain de cause et en 1851 on déménagea les livres dans le bâtiment actuel de la bibliothèque Sainte-Geneviève, place du Panthéon sur l'emplacement de l'hôtel de Montaigu, lui-même ancien collège devenu prison militaire, caserne d'infanterie puis dépôt de recrutement - éternel échange de mauvais procédés. C'est dans ce collège de Montaigu, quelque trois siècles et demi plus tôt, qu'Erasme crevait de faim sous les coups du sinistre Jean Standonck, ce même Standonck qui aimait venir étudier la nuit au sommet de la tour Clovis, "à la clarté des astres".
Une fois vidés les rayonnages génovéfains, la caserne triomphante y aligna ses chambrées - nos dortoirs, et nous rêvions dans la bibliothèque absente, sous la coupole où le Saint Augustin de Restou foudroie les hérésiarques. Nous étions la dernière couvée.
Comme toutes les dernières couvées depuis que le monde est monde, nous nous agitions. En 1966 L'UNEF suivait une ligne "syndicale". Défense des intérêts étudiants, Groupes d'études, polycopiés, "jeunes travailleurs intellectuels", Bapu... tout cela ne dit plus rien à personne, et surtout aurait dû ne rien dire à nos prépas qui s'écarquillaient sur leurs thèmes grecs. Pourtant, signe des temps, les classes se vidaient comme un seul homme aux mots d'ordre de grève, et la Shtrasse devenait nerveuse. Un beau soir, las d'être pris pour des demeurés, les internes préalablement bourrés de sandwichs refusèrent en bloc, à l'appel de la section UNEF, la nourriture infâme qu'on nous servait au réfectoire. Un surgé s'égosilla en vain et, les chers petits ayant de la famille, un article du Monde informa le surlendemain la nation ébahie que l'hôtellerie avait fait la grève de la faim. Nous demandions simplement le minimum vital, un foyer des élèves sans pion à demeure. Grinçant des dents et jurant in petto de se venger plus tard, la Shtrasse nous ouvrit un cabanon au fond de la cour des internes. Il y avait un baby-foot et un pick-up du genre Teppaz, ce n'était pas grand-chose mais nous passions de la caserne à l'auberge de jeunesse et cela nous l'avions conquis de haute lutte. Sans compter que je pouvais enfin écouter autre chose que le transistor :
Charles Mingus - Haitian fight songMis en ligne par MasterXelpud
Presque quarante ans plus tard je hurlais de rire à la lecture du numéro 1 du gentil Ravaillac (4)...
cliquer pour agrandir, comme d'habitude...
...nous étions en 2001 et la Shtrasse, non content d'avoir fermé notre vieux foyer, s'arc-boutait encore pour ne pas en ouvrir d'autre. Nos dignes successeur(e)s se battirent courageusement jusqu'au numéro 2, après lequel ils furent virés, bien sûr.
Revenons à 1966, soit trois ans bien tassés avant l'érotisme. C'était un temps déraisonnable, Napoléon IV venait de se faire réélire en 1965 et à cette occasion notre cercle de l'UEC s'était rangé sur les positions du secteur lettres trotskysant : pas question d'accepter que le PC appelle à voter dès le premier tour pour Mitterrand, qui était toujours un mauvais souvenir...
L'enthousiasmante campagne présidentielle de 1965
...voici qu'à peine devenus bolcheviks, nous nous découvrions déjà dissidents. Comme c'était l'usage en pareil cas, la Fédération de Paris du PC nous envoya un surveillant. A la librairie Clarté du 3 place Paul-Painlevé, dans le sous-sol où se réunissait notre cercle au milieu des piles de journaux que nous refusions de vendre car nous étions en désaccord, G., qui ne croyait pas trop à son rôle, et qui lui-même allait plus tard se faire maltraiter par les pontes du Colonel-Fabien, subissait avec calme nos lazzi et nos jugements sommaires. Dans mon souvenir lointain et peut-être faussé, G. a une voix lasse de prolo ashkenaze - "vous verrez bien, les gars..." Pour nous, c'était tout vu.
En 1965 le bureau national oppositionnel et "italien" (5) de l'UEC avait été déposé par une brillante manoeuvre d'appareil. La nouvelle direction alliait les staliniens standard et les althussériens maoïstes de la rue d'Ulm. Puis, au début de l'année 66, dans un deuxième mouvement le secteur lettres fut exclu par cette coalition - en coulisse Roland Leroy était à la manoeuvre. Notre petit cercle de l'hôtellerie fut viré en parallèle, officiellement pour non-paiement de cotisations, au cours d'une réunion houleuse vite expédiée par des maoïstes sardoniques qui ne l'emporteraient pas en paradis. Il fallut faire des choix, le secteur lettres venait de fonder la JCR (Krivinienne), allions-nous nous y rallier? Après un débat bref et intense, seuls les cloutards y entrèrent. Nous autres khâgneux, trouvant la Chkreuh décidément trop petite-bourgeoise, prîmes langue avec les vrais prolétaires de l'UC-VO.
Ainsi les dramatis personae des années politiques à venir étaient déjà en place :
- la JCR (6) familièrement la Chkreuh, qui genuit la Ligue Communiste, qui se travestit plus tard en LCR, qui produisit à son tour le Facteur, qui lui-même prépare le Nouveau Parti Anticapitaliste.
- Quant aux très althussériens maoïstes un peu staliniens de la rue d'Um, leur seule utilité aux yeux du Parti (le grand, le vrai) était d'avoir aidé à exclure les trotskystes. Ils furent donc exclus eux aussi, troisième mouvement, quelques mois plus tard et formèrent l'UJC-ml (7), la Chmeul pour les intimes, qui se métamorphosaaprès 68 en Gauche Prolétarienne, qui engendra le journal Libération, qui fut racheté par Edouard de Rothschild (8).
- L'UC-VO (9) est une bête bien plus ancienne, puisqu'elle est issue d'un petit groupe de trotskystes roumains actif en France dès les années trente, le groupe Barta, qui devint le groupe Voix ouvrière, dissous en Juin 68 et vite repeint en Lutte Ouvrière, qu'Arlette incarne aux yeux des profanes, avant d'être un jour prochain remplacée dans ce rôle par Isabelle Bonnet, Farida Megdoud, Valérie Hamon ou Nathalie Artaud, le choix n'est pas encore définitif.
La façade Ouest, sur la place du Panthéon / Charles Meryon, le Collège Henri IV, détails
Mais Espoirs, s'ils sont droicturiers, Et tiennent ce qu'ils m'ont promis, Je pense faire telle armée Qu'aurai, malgré mes ennemis, L'hôtellerie de Pensée.
A l'été 66 nous dîmes au revoir à ceux de notre groupe qui ne passeraient pas en khâgne et en étaient assez heureux. A la rentrée nous nous réinstallions à l'hôtellerie. Les deux classes de Khâgne fonctionnaient dans deux salles jumelles, toujours au fond de la cour des internes. Avec un côté Kant et un côté Hegel.
J'étais tombé du côté Kant. K. était un mythe khâgnal vivant - il s'installait à son bureau à l'heure exacte comme à Königsberg, sortait fatidiquement de son cartable fatigué la Cripure Tremesaygues-Pacaud et la posait sur le coin droit de la table, où elle atterrissait avec le bruit mat que fait la vérité tombant sur le dogme. Avec une intelligence qui n'avait d'égale que sa gentillesse, il dépiautait l'incertain pour trouver trace du possible, puis en extrayait le probable à partir duquel il pouvait distiller le doute qui lui permettrait de s'interroger finalement sur les conditions de possibilité de la connaissance du vrai. De temps en temps, pour relâcher la tension il se payait la tête de Heidegger, alors il fallait rire. Mais la plupart du temps régnait un silence terrifié au milieu duquel les raisonnements synthétiques a priori dépliaient des ailes parcheminées de ptérodactyles avec une trompeuse lenteur. Car sitôt qu'on croyait avoir anticipé leur développement, les arguments de K. se retournaient dans une direction imprévue et filaient...
Max Klinger, de la série Le gant : Entführung / Enlèvement
...insaisissables.
Ce qui était le plus frustrant, c'était d'ouïr à travers la cloison l'écho des mélopées hégéliennes de B. - la concurrence - entrecoupées des hourras de son auditoire captivé. A la sortie les deux petits peuples germaniques confrontaient leurs notes, alors qu'est-ce qu'il a dit, car il fallait garder deux cordes à son arc pour le Khâl et dans cet exercice d'équilibre si B. était le fil de fer K. était réputé être le balancier, la voix de la sagesse. Dans mon souvenir d'ailleurs je confonds cette voix avec celle de G. dans le sous-sol de Clarté.
Ainsi allait notre petit monde, dualiste sans être simplet, combat d'animaux héraldiques - Kant contre Hegel, Althusser contre Sartre, La Chkreuh contre la Chmeul, Trotsky contre Mao, le dogme contre la spontanéité, griffons et léopards, anges contre fantômes.
Notre petit groupe consacrait maintenant ses rares sorties à des entretiens obligatoires avec un commissaire politique de Voix Ouvrière, qui nous entretenait un par un à la Chope Monge, chacun sous un pseudonyme différent qu'il nous choisissait à la suite sur le plan de la ligne 8 du métro parisien - j'étais Reuilly, Diderot c'était un autre. Nous découvrions VO et son univers romanesque et tatillon, sa clandestinité de carbonaro imperturbable, ses cercles extérieurs où il n'y avait de contacts qu'individuels avec un membre anonyme de cercles intérieurs dont on ignorait tout du fonctionnement, sauf qu'il devait être à coup sûr ultradémocratique. Suivant la sainte règle du groupe, la lecture et le commentaire obligatoire d'un livre par semaine (10) s'ajouta donc à nos petit grec et petit latin. Ce qui pour l'essentiel me fit découvrir VictorSerge.
Pour une bonne partie, nous restions étrangement cathos, et notre coach nous abreuvait donc de tout un fatras matérialiste primaire : brochures puériles de Plékhanov et rengaines tirées de Matérialisme et empiriocriticisme (11). En bon khâgneux nous nous récriions - et les Manuscrits de 1844 ? Qu'est-ce que VO pensait d'Henri Lefebvre et de Lukacs ? Quid de l'alénation, Entäusserung ou Entfremdung ? Et la réification ? Pour toute réponse on nous fit commenter Que Faire, (Что делать?) et on nous exhorta à la militance pratico-pratique.
J'ai l'air de me gausser mais il ne faut pas oublier que ceux qui nous parlaient étaient, au moins en esprit, les héritiers de ceux qui avaient mené les grèves de 47 à Billancourt, les seuls militants que les staliniens n'avaient pas réussi à chasser des boîtes. Nous fîmes donc notre apprentissage, le mur de l'hôtellerie pour vendre V.O. à la criée,
et pour distribuer les tracts dans les halls de gare ou à la sortie d'ateliers lointains. Cela n'allait évidemment pas sans quelques acrobaties et, petit à petit, sans quelque péril. Par principe nos commissaires ne s'intéressaient pas au milieu étudiant, encore moins aux prépas, et nous interdisaient de toute façon de nous réunir entre nous. Toute notre activité était donc tournée vers l'extérieur et nous nous mîmes à délaisser l'UNEF. Nos petits camarades de la Chkreuh, de leur côté, nous regardaient d'un air dubitatif. Parmi eux, Guy Hocquenghem venait d'intégrer la rue d'Ulm à la promotion précédente et repassait de temps en temps à l'hôtellerie pour surveiller ses oisillons. Il était encore, pour peu de temps, dans une phase syndicale - et même à la MNEF, si je me rappelle bien. Hocq gérant la Sécu, souvenir paradoxal.
C'était un temps schizophrène. Les imprécations de Lénine contre le Rabotchéïé Diélo se mélangeaient ans nos têtes avec celles de l'Antigone de Sophocle et j'étais, cet hiver-là, en proie à d'abstraites fureurs (12).
Domenico Beccafumi - Saint Michel chassant les anges rebelles, 1528, détail
Mais je ne partis pas en Sicile. Suite à une altercation un peu plus vive que d'habitude, un pion de dortoir alla se plaindre au censeur de l'époque, un petit homme qui promenait le soir son chien autour du Panthéon. Tenant sa vengeance, la Shtrasse décida de me virer illico de l'internat. Et j'allais profiter de l'occasion qui m'était donnée pour déserter les cours... Des profs illuminés nous exhortaient à tenir jusqu'à leur fichu khâl - comment leur expliquer que le vrai déchirement était de quitter nos amis, et le soulagement qu'il y avait au contraire à sauter en marche de leur infernal paradis ? Urge for going.
La Tour Clovis et l'église St-Etienne-du-Mont, gravure / Domenico Beccafumi - Saint Michel chassant les anges rebelles, 1524, détail
En partant ce soir-là avec mes petites affaires pour une pension de famille à Cachan, je me retournais pour jeter un dernier coup d'oeil à l'hôtellerie, et les anges étaient bien là, glissant dans le ciel du soir au-dessus de la tour Clovis - je vis le mien lever le bras en signe d'adieu.
ENVOI Prince, vrai Dieu de paradis, Votre grâce me soit donnée, Telle que trouve, à mon devis, L'hôtellerie de Pensée.
Charles de Valois, duc d'Orléans (1394-1465).
Le duc Charles, qui aimait s'en aller et qui resta longtemps prisonnier, aurait apprécié, un demi-millénaire plus tard, Urge for going. I get the urge for going but I never seem to go. Joni Mitchell, 1965.
Notre gruppetto continua tant bien que mal à étudier dans la militance (ou à militer dans l'étude ?) puis se dispersa peu à peu, l'un après l'autre quittant l'hôtellerie. Je ne crois pas que l'un quelconque de mes amis ait jamais réussi au Khâl, ou s'y soit même présenté, mais ne consultant pas les annuaires je ne saurais en jurer. Un temps une partie d'entre nous se retrouva bizarrement et charitablement hébergée dans le très roubaldien presbytère des Blancs-Manteaux chez les religieux de Notre-Dame de Sion, dont je peux jurer qu'ils n'étaient pas trotskystes. Un temps, ensuite, nous nous rencontrions au premier étage du Cluny et c'était bien trente ans
avant qu'il devienne tristement une Pizza dell'Arte. L'une des dernières fois où nous nous sommes revus fut dans l'hôtellerie occupée, brièvement libérée en Mai 68. Puis nous avons perdu le contact, emportés par d'autres fleuves. Je ne sais pas combien restèrent à V.O. - l'un de nous au moins, l'archéologue fondu d'hébreu et de syriaque, y était toujours quand je le croisai dix ans plus tard dans un café, attendant un de ses contacts - il faisait toujours lire Balzac à de jeunes ouvriers en révolte. Quand on se moque devant moi des militants, c'est à lui que je pense, et cela m'évite de partager toute cette hilarité sinistre.
Et pour ma part je dérivai vers d'autres horizons, le Buffet, puis la Zone (à suivre...)
(1) Alfred de Bougy et Pierre Pinçon Histoire de la Bibliothèque Sainte-Geneviève précédée de la chronique de l'Abbaye, de l'ancien Collège de Montaigu et des monuments voisins, d'après des documents originaux et des ouvrages peu connus, Paris, Comptoir des Imprimeurs-Unis, 1847, p.96.
(2) Les ecclésiastiques jansénistes persécutés expliquaient partout que " Dieu avoit enlevé ce prince du monde pour ne pas lui donner le chagrin de voir plus longtemps les horreur que le gouvernement toléroit, et dans l'église et parmi le peuple, qui n'avoit pas de pain, que ce prince avoit la plus vive douleur, de ne pouvoir remédier à tous ces maux, ayant été forcé de se retirer du conseil, l'avis des mechans prévalant sur le sien" selon le rapport d'un informateur de police, cité par Dale K. Van Kley, Les origines religieuses de la Révolution française 1560 - 1791, Ed. du Seuil, 2002 (3) Alfred de Bougy et Pierre Pinçon Histoire de la Bibliothèque Sainte-Geneviève... p. 78. En fait, treize chanoines prêtèrent serment à la Constitution civile du clergé, onze refusèrent et vingt-deux s'abstinrent, cf. Catherine Echalier, L'abbaye royale Sainte-Geneviève, Alan Sutton éd. 2005, p. 151.
(4) Bien entendu Ravaillac était - est toujours, je pense - le cri du sursaut de vie et de bon sens à l'hôtellerie. Quand le ciel et les études pesaient sur vous comme un couvercle, ce nom murmuré à l'une des tables du fond de la classe, répété de bouche en bouche, d'abord comme un soupir pour finir en cri de guerre, mettait une note vermillon dans notre brouillard quotidien. (5) Les "italiens" ( Pierre Kahn, Alain Forner, André Sénik, Bernard Kouchner) étaient ainsi nommés parce que proches de la ligne du Parti Communiste Italien, qui à la différence du PCF avait pris ses distances vis-à-vis du PC soviétique. (6) Jeunesse Communiste Révolutionnaire. Je sais, il va vous falloir de la patience. (7) Union des Jeunesses Communistes (marxistes-léninistes). Vous progressez. (8) C'est bien entendu un raccourci, mais finalement guère plus que de constater que le communisme chinois lui-même était destiné à dominer quarante ans plus tard le capitalisme mondial, grâce à l'intervention miraculeuse de Deng-Xiao-Ping. (9) Union Communiste - Voix Ouvrière. Vous voilà au top. (10) Depuis bientôt un demi-siècle ce programme régulier - pas seulement les classiques du marxisme-léninisme et les oeuvres de Trotsky, mais aussi la littérature classique depuis Balzac jusqu'à Zola et Malraux, se déverse avec une régularité d'instituteur de campagne sur les populations sympathisantes, faisant de l'UC un des derniers véhicules de la culture populaire sous le soleil de l'abrutissement contemporain. (11) Vladimir Ilitch dans ce qu'il avait de pire, voir ce qu'en dit Nicolas Valentinov dans ses Rencontres avec Lénine. (12) "J'étais, cet hiver-là, en proie à d'abstraites fureurs. Lesquelles ? Je ne le dirai pas, car ce n'est point là ce que j'entreprends de conter. Mais il faut que je dise qu'elles étaient abstraites, et non point héroïques ni vives ; des fureurs, en quelque sorte, causées par la perte du genre humain. Cela durait depuis longtemps, et j'avais la tête basse. Je voyais les manchettes tapageuses des journaux et je baissais la tête ; et j'avais une maîtresse, ou une épouse, qui m'attendait, mais, même avec elle, je restais muet, même avec elle, je baissais la tête. Cependant, il pleuvait, et les jours, les mois passaient, et j'avais des souliers troués, et l'eau entrait dans mes souliers, et il n'y avait plus que cela : plus que la pluie, les massacres des manchettes de journaux, et l'eau qui entrait dans mes souliers troués, des amis silencieux, et la vie, en moi, comme un rêve sourd, et la non-espérance, le calme plat. C'était là le terrible : ce calme plat de la non-espérance. Croire le genre humain perdu, et ne pas avoir l'envie fiévreuse de, faire quelque chose en réaction, ne pas avoir, par exemple, l'envie de me perdre avec lui. J'étais agité d'abstraites fureurs, mais non point dans mon sang, et j'étais calme, je n'avais envie de rien."
Elio Vittorini, Conversation en Sicile, 1941, trad. Michel Arnaud.
"lo ero, quell'inverno, in preda ad astratti furori. Non dirò quali, non di questo mi son messo a raccontare. Ma bisogna dica ch'erano astratti, non eroici, non vivi; furori, in qualche modo, per il genere umano perduto... Vedevo manifesti di giornali squillanti e chinavo il capo; vedevo amici, per un'ora, due ore e stavo con loro senza dire una parola, chinavo il capo; e avevo una ragazza o moglie che mi aspettava ma neanche con lei dicevo una parola, anche con lei chinavo il capo. Pioveva intanto e passavano i giorni, i mesi, e io avevo le scarpe rotte, l'acqua che mi entrava nelle scarpe, e non vi era più altro che questo: pioggia, massacri sui manifesti dei giornali, e acqua nelle mie scarpe rotte, muti amici, la vita in me come un sordo sogno, e non speranza, quiete. Questo era il terribile: la quiete nella non speranza. Credere il genere umano perduto e non aver bisogno di fare qualcosa in contrario, voglia di perdermi, ad esempio, con lui. Ero agitato da astratti furori, non nel sangue, ed ero quieto, non avevo voglia di nulla."
Même dans les traductions, il arrive que les amis disparaissent... On vient de rééditer Sicilia, le beau film construit par Huillet et Straub sur le texte de Vittorini.