15/12/2024

Les conspirateurs de l'Arche (9) : par les sirènes tendues d'un continent à l'autre

 

John Sloan - Arch conspirators, 1917
Eau-forte

 

L'histoire de l'art est parfois borgne. Quel intérêt y a-t-il à savoir que tel jour un tel a lu Du spirituel dans l'art avant de changer sa palette, sans s'interroger sur le fait qu'en même temps ses amis, sa famille et son peuple se faisaient hacher menu pour des motifs politiquement anecdotiques mais économiquement sérieux ?

Dans sa biographie de Duchamp (1), Bernard Marcadé fait un parallèle entre la Conspiration de l'Arche et les premières expériences Dadaïstes...

 

 
Marcel Słodki - Affiche pour l'ouverture du Cabaret Voltaire le 5 février 1915
Lithographie

 

...au Cabaret Voltaire de Zurich.

De fait, Duchamp a admis qu'il avait reçu...

 


Tristan Tzara - La première aventure céleste de M. Antipyrine, Bois gravés et coloriés de Marcel Janco, Collection Dada
 Julius Heuberger impr. 1916

 ..."assez tôt, en 1917 je crois, ou fin 1916" (2).

En 16-17, la Suisse est un île, tout comme Greenwich Village. 

La Suisse, une île dans une mer de sang, et le Village dans un tourbillon d'exaltation guerrière. Tout ce qui se tient à l'écart de la Grande Boucherie se réfugie, temporairement ou non, dans les Cantons de Berne ou de Zurich, ou de l'autre côté de l'océan : Romain Rolland, les participants de Zimmerwald et Kiental (3) ou encore, cas extrêmes au même moment, Lénine qui mange du chocolat suisse et se plonge dans Hegel à la Bibliothèque de Zurich...

 


 

...inspirant un romancier qui ne l'aimera pas du tout, ou encore Trotsky qui apprend à peindre au Centre Ferrer, près de New York (4).

Des îles d'où l'on émet, où l'on reçoit des émissions brouillées, des manifestes électriques, des sirènes tendues d'un continent à l'autre...

 


Tristan Tzara - Manifeste Dada, Revue Dada3, décembre 1918
Julius Heuberger impr.


..."J'ai sympathisé avec le dadaïsme, qui n'était pas qu'une question d'art et de littérature" (5) Pas que, effectivement. Et je citerai une dernière fois Marcadé : 

Vers la fin de sa vie, il se qualifie d’« anartiste », ce qui veut dire « ni artiste, ni anarchiste », mais aussi l’un et l’autre. Une configuration un peu singulière, en tout cas inédite. On a beaucoup considéré Duchamp comme quelqu’un qui se situait en dehors du social. En effet, il se revendique comme antisocial. Mais en même temps, il existe un rapport fort de Duchamp au politique. La question du politique : c’est un peu le lièvre que j’ai voulu lever avec cette biographie. Politique est bien sûr entendu dans un sens non restrictif. Duchamp a déplacé le champ du politique, comme celui de l’art d’ailleurs, du côté de la vie, et en premier lieu du côté de sa propre vie. Il y a chez lui cette idée que l’on doit d’abord nettoyer devant sa porte.
 Bernard Marcadé -  Marcel Duchamp l'anartiste, entretien dans La Cause freudienne, 2008

 

(et il n'y pas que l'histoire de l'art, l'histoire tout court est borgne, elle bégaie, elle titube comme un soldat amnésique, elle reparcourt les mêmes champs labourés d'obus et nous refabriquons les mêmes obus sans même pouvoir nous dire que cette fois ce sera la dernière, et trente ans plus tard Isidore Goldstein (dit Isidore Isou) refait Dada et vingt ans plus tard Debord refait encore Isou et Dada...

 


Jeanne Cornet - Guy Debord à Champot, jouant à son Jeu de la guerre, 1983

...et on pourrait continuer longtemps tout en refaisant la guerre).

 

Revenons à notre gravure. On est le 23 janvier 1917, à une quarantaine de jours de la déclaration de guerre par les États-Unis et de l'exposition des Independents. Vous avez remarqué que Sloan et Duchamp sont clairement à l'opposé l'un de l'autre, sans se faire face ni se regarder. Un moment de coexistence.

Le premier, Sloan, dont toute la peinture appartient à ce que Duchamp range sous la catégorie abhorrée de peinture rétinienne, et qui se trouve à un moment où sa carrière et son art prennent un tournant définitif - l'échec du réalisme social, qui ne correspond définitivement pas au goût du public.

Le second, Duchamp, qui se prépare à signer une déclaration de guerre, précisément, au goût du public.

Celui qui faisait avec, et celui qui faisait définitivement sans. Pas seulement avec le goût du public, mais aussi avec l'état du monde. Et d'une certaine façon, entre le réel, l'art et la guerre, l'état du monde et le goût du public, nous en sommes toujours là.

 

 

- Ce qui ne nous empêche pas de fêter Noël, le solstice, l'an nouveau, la saint-Glinglin et les épiphanies diverses, dit Mme Chat.

- Certes, et ne nous privons surtout pas des épiphanies, dit M. Chat.


 

(1) Bernard Marcadé, Marcel Duchamp, Flammarion éd. 2007 pp. 164-167.

(2) Entretiens avec Pierre Cabanne, également cité par Marcadé.

(3) Sans compter les exilés de l'intérieur comme Jeanne Halbwachs.

(4) Voir épisode 5.

(5) Dorothy Norman, Marchel Duchamp se souvient, L'Échoppe éd. Paris 2006, cité par Bernard Marcadé, op. cit.

1 commentaire:

Tororo a dit…

Bonnes fins, bons commencements, et bonnes épiphanies les Chats! à bientôt!