14/12/2024

Les conspirateurs de l'Arche (8) : c'était si agréable les États-Unis à cette époque


 
Edward Steichen - Marcel Duchamp à New York, 1917

 

 


Le 6 janvier, à Paris le Conseil de réforme a déclaré Marcel Duchamp inapte au service pour souffle au cœur. Il échappera à la grande boucherie, mais pas à l'opprobre muet qui frappe ceux qui, comme lui, arborent une parfaite santé extérieure loin des champs de bataille. Par ailleurs pacifiste et antimilitariste, il décide de partir. Il s'expliquera d'ailleurs, réglant au passage quelques comptes avec les cubistes :

"Le cubisme pourrait presque être qualifié de prophète de guerre, comme Rousseau le fut de la Révolution française, car la guerre va produire un art direct et austère. On comprend vite cela quand on observe la dureté d'esprit grandissante en Europe, on peut presque dire la totale insensibilité avec laquelle les gens apprennent à accueillir la nouvelle de la mort des êtres les plus proches et les plus aimés. Avant la guerre, la mort d'un fils était accueillie dans une famille avec une immense et terrible douleur, alors qu'aujourd'hui c'est plutôt un élément d'un vaste chagrin universel qui semble difficilement concerner quelqu'un en particulier."
 L'homme du Nu descendant l'escalier nous observe, Interview au New York Tribune, 12 septembre 1915, in Marcel Duchamp, Deux interviews new-yorkaises, L'Échoppe éd. 1996.

 

Duchamp débarque du Rochambeau à New York, le 15 juin 1915. Il découvre qu'il y est célèbre depuis que son...

 

 
Nu Descendant un escalier (n°2), 1912
 Huile sur toile

 

...a été exposé à l'Armory Show (1) deux ans plus tôt.

À la fin de l'été 1915, à l'occasion d'un partie de tennis, il rencontre pour la première fois Man Ray, qui suit alors les cours gratuits de Robert Henri et George Bellows au Centre Ferrer (2). Probablement le premier lien, indirect, avec les peintres amis de John Sloan. On retrouvera souvent Bellows dans les divers cercles de fêtards qui entourent Duchamp - mais pas Sloan.

Man Ray, lui aussi antimilitariste, avait dessiné pour Mother Earth, la revue d'Emma Goldman, les couvertures des numéros d'Août...

 


...et Septembre 1914.


Duchamp installe son atelier dans le Lincoln Arcade Building, qui était devenu, sur Lincoln Square, une annexe  de la bohème de Greenwich Village.

 

 


 Louis Ruyl - New Bohemia at Lincoln Square, New York Times 22 octobre 1916
À droite, le Lincoln Arcade Building

 

Il donne l'impression de se dégeler en arrivant à New York, quittant la serre chaude parisienne et ses méchancetés de panier de crabes. Il goûte la gentillesse américaine, se met facilement à l'alcool, apprécie ces jeunes femmes qui s'assemblent  autour de lui

"C'était si agréable les Etats-Unis à cette époque. Une vraie démocratie, si différente du féodalisme français."
Conversations avec Francis Steegmuller, 1963

 

En octobre 1916, il déménage pour le 33 West 67th Street, deux étages en-dessous de chez ses amis les Arensberg, qui paient les loyer en échange de la Mariée que Duchamp leur a promise, une fois qu'elle serait terminée...

Il donne des cours de français (2$ de l'heure) à des jeunes américaines riches, leur inculquant à leur insu l'argot le plus salace - elles choqueront par la suite les garçons de café parisiens. Il trouve un travail  peu fatigant à la J. Pierpont Morgan Library, à 100$ par mois. Mais il vient de refuser 10.000$ par an, offerts par Alfred Knœdler contre l'exclusivité de son œuvre (3). Et il travaille toujours à la Mariée, qu'il ne terminera qu'en 23.

 

 


Marcel Duchamp - La mariée mise à nu par ses célibataires, même / Le Grand Verre, 1915-1923, réplique (4) réalisée par Ulf Linde, 1961
 Moderna Museet, Stockholm

 

Mais souvent cela le fatigue, alors il range les panneaux de verre contre un mur et passe à d'autres jeux.

 


Photographe inconnu - Portrait multiple de Marcel Duchamp, 1917

Ce sont les années des ready-made.

Déjà, à paris Duchamp avait assemblé ou signé des objets aujourd'hui considérés comme des ready-made. Mais l'expression - et le concept - apparaissent à New York, dans une lettre de Duchamp à sa sœur, le 15 janvier 1916. Et le premier ready-made officiel, c'est... 

 

Marcel Duchamp - In advance of the broken arm
 Réplique (n°4) de l'original de 1915 aujourd'hui perdu, réalisée en 1964 sous la direction de Duchamp par la Galerie Schwarz à Milan 
Bois et fer galvanisé
Centre Pompidou, Paris

 

...soit la pelle à neige états-unienne standard modèle 1915, que Duchamp va chercher dans une quincaillerie à l'angle de Columbus et de la 60ème rue. Il grave, sur une mince feuille de métal fixée sur le manche, le titre "In advance of the broken arm" et sa signature. Et il la suspend au plafond de son atelier - imitant la méthode de rangement d'un Turc qui lui avait loué un logement.


Le titre et la signature sur la copie 1/8 de 1964, vendue 3.075.000 $. À noter que la signature, sur l'original de 1915, était en fait : [from] Marcel Duchamp. From pour souligner que ce n'est pas By.

"Quand vous faites même un tableau ordinaire, il y a toujours un choix : vous choisissez vos couleurs, vous choisissez votre toile, vous choisissez le sujet, vous choisissez tout Il n'y a pas d'art : c'est un choix, essentiellement. Là, c'est la même chose. C'est un choix d'objet. Au lieu de le faire, il est tout fait. Ce choix, évidemment, dépend des raisons pour lesquelles vous choisissez. Là, c'est une question assez difficile à expliquer : au lieu de choisir quelque chose qui vous plaît ou quelque chose qui vous déplaise, vous choisissez quelque chose qui n'a aucun intérêt, visuellement, pour l'artiste. Autrement dit, arriver à un état d'indifférence envers cet objet. À ce moment-là, ça devient un readymade. Si c'est une chose qui vous plaît, c'est comme les racines sur la plage : c'est esthétique, c'est joli, c'est beau, on met ça dans le salon. Ce n'est pas du tout l'intention du readymade."
 Marcel Duchamp parle des readymade, Entretien avec Philippe Collin, L'Échoppe éd. 1998.


Le ready-made est une rupture avec l'art et le goût (qu'il soit bon ou mauvais, le camp ou le kitsch ce n'est vraiment pas la tasse de thé de Duchamp). Avec l'art séparé, sédimenté par des générations d'esthètes, fussent-ils cubistes, et avec le goût, même s'il est élitiste comme celui des bibelots de Gertrude Stein (5). C'est même, dans l'instant, une rupture violente :


"Quand je l'ai fait, il n'y avait aucune intention d'explication. Le caractère iconoclaste était beaucoup plus important".
 I propose to strain the laws of physics, Entretien avec F. Roberts, Art News décembre 1968, cité par Bernard Marcadé, Marcel Duchamp, Flammarion éd. 2007

 

Et, justement, je ne m'étends pas sur les interprétations du ready-made (on peut y passer plusieurs  vies). Ce qui m'intéresse ici est l'inscription, l'apparition du ready-made dans un moment historique, à la fois politique et artistique (et pour l'essentiel je m'interroge là-dessus à partir d'un gravure, cf. l'épisode 1). Donc, je m'intéresse à l'iconoclasme de Duchamp. L'iconoclasme, c'est un rapport entre la violence et les images.

Et pour cela il faut en passer par ce fameux épisode de Fountain

On connaît l'histoire, mais je vais la répéter.

 


 
La Society of Independent Artists était créée sur le modèle de la Société française des Artistes Indépendants. No jury No prize, 6 dollars pour l'adhésion et l'entrée.
 

 

Dans le prospectus introductif de la première exposition, Duchamp fait partie du Comité (au titre de l'accrochage) et Walter Arensberg, son grand ami, est Managing Director. Sloan, qui est souvent présenté comme un fondateur, n'est pas mentionné. Il expose deux tableaux. En revanche, il sera président  de la Société de 1918 jusqu'à sa mort en 51.

Duchamp, qui n'a pas oublié que son Nu descendant un escalier n°2 avait été refusé aux Indépedants français de 1912, décide de tester les états-uniens. Il fait proposer, par une amie, le ready-made



Marcel Duchamp - Fontaine / Fountain, 1917 / 1964
Réplique n°3/8 réalisé en 1964 sous la direction de Duchamp par la Galerie Schwarz à Milan, d'après l'original perdu fait à New York en 1917
 Faïence blanche recouverte de peinture
Centre Pompidou, Paris
 

...soit un urinoir de porcelaine qu'il vient d'acheter dans une boutique de plomberie de la 118ème rue, J.L. Mott Iron Works. Il le signe du nom de R. Mutt, composé d'après le nom du magasin et la bande dessinée Mutt and Jeff.

 


 

L'objet est refusé par Bellows ("La décence, ça existe ! crie-t-il à Arensberg) qui convoque une réunion extraordinaire du bureau. Un vote a lieu, emporté par les tenants de la censure, ce qui était contraire au règlement  de la Société. Duchamp et Arensberg démissionnent immédiatement du Comité. Comme il n'était pas possible de refuser une œuvre, Fountain est cachée derrière une cloison. Duchamp viendra la récupérer quelques jours plus tard, aidé de Man Ray. Il la fait photographier par Alfred Stieglitz...

 


 
...posée sur un socle devant un tableau, de façon que l'on voie clairement l'étiquette de l'exposition. La photo est publiée dans le n°2 de...


 
...The Blind Man, petite revue publiée par P. B. et T. (P. est Henri-Pierre Roché, B. Beatrice Wood et T. est Totor, surnom donné à Duchamp par Roché).

L'urinoir resta un temps accroché au plafond chez Duchamp, puis disparut. Le ready-made fut réactivé une première fois en 1950 puis à trois reprises.

En m'excusant de la longueur de ce rappel pour ceux qui connaissent déjà tout ça, j'en viens à quelques points de détail souvent laissés de côté et qui relèvent pour le moins de ce que Duchamp a appelé le Ministère des Coïncidences.

 

1) La grande période des ready-made (1915-23) correspond à la période de la première guerre mondiale et de ses suites immédiates.

2) Le 6 avril 1917, les États-Unis...

 

 

...déclarent la guerre à l'Allemagne. Le 8 avril Duchamp fait parvenir Fountain aux Independents et c'est le 10 que l'exposition ouvre ses portes. 

3) Le tableau devant lequel Stieglitz a photographié Fountain est The Warriors / Les Guerriers (1913) du peintre expressioniste  Marsden Hartley :

 


 
Hartley l'a peint pendant une période berlinoise où, très lié avec un officier prussien, il était fasciné par l'apparat militaire allemand de la période wilhelmienne. Son œuvre la plus connue est
 

 
Marsden Hartley - Portrait of a German Officer, 1914
 Huile sur toile
Metropolitan Museum of Art, New York
 

On explique généralement que Stieglitz a choisi The Warriors comme fond parce que la figure centrale correspondait à la forme de l'urinoir. Certes, mais est-ce la seule raison, ou le hasard objectif (des guerriers, une déclaration de guerre, une provocation, un urinoir...) a-t-il là encore joué un de ses tours ?

4) On sait que Duchamp avait très mal ressenti l'engagement d'un bonne part des artistes cubistes et d'avant-garde sur le front (Apollinaire, Braque, Derain, Gleizes, La Fresnaye, Léger, Marcoussis, Metzinger, et ses deux frères). Un symbole de ce ralliement est le rôle que les artistes, dont les cubistes, ont joué dans le développement du camouflage militaire (6). Et comment ne pas voir que l'après-guerre artistique, ce n'est pas seulement dada et le surréalisme, c'est surtout ce backlash intellectuel qu'est le Retour à l'ordre - où nombre des mêmes artistes on joué leur partition.

 

Le grand Art, le Goût et l'Esthétique ont du mal avec la guerre industrielle, la Grande Boucherie et l'Extermination. Ce qui est particulièrement clair depuis Auschwitz et Hiroshima l'était déjà en fait depuis 1914 (7). Chez Duchamp la critique de l'image date bien sûr d'avant 1914, quand il visite le Salon de l'aviation et qu'il dit  à Brancusi c'est fini la peinture, qui fera mieux que cette hélice ? Dis, tu peux faire ça ? 


 
L'USS West Mahomet en camouflage Dazzle, 1918 
 Et est-ce vraiment du cubisme ?

 

Et oui, la machine avait déjà gagné. Mais le coup de force iconoclaste consiste à signer la production de la machine - retour de l'artiste après désacralisation de l'Art. Et ce retour date des années 15 à 17, il a à voir avec  la guerre à l'horizon, qui force à faire quelque chose, fût-ce quelque chose d'absurde et d'entièrement négateur, plutôt que de camoufler des canons - quelque chose comme prendre cette pelle à neige, là...


La suite (et fin) au prochain numéro.


(1) Voir l'épisode 6

(2) Voir l'épisode 5.

(3) "J'ai senti le danger tout de suite", Marcel Duchamp dans les Entretiens avec Pierre Cabanne, Belfond éd. 1967.

(4) Comme on sait, le verre de l'original du musée de Philadelphie  est fêlé. À propos de la Mariée, je conseille vivement aux amateurs d'art, de science-fiction et d'arrière-salles de bouquinistes le livre de Jean Clair, Marcel Duchamp ou le grand fictif, Essai de mythanalyse du grand verre, Galilée éd. 1975, évidemment épuisé, sur l'influence qu'a eue sur Duchamp le livre de Gaston de Pawlowsky, Voyage au pays de la 4ème dimension. Ceux qui hésiteraient à casser leur tirelire en trouveront un résumé ici.

(5) Voir les souvenirs d'Arensberg sur Duchamp, retranscrits par Molly Nesbit et Naomi Sawelson-Gorse, Concept de rien : Nouvelles Notes de Marcel Duchamp et Walter Conrad Arensberg, in Étant donné n°1, 1998.

(6) Ce rapprochement a été contesté en France, notamment par Patrick Pecatte. Il l'est moins du côté anglo-saxon, par exemple pour ce que les Dazzled Ships doivent au vorticiste Edward Wadsworth.

(7) Lire, par exemple, le livre de Philippe Dagen, Le silence des peintres, Fayard éd. 1996. 

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