Le 6 janvier, à Paris le Conseil de réforme a déclaré Marcel Duchamp inapte au service pour souffle au cœur. Il échappera à la grande boucherie, mais pas à l'opprobre muet qui frappe ceux qui, comme lui, arborent une parfaite santé extérieure loin des champs de bataille. Par ailleurs pacifiste et antimilitariste, il décide de partir. Il s'expliquera d'ailleurs, réglant au passage quelques comptes avec les cubistes :
Duchamp débarque du Rochambeau à New York, le 15 juin 1915. Il découvre qu'il y est célèbre depuis que son...
...a été exposé à l'Armory Show (1) deux ans plus tôt.
À la fin de l'été 1915, à l'occasion d'un partie de tennis, il rencontre pour la première fois Man Ray, qui suit alors les cours gratuits de Robert Henri et George Bellows au Centre Ferrer (2). Probablement le premier lien, indirect, avec les peintres amis de John Sloan. On retrouvera souvent Bellows dans les divers cercles de fêtards qui entourent Duchamp - mais pas Sloan.
Man Ray, lui aussi antimilitariste, avait dessiné pour Mother Earth, la revue d'Emma Goldman, les couvertures des numéros d'Août...
...et Septembre 1914.
Duchamp installe son atelier dans le Lincoln Arcade Building, qui était devenu, sur Lincoln Square, une annexe de la bohème de Greenwich Village.
Louis Ruyl - New Bohemia at Lincoln Square, New York Times 22 octobre 1916
À droite, le Lincoln Arcade Building
Il donne l'impression de se dégeler en arrivant à New York, quittant la serre chaude parisienne et ses méchancetés de panier de crabes. Il goûte la gentillesse américaine, se met facilement à l'alcool, apprécie ces jeunes femmes qui s'assemblent autour de lui
En octobre 1916, il déménage pour le 33 West 67th Street, deux étages en-dessous de chez ses amis les Arensberg, qui paient les loyer en échange de la Mariée que Duchamp leur a promise, une fois qu'elle serait terminée...
Il donne des cours de français (2$ de l'heure) à des jeunes américaines riches, leur inculquant à leur insu l'argot le plus salace - elles choqueront par la suite les garçons de café parisiens. Il trouve un travail peu fatigant à la J. Pierpont Morgan Library, à 100$ par mois. Mais il vient de refuser 10.000$ par an, offerts par Alfred Knœdler contre l'exclusivité de son œuvre (3). Et il travaille toujours à la Mariée, qu'il ne terminera qu'en 23.
Marcel Duchamp - La mariée mise à nu par ses célibataires, même / Le Grand Verre, 1915-1923, réplique (4) réalisée par Ulf Linde, 1961
Mais souvent cela le fatigue, alors il range les panneaux de verre contre un mur et passe à d'autres jeux.
Ce sont les années des ready-made.
Déjà, à paris Duchamp avait assemblé ou signé des objets aujourd'hui considérés comme des ready-made. Mais l'expression - et le concept - apparaissent à New York, dans une lettre de Duchamp à sa sœur, le 15 janvier 1916. Et le premier ready-made officiel, c'est...
...soit la pelle à neige états-unienne standard modèle 1915, que Duchamp va chercher dans une quincaillerie à l'angle de Columbus et de la 60ème rue. Il grave, sur une mince feuille de métal fixée sur le manche, le titre "In advance of the broken arm" et sa signature. Et il la suspend au plafond de son atelier - imitant la méthode de rangement d'un Turc qui lui avait loué un logement.
Le ready-made est une rupture avec l'art et le goût (qu'il soit bon ou mauvais, le camp ou le kitsch ce n'est vraiment pas la tasse de thé de Duchamp). Avec l'art séparé, sédimenté par des générations d'esthètes, fussent-ils cubistes, et avec le goût, même s'il est élitiste comme celui des bibelots de Gertrude Stein (5). C'est même, dans l'instant, une rupture violente :
Et, justement, je ne m'étends pas sur les interprétations du ready-made (on peut y passer plusieurs vies). Ce qui m'intéresse ici est l'inscription, l'apparition du ready-made dans un moment historique, à la fois politique et artistique (et pour l'essentiel je m'interroge là-dessus à partir d'un gravure, cf. l'épisode 1). Donc, je m'intéresse à l'iconoclasme de Duchamp. L'iconoclasme, c'est un rapport entre la violence et les images.
Et pour cela il faut en passer par ce fameux épisode de Fountain.
On connaît l'histoire, mais je vais la répéter.
Dans le prospectus introductif de la première exposition, Duchamp fait partie du Comité (au titre de l'accrochage) et Walter Arensberg, son grand ami, est Managing Director. Sloan, qui est souvent présenté comme un fondateur, n'est pas mentionné. Il expose deux tableaux. En revanche, il sera président de la Société de 1918 jusqu'à sa mort en 51.
Duchamp, qui n'a pas oublié que son Nu descendant un escalier n°2 avait été refusé aux Indépedants français de 1912, décide de tester les états-uniens. Il fait proposer, par une amie, le ready-made
...soit un urinoir de porcelaine qu'il vient d'acheter dans une boutique de plomberie de la 118ème rue, J.L. Mott Iron Works. Il le signe du nom de R. Mutt, composé d'après le nom du magasin et la bande dessinée Mutt and Jeff.
L'objet est refusé par Bellows ("La décence, ça existe ! crie-t-il à Arensberg) qui convoque une réunion extraordinaire du bureau. Un vote a lieu, emporté par les tenants de la censure, ce qui était contraire au règlement de la Société. Duchamp et Arensberg démissionnent immédiatement du Comité. Comme il n'était pas possible de refuser une œuvre, Fountain est cachée derrière une cloison. Duchamp viendra la récupérer quelques jours plus tard, aidé de Man Ray. Il la fait photographier par Alfred Stieglitz...
L'urinoir resta un temps accroché au plafond chez Duchamp, puis disparut. Le ready-made fut réactivé une première fois en 1950 puis à trois reprises.
En m'excusant de la longueur de ce rappel pour ceux qui connaissent déjà tout ça, j'en viens à quelques points de détail souvent laissés de côté et qui relèvent pour le moins de ce que Duchamp a appelé le Ministère des Coïncidences.
1) La grande période des ready-made (1915-23) correspond à la période de la première guerre mondiale et de ses suites immédiates.
2) Le 6 avril 1917, les États-Unis...
...déclarent la guerre à l'Allemagne. Le 8 avril Duchamp fait parvenir Fountain aux Independents et c'est le 10 que l'exposition ouvre ses portes.
3) Le tableau devant lequel Stieglitz a photographié Fountain est The Warriors / Les Guerriers (1913) du peintre expressioniste Marsden Hartley :
On explique généralement que Stieglitz a choisi The Warriors comme fond parce que la figure centrale correspondait à la forme de l'urinoir. Certes, mais est-ce la seule raison, ou le hasard objectif (des guerriers, une déclaration de guerre, une provocation, un urinoir...) a-t-il là encore joué un de ses tours ?
4) On sait que Duchamp avait très mal ressenti l'engagement d'un bonne part des artistes cubistes et d'avant-garde sur le front (Apollinaire, Braque, Derain, Gleizes, La Fresnaye, Léger, Marcoussis, Metzinger, et ses deux frères). Un symbole de ce ralliement est le rôle que les artistes, dont les cubistes, ont joué dans le développement du camouflage militaire (6). Et comment ne pas voir que l'après-guerre artistique, ce n'est pas seulement dada et le surréalisme, c'est surtout ce backlash intellectuel qu'est le Retour à l'ordre - où nombre des mêmes artistes on joué leur partition.
Le grand Art, le Goût et l'Esthétique ont du mal avec la guerre industrielle, la Grande Boucherie et l'Extermination. Ce qui est particulièrement clair depuis Auschwitz et Hiroshima l'était déjà en fait depuis 1914 (7). Chez Duchamp la critique de l'image date bien sûr d'avant 1914, quand il visite le Salon de l'aviation et qu'il dit à Brancusi c'est fini la peinture, qui fera mieux que cette hélice ? Dis, tu peux faire ça ?
Et oui, la machine avait déjà gagné. Mais le coup de force iconoclaste consiste à signer la production de la machine - retour de l'artiste après désacralisation de l'Art. Et ce retour date des années 15 à 17, il a à voir avec la guerre à l'horizon, qui force à faire quelque chose, fût-ce quelque chose d'absurde et d'entièrement négateur, plutôt que de camoufler des canons - quelque chose comme prendre cette pelle à neige, là...
La suite (et fin) au prochain numéro.
(1) Voir l'épisode 6.
(2) Voir l'épisode 5.
(3) "J'ai senti le danger tout de suite", Marcel Duchamp dans les Entretiens avec Pierre Cabanne, Belfond éd. 1967.
(4) Comme on sait, le verre de l'original du musée de Philadelphie est fêlé. À propos de la Mariée, je conseille vivement aux amateurs d'art, de science-fiction et d'arrière-salles de bouquinistes le livre de Jean Clair, Marcel Duchamp ou le grand fictif, Essai de mythanalyse du grand verre, Galilée éd. 1975, évidemment épuisé, sur l'influence qu'a eue sur Duchamp le livre de Gaston de Pawlowsky, Voyage au pays de la 4ème dimension. Ceux qui hésiteraient à casser leur tirelire en trouveront un résumé ici.
(5) Voir les souvenirs d'Arensberg sur Duchamp, retranscrits par Molly Nesbit et Naomi Sawelson-Gorse, Concept de rien : Nouvelles Notes de Marcel Duchamp et Walter Conrad Arensberg, in Étant donné n°1, 1998.
(6) Ce rapprochement a été contesté en France, notamment par Patrick Pecatte. Il l'est moins du côté anglo-saxon, par exemple pour ce que les Dazzled Ships doivent au vorticiste Edward Wadsworth.
(7) Lire, par exemple, le livre de Philippe Dagen, Le silence des peintres, Fayard éd. 1996.
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