26/10/2024

Retour de seventies (#1) : tout doit disparaître


Gérard Fromanger - Tout doit disparaître, série « Boulevard des Italiens », 1971
Huile sur toile
 
 
5 février 1971 : le photographe Élie Kagan (1928-1999) et le peintre Gérard Fromanger (1939-2021) marchent sur le Boulevard des Italiens. Kagan prend les photos. Ensuite, Fromanger va peindre sur les photos, projetées dans le noir sur sa toile (1).
 
 
 
Gérard Fromanger - L'autre, série « Boulevard des Italiens », 2 juin 1971
Huile sur toile
Fondation Gandur pour l'art, Genève

 
Les 25 toiles, datées du 2 juin1971, forment la série du Boulevard des Italiens et sont présentées à partir du 23 novembre 71 à L'ARC, au Musée d'Art Moderne de Paris.
 
 
 
Gérard Fromanger - Vie et moeurs des animaux sauvages, série « Boulevard des Italiens », 2 juin 1971
Huile sur toile
Fondation Gandur pour l'art, Genève


 
Une partie (2) de ces toiles se trouve aujourd'hui dans la collection d'un milliardaire Helvète et, suite aux actions - conjuguées bien que divergentes - de citoyens genevois et de la ville aux cent clochers elles vont faire retour du côté de chez les chats (pas tout de suite, disons à partir de 2027...)
 
Étrange destin de ces tableaux, témoins de l'assez convulsive année 71, dérivant des rives du Léman, près de l'ancien siège de la S.D.N., à celles tout aussi calmes de l'Orne - au voisinage immédiat du Mémorial consacré, rappelons-le "à la période allant du Traité de Versailles à la chute du Mur de Berlin". L'histoire tremblote, patine, bégaie, mais la couleur coule toujours.


Gérard Fromanger & Jean-Luc Godard - Film-tract n°1968, 1968
Mis en ligne par AccePointtopoint
 
 
 
 
(1) "Ce que nous voyons d’abord quand nous regardons les premières toiles de Fromanger, c’est une peinture qui se présente comme une photographie peinte : personnages en aplats rouges de la série Boulevard des Italiens qui se détachent sur une rue bleu-vert, comme si la peinture semblait avoir renoncé à produire ses propres représentations et se contentait de coloriage. Mais en regardant de plus près le détail de la peinture, et en particulier la facture des dégradés de lumière, on voit bien que l’ensemble ne « tient » pas comme tient la photographie initiale, que les personnages flottent dans un ailleurs et que la rue elle-même n’est pas un lieu habitable. Tout en respectant scrupuleusement les formes de l’image de départ, le peintre a désorganisé le cheminement de la lumière, le dégradé du clair vers le sombre, la progressivité des couleurs qui recrée dans la photographie l’impression du relief.
 
Fromanger peint dans le noir, sur une photographie directement projetée sur la toile : peindre, pour Fromanger, c’est peindre sous la photographie et glisser en elle un autre régime de lumière. C’est désorganiser ses rapports lumineux au profit de tensions locales entre des aplats de couleur, dans un geste où chaque couleur efface quelque chose de l’image.
 
Or, ce faisant, c’est toute l’organisation d’ensemble de la photographie, et avec elle toute possibilité d’une organisation homogène de l’espace du tableau, qui est détruite au profit de rapports locaux qui s’établissent chaque fois sur des plans différents. Les couleurs ne s’additionnent pas mais se confrontent les unes aux autres selon des rapports deux à deux (de voisinage) qui s’effectuent chacun dans un plan différent. Refroidir un vert par un bleu, le réchauffer par un rouge, de sorte que le vert soit successivement chaud et froid selon la teinte à laquelle l’oeil le raccorde. Aussi, le plan dans lequel s’agencent les couleurs n’est pas le plan de la photographie, mais un plan mental ou pictural construit par les couleurs elles-mêmes et valable seulement pour elles. Le plan n’est pas donné par l’espace du motif, il est construit par le regard comme le plan sur lequel existe localement le rapport de couleur, plan attaché à ce voisinage et indissociable de ce dernier : chaque rapport a son plan sur lequel il existe, et voir le tableau consiste à sauter d’un plan à l’autre au fur et à mesuredes déplacements de l’oeil (...)

« Je ne suis pas devant le monde, je suis dans le monde », aime à répéter
le peintre (...)

Dans un dispositif tel que celui de Fromanger (...) le cliché est convoqué sur la toile et la lutte entre peinture et image menée sur la toile même, de l’intérieur même du monde et de la représentation. La lutte a changé de nature : le peintre ne cherche plus à empêcher le cliché d’exister et de hanter sa toile au profit d’une peinture vraie (ou d’une vision authentique), il fait de la peinture un moyen de juger et de voir le cliché. Le cliché, c’est aussi bien la perception banale qui croit voir et tue ce qu’elle regarde, et à laquelle le peintre oppose son désir de maintenir le réel dans sa puissance
d’étrangeté."


 
(2) Une partie seulement, puisque leur dispersion actuelle interdit de reconstituer le parcours originel du Boulevard des Italiens, entreprise aussi inutile que celle qui voudrait répéter par exemple, une dérive à la Debord - pratique assez proche, d'ailleurs, de ce que faisait ici Fromanger.
 

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