Ont existís aquel pais que se ditz Ucraina ?
Tanplan benlèu non existís, mas degun s'en maina...
Cisampa, front del paradís, granissa tintaina
Crica la nèu coma lo ris, la filha se desgaina
E ieu la man sus un eriç. Coneissi pas Ucraina.
Où peut bien être ce pays qu'on appelle Ukraine ?
peut-être qu'il n'existe pas, nul ne s'en soucie...
Vent du Nord, front du paradis, grêle tintante,
Crisse la neige comme riz, la fille se met nue,
Et j'ai ma main sur des piquants. Je ne connais pas l'Ukraine.
Quora cantava lo Grand Duc ? Del temps dels Polhaires :
Un regiment pas fregeluc, et los tambornaires...
Mas qué podiá tan d'abeluc contra los reis laires ?
Pargues d'aran de truc en truc, quantes de pesolhaires ?
Copèron lo còl del Grand Duc. Oblidi los Polhaires.
Quand donc chantait-il le Grand-duc ? Au temps des Poulacres :
Régiment qui a le coeur au ventre, avec ses tambours...
Mais que pouvait tant d'ardeur contre les rois malfaiteurs ?
Camps barbelés sur les hauteurs, combien d'hommes en haillons ?
On a tranché le cou du Grand-Duc. J'oublie les Poulacres.
Virasolelh, vira la flor sus la tiá camisa.
Una prison per mon amor, la flaçada grisa.
Rastolhs sens fin del camp d'onor sens crotz ni devisa.
Per cada pèl la siá prusor : l'espasa nos avisa.
Vira lo solelh sus la flor, garda la tiá camisa.
Tournesol, tourne la fleur, la fleur sur ta chemise.
Une prison pour mon amour, une couverture grise.
Chaumes sans fin sur des champs d'honneur sans croix ni devise.
Chacun gratte où ça le démange : l'épée est sur nos têtes.
Le soleil tourne sur la fleur, garde donc ta chemise.
Per arrestar l'aiga del riu cal una paissièira,
per la pregària del Bon Dieu manca la frairièira.
Se me vòls pas, dormís un brieu sus la coissinièira.
Darrièira nuèch del meu estiu, torna lusir l'aubièira.
Caminarai lo long del riu, vau cercar la paissièira.
Pour arrêter l'eau des ruisseaux, il faut un barrage,
Et pour prier le bon Dieu, il faudrait vivre en frères.
Si tu te refuses à moi, dors un instant sur mon coussin.
Dernière nuit de mon été, brille la gelée blanche.
J'irai le long de la rivière, chercher le barrage.
Granissa sus aquel país que se ditz Ucraina :
Es a la broa del paradís, cisampa tintaina.
L'infèrn benlèu non existís, ma degun s'en maina...
Posca de nèu coma de ris, una filha sens gaina,
Picons de mòrt, barba d'eriç, cementèris d'Ucraina.
Joan Bodon
Il grêle sur ce pays qu'on appelle Ukraine :
C'est au bord du paradis, vent du nord tintant.
Peut-être l'enfer n'existe pas, nul ne s'en soucie...
Neige comme poudre de riz, une fille toute nue,
Barbes et barbelés de mort, cimetières d'Ukraine.
Jean Boudou
Saint-Laurent d'Olt, été 1968
Trad. de Roland Pécout
Du recueil Sus la mar de la galèras / Sur la mer de nos galères, 1975
Joan Bodon (1920 - 1975), alors qu'il venait d'être nommé instituteur à Durenque (Aveyron), fut envoyé au STO (Service du Travail Obligatoire) à Breslau, en Silésie. Il y resta de 1943 à 45, et son groupe de travailleurs/prisonniers, après avoir été évacué et avoir erré entre Silésie et Bohême-Moravie, fut libéré par les troupes soviétiques. C'est la Silésie, et non l'Ukraine, qui représente donc l'extrême-est de Boudou.
Mais le nom Ukraine prend un autre sens pour le poète si on considère son étymologie, qui le dérive de la racine slave *kraj-, bord, frontière. Et après tout l'Ukraine a bien été un bord, une marche, selon les temps, que ce soit de la Pologne-Lituanie, de la Russie ou de l'Autriche-Hongrie.
Boudou fait suivre le titre du poème d'un appel de note ainsi développé : * Ucraina : Talvera. La talvera, la lisière, c'est le bord du champ où l'on fait tourner les boeufs pour reprendre le labour. Pour Boudou c'est un concept-clé, le bord, la marge. Le recueil Sus la mar de la galeras est divisé en deux parties, la seconde étant titrée, comme le poème qui l'ouvre, La Talvera, où l'on trouve les vers les plus connus de Boudou :
Es sus la talvera qu'es la libertat,
La mòrt que t'espèra garda la vertat.
Cal sègre l'orièira, lo cròs del valat,
Grana la misèria quand flori lo blat.
Es sus la talvera qu'es la libertat...
C'est sur la lisière qu'est la liberté,
La mort qui t'attend dit la vérité.
Tu suis la bordure, le creux du fossé,
Graine la misère quand fleurit le blé.
C'est sur la lisière qu'est la liberté.
Ucraina fait directement suite à ce poème. À partir de ses souvenirs de guerre et de ses errances de prisonnier, Boudou passe des grands-duc Jagellon, fondateurs du royaume de Pologne, au quatrième duc de Montmorency, celui qui fit faire au Languedoc sécession du royaume de France, et qui fut pour cela décapité, à huis clos, à Toulouse.
Montmorency avait semble-t-il des soldats slaves - polaires - mais pour Boudou les occitans d'aujourd'hui ne sont peut-être que des polhaires - des valets gardiens de poules de l'abbaye de Bonnecombe...
Pour cela comme pour le reste il faut évidemment se référer aux commentaires, par Boudou lui-même, de son poème, publiés en occitan par J. de Cantalausa dans Boudou et son temps, Le Monastère, Cultura d'òc, 1995, p.31 et traduits par Philippe Carbonne dans son article Jean Boudou, la Silésie, l'Allemagne et l'Ukraine, revue Slavica Occitania, n°5.
Les voici :
« 1. Je crois que la poésie occitane doit être aussi classique qu'il est possible.
2. Dans chaque strophe du poème il y a une seule rime. Chaque vers est coupé par une autre rime.
3. Ce poème fait suite à La talvera, paru dans l'Armanac Roergàs. - C'est sur la « talvera » qu'est la liberté. La talvera, c'est la frontière. Ukraine veut dire frontière, confins. Le pays d'Ukraine est l'Occitanie et la Russie. Ce poème est dédié à tous les pays et peuples niés : au Kurdistan, à la Laponie, à la Kabylie, à la Frise, au Pays Basque, à la Catalogne, à la Bretagne, et à tant d'autres. Ukraine se dit aussi « Graniza » (frontière). Mais en Rouergue la granissa vient avec le tonnerre. L'Ukraine s'appelle encore la Ruthénie. C'est de cette Ruthénie que vinrent autrefois les hommes qui firent le Rouergue, les Ruthènes. Et la jolie couleur qui leur plaisait le plus était le rouge. Ce rouge, ils le portaient dans le vêtement et c'était la couleur de leurs monuments. C'est une mode comme une autre de jeter du riz quand on se marie. Le vent de bise de la guerre poussa, il n'y a pas longtemps, les filles d'Ukraine en Allemagne. Mais la neige ne valait pas le riz.
4. Le Grand Duc est celui de Montmorency. Il avait levé un régiment sur les limites de la Moscovie. Les Hommes l'appelaient les Polaires (quelque chose comme les Polonais; mais comment reconnaître souvent un Ukrainien d'un Polonais ?). Et Montmorency perdit la bataille de Castelnaudary. Les Polaires connurent la prison. Ceux d'aujourd'hui ont connu les parcs à moutons de toute sorte et autres camps de concentration. Là il y a des poux: Polaire = pesolhaire. Et le Grand Duc, tout le monde sait comment il a fini.
5. L'Ukraine est le pays du tournesol dont les filles mangent les graines. C'est le pays des corsages et des chemises fleuries. Sur les terres noires sans fin on moissonne le blé et il reste les chaumes. Mais en Ukraine aussi, sans fin, passent les guerres étrangères et civiles, gardes blanches et gardes rouges, aussi la garde noire de Makhno, et je ne parle pas de la dernière guerre. L'Ukraine est souvent divisée par les armes: en 1918 entre la Pologne, la Tchécoslovaquie et la Russie. Et depuis...
6. La dernière croix du métropolite de Kiev vint, il n'y a pas longtemps, en Rouergue, à l'abbaye de Bonnecombe. Des moines orthodoxes prenaient la place des cisterciens. J'eus l'occasion d'aller les voir et de leur parler devant une retenue sur le Viaur. Pour certaines raisons que je ne connais pas (je crois que c'était l'absence de fraternité entre nous et les orthodoxes) cette expérience fut un échec. La gelée blanche luit de nouveau et va luire pour moi, mais peut-être que je parlerai un jour de Bonnecombe.
7. C'est par les Slaves que l'hérésie albigeoise vint en Occitanie. C'est pour cela que les Albigeois étaient souvent appelés Bougres ou Bulgares. En 1210, Jean de Belmont, seigneur de Terrières, prit Mur de Barrés et Laguiole tenus par les Albigeois. Et le peuple du pays devait crier: "Vive Terrières qui nous a protégés et défendus des Albigeois et des Bulgares".
Ces cathares ne croyaient pas à l'enfer. Mais l'enfer, où est-il et où n'est-il pas? L'orée est la bordure ou frontière du bois; l'Ukraine est la bordure du ciel. C'est sur la bordure qu'est la liberté; cette liberté payée de mille cimetières. Mais la chair est la mort... Sur ce poème cependant tout n'est pas dit ».
Tout n'est pas dit, en effet. Et sur l'Ukraine non plus, par les temps qui courent, l'Ukraine, cette marche, cette marge où se débat la liberté.
2 commentaires:
Un vent qui vous ramène parmi nous, amis chats, ne peut être que bon, et ça fait du bien, surtout en ce moment où dans le concert des vents ce sont les hurlements de vents mauvais qui se font le plus entendre.
Oui, il vente... Prenez soin de vous, Tororo
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