08/03/2021

La boutique de souvenirs futuristes

Philipp Kubarev - О́блако в штана́х / Le nuage en pantalon, 2012

Huile sur toile

 

 

Comme souvent chez Kubarev il s'agit à la fois d'un autel mémoriel et d'un portrait distancié, sinon critique, d'un élément de la culture soviétique.  Les principaux ornements du culte sont là : la Remington du poète moderne, la statuette à laquelle Kubarev a donné un air un peu plus renfrogné que les représentations habituelles et sur la table, à côté du poème en train de s'écrire...


Vladimir Maïakovski - Kем Быть ? / Qui être ?

 

dans sa première édition de 1929, avec les dessins de Shifrin...



 

un poème sur le thème du choix de la profession qui devint pour longtemps un classique de la littérature pour enfants...

 

1980...

 

 

1985.


Sur le mur, deux affiches de la production commune Rodtchenko (graphisme) /Maïakovski (textes) :

 

Visiteurs, que vous veniez des datchas, des villes ou des villages, n'usez pas vos semelles à chercher - vous trouverez TOUT au Goum,  à votre goût, rapidement et à moindre coût ! 

Publicité pour le magasin Goum, 1923 

 

REZINOTREST Protège de la pluie et de la neige fondue - sans caoutchoucs l'Europe n'aura qu'à s'asseoir et pleurer

Publicité pour les caoutchoucs Rezinotrest, 1923
 

...puis, en partie recouverte par la deuxième affiche :

 


Le dessin de Maïakovski pour la couverture d'un numéro de la même année 1923 de la revue Krasnaïa Nov'. On y voit la main du poète caricaturant les adversaires de l'époque, Pilsudski, Poincaré, Mussolini.

Enfin, pour revenir sur la table, la célèbre photographie...

 


de Maïakovski, Lili et Ossip Brik en 1929.

 

C'est par un beau soir de 1915 que Lili Brik invite, chez elle et son mari Ossip, le jeune poète dont sa sœur Elsa est amoureuse. Il leur lit ce qui sera la version définitive du Nuage en pantalon :


Votre pensée,
qui rêvasse sur votre cervelle ramollie,
tel un laquais obèse sur sa banquette graisseuse,
je m’en vais l’agacer
d’une loque de mon cœur sanguinolent
et me repaître à vous persifler, insolent et
caustique.

"Pour faire de l'espace, nous avons décroché la porte séparant les deux pièces. Maïakovski se tenait debout, adossé au chambranle."

Mon âme n’a pas pris un seul cheveu blanc,
et il n’y a en elle aucune tendresse sénile !
Enfracassant le monde par le bourdon de ma voix,
je m’avance, beau gosse, mes vingt-deux ans en
prime.

"Il sortit de la poche de son veston un mince cahier, y jeta un coup d'œil, le renfouit, prit un temps de réflexion, parcourut l'assistance du regard comme s'il se fût agit d'un immense auditoire."

Tendres !
Vous couchez l’amour sur les violons.
Les brutaux le flanquent sur des cymbales.
Mais sauriez-vous comme moi vous retourner
comme un gant
pour que vous ne soyez plus que des lèvres
intégrales ?

"Pas une fois, il ne changea de pose. Sans regarder personne en particulier, il se lamentait, s'indignait, raillait, revendiquait, entrait en transe."

Venez prendre des leçons
– salonnière de satin,
fonctionnaire formatée de la ligue angélique,
et celle qui feuillette des lèvres sans émoi aucun,
comme si c’étaient les pages d’un livre de cuisine !

"Nous ne pouvions pas détourner les yeux de ce prodige inouï"

Voulez-vous
que je sois un enragé de la viande,
ou bien, changeant de ton comme les couleurs
du ciel –
voulez-vous
que je sois impeccablement tendre,
un nuage en pantalon au lieu d’un homme
charnel ?

"J'avais perdu l'usage de la parole" (1)

Ce n’est pas vrai qu’il y ait une Nice florale !
Voilà que je me remets à chanter vos louanges
– vous, hommes, défraîchis comme un hôpital,
et vous, femmes, rebattues comme un proverbe.

Vladimir Maïakovski - О́блако в штана́х / Le nuage en pantalon, 1915

Trad. de Wladimir Berelowitch, Mille et une nuits éd. 1998

 

A la fin, Maïakovski ouvre son petit cahier à la première page et demande à Lili Brik :

- Puis-je vous le dédier ?

et sous le titre il écrit : "A Lili Yourievna Brik".

S'ensuit le coup de foudre, le passage d'une sœur à l'autre, les débuts du tendre et infernal trio de la rue Guendrikov. La décade prodigieuse du futurisme et de la propagande de masse, l'affichisme, les fenêtres Rosta.

Mais aussi la course de rat névrotique avec des femmes toujours mariées à un autre, les échecs programmés - y compris par Lili qui lui met dans les bras celle qu'elle juge moins dangereuse que la précédente. Et la cornérisation progressive des futuristes. L'adhésion au RAPP, l'organisation concurrente, pour se protéger quand la menace se resserre - démarche inutile, les Bains, sa pièce antibureaucratique, est férocement critiquée par le même RAPP qui en organise l'échec.

Et la présence insistante, dans un coin ou un autre de l'appartement de la rue Guendrikov, de l'homme de la Loubianka - Iakov Agranov... De plus en plus de parties de cartes à l'alcool, de cris et d'insultes, et souvent le tchékiste, dans un coin. Cet aveu pathétique à Iouri Annenkov. Et pour finir la balle dans le cœur, la fameuse lettre sur la barque de l'amour qui s'est brisée contre la vie courante, qu'on présente comme un lettre à Lili, et qui était en fait une lettre aux autorités (2).

La suite est bien connue, les funérailles spectaculaires organisées par l'OGPU (3), dénonciateur en tête. Puis l'étau qui se resserre sur la génération qui a gaspillé ses poètes. Pour Maïakovski, l'oubli complet pendant cinq ans, avant la fameuses décision de Staline, à l'encre rouge sur la lettre de protestation envoyée par Lili Brik le 24 novembre 1935 :

Camarade Iejov, je vous prie de porter attention à la lettre de Brik. Maïakovski était et demeure le meilleur, le plus doué poète de notre époque soviétique...

S'ensuit la deuxième mort de Maïakovski, celle-là involontaire, comme dira Pasternak (4). La transformation en poète national, l'érection des statues, les anthologies expurgées, les biographies orwelliennes où à la fin même Ossip et Lili Brik disparaîtront parce qu'ils étaient un peu trop juifs. A la même époque,  Rodtchenko survivait en exaltant des bagnes, au Biélomorkanal.

Et enfin cette boutique de souvenirs, quelques affiches aux couleurs un peu fanées, un livre pour enfants dont la première édition fut de loin la meilleure, une statuette votive à la limite du ridicule et, posée au coin d'une table, la photo floue d'un trio de perdants magnifiques.

 

On peut lire le nuage en pantalon :

ici, en russe 

, en anglais

mais en ce qui concerne le français, l'édition la plus accessible vous coûtera 1,99 € (et vous achèterez des DRM, en plus).

Et de Kubarev, déjà.

 


(1) Les citations des souvenirs de Lili Brik sont extraits de sa biographie par Arkadi Vasksberg, Albin Michel éd. 1999, p. 29.

(2) On lira dans la biographie de Maïakovski par Bengt Jangfeldt, La vie en jeu, p. 542, la façon dont les dernières volontés du poète ont été accommodées d'un commun accord entre le Kremlin et Lili Brik. Veronica Polonskaïa (Nora, la dernière amante), était nommée dans la lettre de suicide qui avait ainsi valeur de testament : 

Camarade gouvernement, ma famille c'est Lili Brik, maman, mes sœurs et Veronica Vitoldovna Polonskaïa. Si tu leur rends la vie possible, merci.

En fait, les droits d'auteur seront partagé pour une moitié à Lili Brik, et pour l'autre à la mère et aux sœurs. Le fonctionnaire du Kremlin proposa cyniquement à Veronica de se contenter de vacances payées par l'état. Elle fut effacée des biographies et tomba dans l'oubli jusqu'à la parution de de ses Mémoires, rédigés en 1938, parus dans les années 80 - mais dans leur intégralité seulement en 2005 (Jangfeldt, pp. 561-562).

(3) Sur le coup, le Bureau Politique avait eu peur d'une épidémie de suicides chez les écrivains, à commencer par Boulgakov.

(4) La troisième mort interviendra, involontaire elle aussi, comme le dit Jangfeldt, à la chute de l'URSS quand les ex-écoliers gavés de Maïakovski refuseront d'en entendre parler plus longtemps et qu'il disparaîtra des programmes.


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