05/04/2015

Je viendrai dans tes rêves (2) : la demi-heure de Monsieur S.


Charlotte Beradt - Das Dritte Reich des Traums / Rêver sous le troisième Reich 
Mise en scène de Thomas Desi, Zoon Musiktheater de Vienne, 2013 
Mis en ligne par ZOON Musiktheater


« Goebbels vient dans mon usine. Il fait se ranger le personnel à droite et à gauche. Je dois me mettre au milieu et lever le bras pour faire le salut hitlérien. Il me faut une demi-heure pour réussir à lever le bras, millimètre par millimètre. Goebbels observe mes efforts comme s’il était au spectacle, sans applaudir ni protester. 

Mais, quand j’ai enfin le bras tendu, il me dit ces cinq mots : “Votre salut, je le refuse”, fait demi-tour et se dirige vers la porte. Je reste ainsi, dans mon usine, au milieu de mon personnel, au pilori, le bras levé. C’est tout ce que je peux faire, physiquement, tandis que mes yeux fixent son pied-bot pendant qu’il sort en boitant. Jusqu’à mon réveil, je reste ainsi. »
Rêve de Monsieur S. le troisième jour après la prise du pouvoir par Hitler
in Charlotte Beradt - Das Dritte Reich des Traums, 1966
(rêves recueillis entre 1933 et 1939, cachés derrière une bibliothèque, transmis à l'étranger et publiés dix-sept ans plus tard)
Rêver sous le IIIème Reich, Payot  éd. 2002, traduction de Pierre Saint-Germain, p. 37.

"Monsieur S., la soixantaine, propriétaire d'une entreprise de taille moyenne (...) homme droit, conscient de sa valeur, presque despotique. Ce qui faisait le prix et le contenu de sa longue vie, c'était son entreprise où, lui-même social-démocrate, il employait depuis vingt ans nombre de ses vieux camarades du parti. (...) (Il) fit un rêve dans lequel il fut brisé tout en demeurant physiquement intact".
Ibid. pp.37-38.


Tous ceux qui pensent que leurs vies sont et resteront platement individuelles et de leur propre affaire, que nos nuits nous appartiennent, que nos rêves  ressortent de nos affaires privées, tout au plus familiales et professionnelles, que la domination a per se des limites, l'humiliation des bornes, et que la main d'autrui jamais ne serrera le licou au plus intime de leurs désirs et de leurs peurs inavouées - tous ceux-là devraient lire le livre de Charlotte Beradt. Car cela se soigne.


Et, à propos de Charlotte Beradt, ici et aussi .


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