Il y a toujours une première fois. Vous ouvrez un livre de la bibliothèque paternelle et vous tombez sur quelque chose d'entièrement différent. Rien à voir avec ce que vos professeurs, ou vos proches, appellent littérature, rien à voir non plus avec ce que vous aviez l'habitude d'appeler, vous-même, littérature. C'est plutôt de l'ordre de la sensation, comme si la page était soudain une porte ouvrant sur des sons, des goûts, des odeurs à la fois connues, oubliées et remémorées. A votre âge ce pourrait être Lautréamont, Rimbaud et plus tard cela sera aussi Rimbaud, Lautréamont, en effet. Mais la première fois est toujours plus violente. Pour moi c'était à seize ans, et c'était All the dead pilots.
Bien sûr, pas dans cette première édition des Treize Histoires - Jonathan Cape & Harrison Smith, 1931 - mais celle du CFL (1964)
qui reprenait évidemment l'inusable traduction Raimbault-Vorce, toujours en vigueur.
All the dead pilots - Tous les pilotes morts - est la troisième histoire de la série sur la guerre (la grande, celle que je préfère), qui ouvre le recueil. Dans l'édition des Collected Stories de 1950 elle clôt même la série, que Faulkner a baptisé The Wasteland - La terre vaine, ce qui est évidemment une référence, non seulement à T. S. Eliot, mais aussi à la source même de notre littérature dite moderne - la Terre Gaste des romans arthuriens. Ces histoires de pilotes en 14/18 sont aussi des histoires de chevalerie, donc.
Fin de l'année 29, début de l'année 30. Le bruit et la fureur a été tiré à 1789 exemplaires et il ne s'en vendra pas un de plus pendant un an et demi - la crise est passée par là, dans l'édition aussi. Or Faulkner doit manger, il envoie des nouvelles aux magazines, et une bonne partie, y compris de celles qui seront refusées, se retrouveront dans These Thirteen. Mais les nouvelles ne suffisent pas, Faulkner doit aussi trouver du travail, ce sera un job de nuit à la Power House, la centrale électrique de l'Université d'Oxford, Mississippi.
La vieille Power House de l'université du Mississippi, détruite en 2016
Ici, la brouette entre dans la légende faulknérienne, la brouette avec laquelle il charrie le charbon toute un partie de la nuit, avant de l'utiliser comme table pour écrire Tandis que j'agonise, pendant la pause entre 11 heures du soir et 4 heures du matin, à côté du local où ronfle la dynamo.
(Légende, comme celles du Roi Arthur. En réalité la mission de Faulkner consiste à "superviser" le travail de deux ouvriers noirs, et il n'a probablement jamais touché à la brouette) (1).
Une de ces nouvelles, refusée par quatre magazines différents au long de l'année 1930, a pour titre Per ardua (la devise de la Royal Air Force, Per ardua ad astra). Quand il la publiera dans These Thirteen, il la rebaptisera All the dead pilots - et en la dédicaçant, un beau jour, il écrira "c'est la meilleure" (2).
Ad Astra (l'autre moitié de la devise) et All the dead pilots : des histoires d'aviateurs, comme Pylône. Car Faulkner a été pilote de guerre dans la RAF en 1918, il a été descendu en combat aérien, une fois, deux fois peut-être, blessé, il boitait en descendant du train à Oxford, Mississippi, dans son bel uniforme...
(Légende, comme celles du Roi Arthur et de la brouette; Faulkner s'est engagé pour être pilote à l'école des cadets de la RAF à Toronto...
Faulkner à l'école du Royal Flying Corps
Jesse Ketchum School, Toronto, 1918
...il y a passé 179 jours en tout avant d'être rayé des cadres le 23 novembre 1918, faute de guerre à mener, avant d'avoir franchi l'océan et probablement même avant d'avoir jamais volé; il faisait semblant de boiter, il avait acheté l'uniforme...) (3).
Faulkner dans son faux-vrai uniforme de la RAF
Oxford, Mississippi, ca 1918
Car la littérature est la continuation de la guerre, par d'autres moyens.
Même si la nouvelle date officiellement de 1930, le matériau de Tous les pilotes morts est probablement plus ancien et le rapproche de Flags in the dust - le livre que nous connaissons, après rétrécissement éditorial, sous le titre de Sartoris (1929) - le premier roman du Yoknapatawpha. Tous les pilotes morts raconte - à la manière faulknérienne, c'est-à-dire qu'elle dit à peine, au détour d'une phrase, avant de revenir à ce qui est important du point de vue faulknérien, et qui se situe avant, de retour dans ce passé qui n'est même pas passé - raconte donc la mort, très probablement en combat aérien, de John Sartoris, petit-fils du Bayard Sartoris (1849-1919) que nous trouvons dans Flags in the dust fils du (et méditant sur le) Colonel John Sartoris (1823-1876) dont la statue équestre de héros confédéré s'élève - comme tant d'autres s'élevaient avant d'être aujourd'hui peu à peu remisées - au centre de la ville de Jefferson, et tout cela est évidemment la copie fantasmée d'Oxford, Mississippi et de la propre famille de Faulkner.
Le Curtiss JN-4
dessin de Faulkner dans son cahier à l'école des cadets de la RAF, Toronto
Et Ad astra, l'autre nouvelle, l'autre moitié de la devise de la RAF, nous montre le frère survivant, Bayard Sartoris (1893-1920), pilote lui aussi, complètement saoul juste après l'armistice
dans ce maelström d'alcool où nous autres avions fui nos inexorables "moi"
donc peu après la mort de John et peu avant son retour au pays, retour qui fait lui-même l'ouverture de Flags in the dust et par la même commence à tracer vers 1927-29 la carte du Yoknapatwpha. Autrement dit, Tous les pilotes morts peut être vu, dans la chronologie, si tant est qu'il y ait chronologie dans un univers-œuvre qui est tout entier conçu pour aller en arrière et lutter contre le temps, peut être vu donc comme cet univers-œuvre in nuce, comme une ouverture de l'opéra constitué de ces seize romans (sans compter Soldier's Pay et Mosquitoes, donc) et cent-vingt et quelques nouvelles. Et c'est peut-être pour cela que, selon l'auteur, c'est la meilleure.
Tous les pilotes morts - je ne le raconterai pas, mais on peut le lire ici (en anglais) - est un récit de guerre, c'est-à-dire plutôt brutal, assez burlesque, où l'on se bat essentiellement entre soldats du même camp et uniquement à propos de femmes et de chiens. Et bien entendu, le burlesque cinématographique et muet de la guerre sautait déjà aux yeux de tous dès 1918, tout autant que le parallèle avec la vie de chien, n'est-ce pas.
Charlie Chaplin - Shoulder arms / Charlot soldat, 1918
"Son seul film nouveau depuis Une vie de chien"
Il y a, dans Tous les pilotes morts, deux passages souvent cités parce que, chose rare chez Faulkner, ils marquent l'apparition d'un discours métalittéraire. Le premier, au tout début, juste après avoir décrit les photos légèrement passées, légèrement cornées des pilotes
...car il sont morts, tous les anciens pilotes, morts le 11 novembre 1918. Quand vous voyez d'eux des photos de maintenant, des photos récentes près des modèles actuels en acier et en toile, avec les capots, les moteurs et les ailes à fentes d'à présent, ils paraissent un peu dépaysés, ces maigres jeunes gens si farauds d'autrefois. A cette époque saxophonique de l'aviation, ils semblent aussi dépassés - un peu bedonnants dans leurs sévères complets d'hommes d'affaires de trente, tente-cinq ans et peut-être davantage - qu'au milieu des saxophones et des minuscules chapeaux melons en clinquant d'un orchestre de boîte de nuit. (...) Mais il sont tous morts à présent. Ce sont maintenant des hommes gras, un peu bedonnants d'être restés assis derrière des bureaux (et peut-être ne sont-ils pas tellement faits pour cela), pourvus de femmes et d'enfants et habitant des maisons de banlieue presque entièrement payées, avec des jardins où ils passent à bricoler de longues soirées après l'arrivée du train de cinq heures quinze (et peut-être aussi ne sont-ils pas tellement faits pour cela)...
Et donc :
Le second passage, à la toute fin, quand le narrateur - officier invalide désormais chargé entre autres choses de la censure postale de toutes les escadrilles du groupe, reçoit la liasse du courrier de John Sartoris à réexpédier à sa mère, accompagné de la lettre d'annonce, Chère Madame, j'ai le regret de vous informer...
Et s'il l'était ? C'est la question qui hante la littérature de ce temps-là, celle des premiers modernistes, nos Grands Anciens, Proust, Woolf ou Joyce, la question des épiphanies, ces moments brefs, accidents minuscules, fragments de réalités terre-à-terre qui sont autant de révélations, d'illuminations ensuite retravaillées et remontées dans l'espoir fou, tout littéraire, d'être ou de suggérer un état continu - tout cela est déjà prêt à fonctionner, comme d'ailleurs dans les arts plastiques (4), dans les premières années du siècle dernier - Ulysse, la Recherche sont déjà planifiés avant la guerre.
Faulkner, lui, vient après la guerre, une guerre qu'il n'a pas plus faite que Joyce, Proust ou Woolf, mais qu'il a désirée, lui, qu'il aurait voulu faire. Faulkner ne croit pas aux épiphanies qui se transformeraient en littérature, parce que
Comme le dit le meilleur commentaire que je connaisse à ce passage, après l'instant sublime, clic... :
Et l'on retombe dans l'univers concret des choses inflexibles et consistantes, celles dont il n'y a pas de récit (...) Le passé est seul réel, par ce que par lui seul l'événement subjectif et inconsistant se trouve capable d'exister durement, à la manière des choses. Non seulement le présent n'est pas, mais encore il ne peut jamais être connu. Jamais on ne le voit : on ne voit pas ce qui est en train d'arriver, au moment même où cela se produit, mais seulement le passé. Rien n'existe que la légende, ce qui peut être dit, ce qui est fait pour être dit (5).
Il n' y a pas d'épiphanie chez Faulkner, pas de madeleine, de moment privilégié, parce que chez lui il n'y a pas de salut, ni dans le réel, ni dans la littérature. Il n'y a que la légende de pilotes qui s'écrasent et de catastrophes passées. Et un terrain privilégié, le sud états-unien où l'on soulève couche après couche, au fil de généalogies maudites, l'agiotage, la guerre civile, l'esclavagisme, le génocide indien...
C'est une forme de littérature - celle qui vous dit :
entre le chagrin et le néant, je choisis le chagrin (6)
qui est diablement - et noblement - adaptée à l'état où nous vivons. Cet état changera peut-être. Mais pour l'instant, nous habitons des maisons de banlieue presque entièrement payées, avec des jardins où nous passons à bricoler de longues soirées après l'arrivée du train de cinq heures quinze (et peut-être aussi ne sommes-nous pas tellement faits pour cela)...?
(1) Joseph Blotner, Faulkner, a biography, vol. 1, Random House 1974, p. 634.
(2) Le 9 novembre 31, à la page 81 de l'exemplaire de These Thirteen tiré de la bibliothèque de George Oppenheimer, que Dorothy Parker vient de lui présenter à New York - déjà loin de la centrale électrique; cf. Joseph Blotner, Faulkner, a biography, vol. 1, p. 731.
(3) Pour un point de vue original sur les dissonances et résonances entre blessures rêvées et blessures effectives, lire, de Panthea Reid, William Faulkner’s “War Wound”: Reflections on Writing and Doing, Knowing and Remembering. Selon Meta Carpenter, familière de ses nuits, Faulkner revivait en criant de peur, dans ses cauchemars, ses combats aériens par ailleurs imaginaires.
(4) Le cubisme et la littérature épiphanique sont quasiment contemporains, symptômes d'une crise de la représentation, et plus particulièrement du point de vue. Le monologue intérieur, le roman choral, l'unanimisme sont les pendants de la déstructuration de l'espace pictural.
(5) Claude-Edmonde Magny, L'âge du roman américain, Seuil éd. 1948, pp. 204-205.
(6) Yes, he thought, between grief and nothing I will take grief. William Faulkner, The Wild Palms [If I Forget Thee, Jerusalem], 1939, ch. 9. Citation adaptée, comme on sait, par Jean-Luc Godard : et toi, tu choisirais quoi ?
(4) Le cubisme et la littérature épiphanique sont quasiment contemporains, symptômes d'une crise de la représentation, et plus particulièrement du point de vue. Le monologue intérieur, le roman choral, l'unanimisme sont les pendants de la déstructuration de l'espace pictural.
(5) Claude-Edmonde Magny, L'âge du roman américain, Seuil éd. 1948, pp. 204-205.
(6) Yes, he thought, between grief and nothing I will take grief. William Faulkner, The Wild Palms [If I Forget Thee, Jerusalem], 1939, ch. 9. Citation adaptée, comme on sait, par Jean-Luc Godard : et toi, tu choisirais quoi ?
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