N.C. Henneberg (1) - La plaie
Première édition, 1964, Hachette/Gallimard (Le rayon fantastique)
Dessin de couverture : Philippe Forest
Dessin de couverture : Philippe Forest
1964. Deux ans après la guerre. Une paisible sous-préfecture du centre de la France. Une librairie (?) - enfin, la seule librairie. Une petite pile de livres de poche jette une faible lueur rougeâtre au bout de la table. Vous ouvrez à la première page.
TEMPS TERRESTRE – 3000. Sur Sigma, la dix-huitième planète de l’étoile double Arcturus, dans la constellation du Bouvier.
L’homme qui devait mourir fut réveillé à minuit. Il fut aussitôt debout, d’un bond souple de léopard, il portait encore sa cuirasse spatiale, lacérée et ternie dans les combats, et ses poignets étaient soudés par un lien magnétique. Il s’adossa au mur de sa cellule et attendit – cette pose de combattant acculé n’était pas sans noblesse.
Les deux lunes dernières de Sigma qui en avait sept, son charme particulier – la verte et la mauve –, se reflétaient dans le viseur et traçaient sur le sol un carré net. Et dans cette lueur le condamné vit, sur le seuil, une grande silhouette sous une simarre pourpre, le visage masqué à la mode sigméenne d’une pellicule obscure, souple comme un gant.
Les premières fois existent. Je me souviens avoir compris pour la première fois, en lisant Babylone vous y étiez... que la littérature pouvait être la continuation de la guerre par d'autres moyens (1). Et c'est en lisant La plaie que j'ai entr'aperçu (je ne pense pas être le seul) que la littérature d'anticipation (2) est faite d'une méfiance profonde envers - et tend même vers un refus obstiné de - toute forme d'avenir.
Que lit-on dans La plaie ? Qu'il existe un mal, le Mal Terrien, - une sorte de nazisme galactique et multiforme, et peut-être une forme de Mal au sens philosophique encore plus que moral - qui se répand un peu partout dans l'univers. Une sorte de Space Opera dans l'Enfer de Dante. Une guerre métaphysique à travers la galaxie...
Avançons maintenant une deuxième hypothèse de travail :
À une date inconnue, dans un des innombrables univers qui composent le continuum, une sorte de virus ambulatoire, avec son milieu propre, est apparu.
Suivant les normes terriennes – c’est le Mal.
Opposé à la conception terrienne, je ne dirai pas du bien, mais d’un niveau optimum, d’une essence normale, et ne pouvant exister en dehors de lui, car le mal est contingent, le virus ou l’enfer se déplace selon une orbite dans l’espace-temps. Il repousse hors de leur milieu des séquences de notre temps objectif et s’y insère. Il y prolifère en détruisant. Il n’a pas de racines propres. Lorsqu’ils meurent, les fléaux de la Terre, les grands contaminés, n’ont pas de tombe, nul ne connaît celle d’Attila ni celle d’Hitler.
Nathalie Henneberg, née Novokovski en 1910 à Batoum dans le Caucase, a écrit La plaie à partir de son expérience de divers effondrements européens. La chute du tsarisme d'abord, qui entraîne sa famille à Sébastopol avec l'armée de Wrangel en fuite, puis à Istanbul, enfin en Syrie et au Liban. Elle vit ensuite à Beyrouth, à Homs, Bagdad, Damas, Alep, Antioche et Deir-ez-Zor, mis à part un bref passage en Yougoslavie, en 1934 à la suite d'un amant. Elle tombe amoureuse d'un légionnaire français d'origine allemande, Karl zu Irmelshaussen Wasungen, qui s'est donné plus simplement le nom de Charles Henneberg. Elle l'épouse en 37 et s'établit auprès de lui à Tadmor, c'est-à-dire à Palmyre. Là elle assiste, cette fois-ci de très près, à un second effondrement.
Le Levant (Syrie et Liban) est sous protectorat français depuis 1920. Mais en 1941 le Levant, resté fidèle à Vichy, est dans l'œil du cyclone. L'Irak se révolte contre les Anglais, Rommel est devant Tobrouk, aux portes de l'Egypte. Le gouvernement français signe en mai le pacte Darlan-Abetz qui permet à la Luftwaffe d'utiliser la Syrie comme base de départ pour soutenir les Irakiens contre les Anglais. En réponse, les Anglais montent l'opération Exporter et envahissent la Syrie en juin 41.
Certains des militaires françaises du Levant ont essayé de rejoindre les Anglais de Palestine en Juin 40, puis ont renoncé, l'armée d'Afrique du Nord restant fidèle à Vichy. Finalement ces troupes, notamment légionnaires, se battront pendant plus d'un mois contre les Anglais, Indiens et Australiens d'Exporter, et même contre les Français libres qui avancent à leurs côtés. C'est ainsi que la Légion étrangère se bat des deux côtés : 13ème DBLE chez les anglo-gaullistes, 6ème REI pour Vichy. La campagne trouve son point culminant lors de la bataille de Palmyre (3), du 20 juin au 3 juillet. Charles et Nathalie Henneberg y prennent part, et elle la décrira plus tard, dans une version assez peu romancée :
Le ciel était un creuset de saphir, incandescent. Dès les premiers raids aériens (et l'aviation de Vichy faisait plus de dégâts que la britannique, dans ses propres lignes), les méharistes syriens ôtèrent leurs manteaux royaux de pourpre et se retirèrent, sauf exception «se battre avec un ennemi à terre, passe encore, disaient-il, mais quand ça vient du ciel…»
Palmyre gardait une garnison de soixante-quatre hommes, gradés français et légionnaires. L'eau était coupée, les médicaments manquaient. Et le siège n'avait pas l'air de toucher à sa fin. Des taxis masqués de plaques de fer-blanc se promenèrent face au lignes Ismaéliennes et chaque survivant maniait une arme automatique. Par groupes de cinq à sept, ils tenaient sur la route, dans la palmeraie, dans les ruines. Les batteries adverses tonnaient. Le Temple du soleil penchait, faussé par les obus…
Carola, Lesko et Kermadec s'étaient chargés du ravitaillement de la ville. Il s'étaient réparti la besogne : les deux hommes apportaient du pain, des légumes secs ou du pinard, ils se traînaient à plat ventre, dans les fossés anti-chars, sous le feu croisé des mitrailleuses, et la jeune femme visitait les maisons. Des femmes, assises par terre dans leur cuisine aux murs étoilés d'éclats, berçaient leurs enfants et l'entérite sévissait…
Chez elle, les obus passaient juste au-dessus de la salle à manger avec un petit hululement lugubre. Les Anglais avaient repéré, derrière, la maison du commandement et la cour cimentée était pleine d'éclats…
...Soudain, jusqu'au fond des abris l'air fut rempli d'un vrombissement. Une vague de bombardiers arrivait… la ville subit, durant un quart d'heure, une petite fin du monde. Avec désordre et furie, les avions dévidèrent leur chapelet de bombes sur Kalaat-ibn-Maan, d'où crachait le petit canon infirme…
La seconde crête tomba passé midi. Les assiégés se retiraient, méconnaissables sous un masque de suie et de poussière. Ils s'installèrent dans les ruines. Ce jour-là, les avions déchargérent sur la ville leurs tracts que personne ne ramassa…
A la reddition de Palmyre, Charles Henneberg fait partie de ceux, peu nombreux, qui rejoignent les Français Libres : et pour lui donc, Bir-Hakeim, Tobrouk, El Alamein - Nathalie Henneberg le suit dans ses options. Puis ce sera de nouveau le Levant, Beyrouth en 43. Montée du nationalisme arabe, révolte de Damas, enfin soulèvement de la Syrie en mai 1945 : après le tsarisme et l'armée de Vichy, Nathalie Henneberg assiste à son troisième effondrement, le début de la fin de l'empire colonial français. De retour à Paris elle en fera un autre roman en 1952...
...mais la même année elle se met à lire Van Vogt et Catherine L. Moore...
Plus de romans légionnaires (Charles a été démobilisé). Mais, deux ans plus tard...
...son premier roman d'anticipation obtient le prix Rosny aîné, créé l'année même. Le livre est signé Charles Henneberg; par la suite les couvertures porteront des signatures diverses (Nathalie Ch. Henneberg, Nathalie C. Henneberg, Nathalie et Charles Henneberg ou l'inverse) - elle attendra la mort de son époux pour signer seule, mais c'est elle qui a tout écrit, du début jusqu'à la fin.
On est assez loin de la S.F. progressiste - le truc de N.H., c'était la réincarnation, l'astrologie, l'Atlantide, la Kabbale, L'Egypte ancienne, l'Apocalypse, Jean Ray et Michel Zévaco... le mythe - une surbrodeuse de mythes, en y ajoutant la SF de l'époque, rayons et fulgurants.
Elle écrit La plaie dans un moment très particulier (4) de l'histoire bipolaire. Chez elle aussi, la littérature est la continuation de la guerre, par d'autres moyens.
L'anticipation, surtout sous sa forme opera, est une guerre du passé contre le futur - c'est ainsi que la Mars de Rice Burroughs est une planète de romance western, que les cafards de Heinlein, dans Starship troopers, sont des insectes communistes, qui rappellent d'autres monstres impériaux. John Carter et Johnny Rico mènent les guerres du passé dans le futur - ce qui est rassurant, pour le lecteur.
Quelquefois même, c'est le futur qui se bat contre le passé : les martiens de H.G. Wells vont brûler le Surrey comme les européens ont dévasté l'Afrique et les Amériques : juste retour des choses. Mais c'est toujours une guerre du temps conventionnelle (5) qui n'inquiète pas trop le lecteur (ici, celui de l'autre bord - car l'anticipation est fortement chargée d'idéologie - plier ce qu'on croit savoir du passé sur ce qu'on craint du futur, y envelopper soigneusement le présent sans que rien ne déborde : fonctionnement de l'idéologie).
Mais l'anticipation est aussi une littérature, et en tant que littérature, quand elle est bien faite, elle problématise : alors on trouve Philip Dick ou les frères Strougatski, Stalker ou Le dieu venu du Centaure. L'anticipation devient alors la forme littéraire du refus de l'avenir, ou plus précisément du refus d'accorder un avenir, une prolongation quelconque au présent dans lequel nous clapotons, obnubilés et dérisoires. Dans ce présent s'ouvrent les doubles fonds, se déglinguent les simulacres, se referment les deux mâchoires du passé refoulé, du futur terrifiant. Derrière vous, Lovecraft et ses Grands Anciens, devant vous, Orwell et 1984.
- Ah, mince...
Dans La Plaie l'étendard noir du Mal Terrien se déploie sur l'univers, les anges hésitent à se battre et des gamins doivent s'y coller en chantant...
...il y a même une princesse impériale morte et ressuscitée (souvenir d'Anastasia ?), réduite à son cerveau encapsulé dans un androïde, quasi-devenue un personnage de Philip K. Dick...
Quand je serai en mesure de vous fournir les documents filmés, vous verrez sur ce globe mort, dans l'abîme des étoiles, des séquences terriennes : l'assassinat des derniers résistants, les puits des mines où ils agonisèrent, les villes détruites et les camps concentrationnaires. Ce sont des séquences gelées. Elles ont été extraites du fleuve-temps continu sur la Terre, où d'autres quantas les ont remplacées, permettant aux virus d'interférer dans le présent terrien.
Avançons maintenant une deuxième hypothèse de travail :
À une date inconnue, dans un des innombrables univers qui composent le continuum, une sorte de virus ambulatoire, avec son milieu propre, est apparu.
Suivant les normes terriennes – c’est le Mal.
Opposé à la conception terrienne, je ne dirai pas du bien, mais d’un niveau optimum, d’une essence normale, et ne pouvant exister en dehors de lui, car le mal est contingent...
(1) Pour Ehni, c'était la guerre d'Algérie, j'y reviendrai. Lisez ainsi Homère, Chrétien de Troyes, Cervantès, Tolstoï, Faulkner...
(2) Je préfère le terme à celui de science-fiction. Cette littérature n'a rien à voir avec la science - malgré les efforts besogneux de certains - et très peu avec la fiction. Car la fiction est l'art de feindre, et cette littérature ne feint pas, elle force l'imagination.
(3) remarquez que l'itinéraire de N. H. est jalonné de ces noms de ville qui font aujourd'hui les gros titres de Une de nos journaux. Mais que parmi les multiples batailles de Palmyre dont vous avez eu des nouvelles, personne n'a reparlé de la bataille de 1941...
(4) Rappel : 1961, premières interventions aériennes de l'U.S. Air Force au Vietnam. 1962, crise des missiles de Cuba.
(5) Comme dans ces récits de voyage dans le temps où l'essentiel est de faire en sorte que le déroulement de l'histoire reste tel quel, malgré les saboteurs éventuels.
(6) Dans la limite, évidemment, où l'on admet qu'il existe un Mal et un Bien, ce qui mènera Henneberg à donner un happy end à La plaie dans un second volume plus faible (Le dieu foudroyé, 1976). Chez Philip K. Dick le Bien est aussi truqué que le Mal, ce trucage étant évidemment un remède à l'angoisse. Mais notez que, peu avant d'écrire Le dieu venu du Centaure, en novembre 1963 - toujours ces mêmes années - Philip Dick a une vision : "un jour, comme je marchais tranquillement sur la petite route menant à ma cabane, j’ai levé les yeux vers le ciel et j’ai vu un visage. Enfin, je ne l’ai pas vraiment vu, mais il était là, et il n’était pas humain. C’était la face du mal absolu. La présence de ce visage était irréfutable. Gigantesque, il emplissait un quart du ciel. Il arborait des fentes aveugles à la place des yeux, il était cruel et, pire que tout, il était Dieu. Il a fallu que je fasse tous les jours le trajet sous son regard fixe" (cité par L. Sutin dans sa biographie, Invasions divines. Philip K. Dick, une vie, p. 290).
Pour finir, mais sur un registre très différent :
Les premières fois existent. Je me souviens avoir compris pour la première fois, en lisant Babylone vous y étiez... que la littérature pouvait être la continuation de la guerre par d'autres moyens (1). Et c'est en lisant La plaie que j'ai entr'aperçu (je ne pense pas être le seul) que la littérature d'anticipation (2) est faite d'une méfiance profonde envers - et tend même vers un refus obstiné de - toute forme d'avenir.
Edition de 1974, Albin Michel
Couverture de Pierre faucheux
Que lit-on dans La plaie ? Qu'il existe un mal, le Mal Terrien, - une sorte de nazisme galactique et multiforme, et peut-être une forme de Mal au sens philosophique encore plus que moral - qui se répand un peu partout dans l'univers. Une sorte de Space Opera dans l'Enfer de Dante. Une guerre métaphysique à travers la galaxie...
Avançons maintenant une deuxième hypothèse de travail :
À une date inconnue, dans un des innombrables univers qui composent le continuum, une sorte de virus ambulatoire, avec son milieu propre, est apparu.
Suivant les normes terriennes – c’est le Mal.
Opposé à la conception terrienne, je ne dirai pas du bien, mais d’un niveau optimum, d’une essence normale, et ne pouvant exister en dehors de lui, car le mal est contingent, le virus ou l’enfer se déplace selon une orbite dans l’espace-temps. Il repousse hors de leur milieu des séquences de notre temps objectif et s’y insère. Il y prolifère en détruisant. Il n’a pas de racines propres. Lorsqu’ils meurent, les fléaux de la Terre, les grands contaminés, n’ont pas de tombe, nul ne connaît celle d’Attila ni celle d’Hitler.
Nathalie Henneberg - La plaie, 1964
Nathalie Henneberg, née Novokovski en 1910 à Batoum dans le Caucase, a écrit La plaie à partir de son expérience de divers effondrements européens. La chute du tsarisme d'abord, qui entraîne sa famille à Sébastopol avec l'armée de Wrangel en fuite, puis à Istanbul, enfin en Syrie et au Liban. Elle vit ensuite à Beyrouth, à Homs, Bagdad, Damas, Alep, Antioche et Deir-ez-Zor, mis à part un bref passage en Yougoslavie, en 1934 à la suite d'un amant. Elle tombe amoureuse d'un légionnaire français d'origine allemande, Karl zu Irmelshaussen Wasungen, qui s'est donné plus simplement le nom de Charles Henneberg. Elle l'épouse en 37 et s'établit auprès de lui à Tadmor, c'est-à-dire à Palmyre. Là elle assiste, cette fois-ci de très près, à un second effondrement.
Le Levant (Syrie et Liban) est sous protectorat français depuis 1920. Mais en 1941 le Levant, resté fidèle à Vichy, est dans l'œil du cyclone. L'Irak se révolte contre les Anglais, Rommel est devant Tobrouk, aux portes de l'Egypte. Le gouvernement français signe en mai le pacte Darlan-Abetz qui permet à la Luftwaffe d'utiliser la Syrie comme base de départ pour soutenir les Irakiens contre les Anglais. En réponse, les Anglais montent l'opération Exporter et envahissent la Syrie en juin 41.
Certains des militaires françaises du Levant ont essayé de rejoindre les Anglais de Palestine en Juin 40, puis ont renoncé, l'armée d'Afrique du Nord restant fidèle à Vichy. Finalement ces troupes, notamment légionnaires, se battront pendant plus d'un mois contre les Anglais, Indiens et Australiens d'Exporter, et même contre les Français libres qui avancent à leurs côtés. C'est ainsi que la Légion étrangère se bat des deux côtés : 13ème DBLE chez les anglo-gaullistes, 6ème REI pour Vichy. La campagne trouve son point culminant lors de la bataille de Palmyre (3), du 20 juin au 3 juillet. Charles et Nathalie Henneberg y prennent part, et elle la décrira plus tard, dans une version assez peu romancée :
Le ciel était un creuset de saphir, incandescent. Dès les premiers raids aériens (et l'aviation de Vichy faisait plus de dégâts que la britannique, dans ses propres lignes), les méharistes syriens ôtèrent leurs manteaux royaux de pourpre et se retirèrent, sauf exception «se battre avec un ennemi à terre, passe encore, disaient-il, mais quand ça vient du ciel…»
Palmyre gardait une garnison de soixante-quatre hommes, gradés français et légionnaires. L'eau était coupée, les médicaments manquaient. Et le siège n'avait pas l'air de toucher à sa fin. Des taxis masqués de plaques de fer-blanc se promenèrent face au lignes Ismaéliennes et chaque survivant maniait une arme automatique. Par groupes de cinq à sept, ils tenaient sur la route, dans la palmeraie, dans les ruines. Les batteries adverses tonnaient. Le Temple du soleil penchait, faussé par les obus…
Carola, Lesko et Kermadec s'étaient chargés du ravitaillement de la ville. Il s'étaient réparti la besogne : les deux hommes apportaient du pain, des légumes secs ou du pinard, ils se traînaient à plat ventre, dans les fossés anti-chars, sous le feu croisé des mitrailleuses, et la jeune femme visitait les maisons. Des femmes, assises par terre dans leur cuisine aux murs étoilés d'éclats, berçaient leurs enfants et l'entérite sévissait…
Chez elle, les obus passaient juste au-dessus de la salle à manger avec un petit hululement lugubre. Les Anglais avaient repéré, derrière, la maison du commandement et la cour cimentée était pleine d'éclats…
...Soudain, jusqu'au fond des abris l'air fut rempli d'un vrombissement. Une vague de bombardiers arrivait… la ville subit, durant un quart d'heure, une petite fin du monde. Avec désordre et furie, les avions dévidèrent leur chapelet de bombes sur Kalaat-ibn-Maan, d'où crachait le petit canon infirme…
La seconde crête tomba passé midi. Les assiégés se retiraient, méconnaissables sous un masque de suie et de poussière. Ils s'installèrent dans les ruines. Ce jour-là, les avions déchargérent sur la ville leurs tracts que personne ne ramassa…
Dominique Hennemont (Nathalie Henneberg) - Le sabre de l'Islam, André Martel éd. 1952, cité par Charles Moreau, Le mystère Henneberg, Lunatique 70, 2006, pp. 98-99.
A la reddition de Palmyre, Charles Henneberg fait partie de ceux, peu nombreux, qui rejoignent les Français Libres : et pour lui donc, Bir-Hakeim, Tobrouk, El Alamein - Nathalie Henneberg le suit dans ses options. Puis ce sera de nouveau le Levant, Beyrouth en 43. Montée du nationalisme arabe, révolte de Damas, enfin soulèvement de la Syrie en mai 1945 : après le tsarisme et l'armée de Vichy, Nathalie Henneberg assiste à son troisième effondrement, le début de la fin de l'empire colonial français. De retour à Paris elle en fera un autre roman en 1952...
...mais la même année elle se met à lire Van Vogt et Catherine L. Moore...
Plus de romans légionnaires (Charles a été démobilisé). Mais, deux ans plus tard...
...son premier roman d'anticipation obtient le prix Rosny aîné, créé l'année même. Le livre est signé Charles Henneberg; par la suite les couvertures porteront des signatures diverses (Nathalie Ch. Henneberg, Nathalie C. Henneberg, Nathalie et Charles Henneberg ou l'inverse) - elle attendra la mort de son époux pour signer seule, mais c'est elle qui a tout écrit, du début jusqu'à la fin.
On est assez loin de la S.F. progressiste - le truc de N.H., c'était la réincarnation, l'astrologie, l'Atlantide, la Kabbale, L'Egypte ancienne, l'Apocalypse, Jean Ray et Michel Zévaco... le mythe - une surbrodeuse de mythes, en y ajoutant la SF de l'époque, rayons et fulgurants.
Elle écrit La plaie dans un moment très particulier (4) de l'histoire bipolaire. Chez elle aussi, la littérature est la continuation de la guerre, par d'autres moyens.
L'anticipation, surtout sous sa forme opera, est une guerre du passé contre le futur - c'est ainsi que la Mars de Rice Burroughs est une planète de romance western, que les cafards de Heinlein, dans Starship troopers, sont des insectes communistes, qui rappellent d'autres monstres impériaux. John Carter et Johnny Rico mènent les guerres du passé dans le futur - ce qui est rassurant, pour le lecteur.
Edition de 1999, L'Atalante
Dessin de couverture : Caza
Mais l'anticipation est aussi une littérature, et en tant que littérature, quand elle est bien faite, elle problématise : alors on trouve Philip Dick ou les frères Strougatski, Stalker ou Le dieu venu du Centaure. L'anticipation devient alors la forme littéraire du refus de l'avenir, ou plus précisément du refus d'accorder un avenir, une prolongation quelconque au présent dans lequel nous clapotons, obnubilés et dérisoires. Dans ce présent s'ouvrent les doubles fonds, se déglinguent les simulacres, se referment les deux mâchoires du passé refoulé, du futur terrifiant. Derrière vous, Lovecraft et ses Grands Anciens, devant vous, Orwell et 1984.
- Ah, mince...
Dans La Plaie l'étendard noir du Mal Terrien se déploie sur l'univers, les anges hésitent à se battre et des gamins doivent s'y coller en chantant...
Une édition russe
(date et artiste inconnus)
...il y a même une princesse impériale morte et ressuscitée (souvenir d'Anastasia ?), réduite à son cerveau encapsulé dans un androïde, quasi-devenue un personnage de Philip K. Dick...
Et cette idée d'un Mal omniprésent à la fois physique et psychique, maladie et malédiction, pas complètement vaincu à la fin du roman - approche lointaine, mais unique dans ce genre littéraire, du Mal radical, et qui ne pouvait surgir (6) que sous la main de celle qui avait vécu dans sa chair une parmi tant d'autres chutes de Palmyre.
Ça vous en bouchait un coin, en 1964. Pas d'avenir radieux, pas de lendemains qui chantent. Le nazisme devant nous comme on l'avait derrière.
- Ah, mince...
Remarquez cependant que le refus de l'avenir - comme forme littéraire, ou autrement - présente cet avantage de ne pas être pris au dépourvu si la catastrophe a déjà commencé. Bonne lecture.
Soldats britanniques dans les ruines du temple de Baal lors de la bataille de Palmyre, 1941
Ça vous en bouchait un coin, en 1964. Pas d'avenir radieux, pas de lendemains qui chantent. Le nazisme devant nous comme on l'avait derrière.
- Ah, mince...
Remarquez cependant que le refus de l'avenir - comme forme littéraire, ou autrement - présente cet avantage de ne pas être pris au dépourvu si la catastrophe a déjà commencé. Bonne lecture.
Edition de 2017, L'Atalante
Dessin de couverture : Raphaël Defossez
Quand je serai en mesure de vous fournir les documents filmés, vous verrez sur ce globe mort, dans l'abîme des étoiles, des séquences terriennes : l'assassinat des derniers résistants, les puits des mines où ils agonisèrent, les villes détruites et les camps concentrationnaires. Ce sont des séquences gelées. Elles ont été extraites du fleuve-temps continu sur la Terre, où d'autres quantas les ont remplacées, permettant aux virus d'interférer dans le présent terrien.
Avançons maintenant une deuxième hypothèse de travail :
À une date inconnue, dans un des innombrables univers qui composent le continuum, une sorte de virus ambulatoire, avec son milieu propre, est apparu.
Suivant les normes terriennes – c’est le Mal.
Opposé à la conception terrienne, je ne dirai pas du bien, mais d’un niveau optimum, d’une essence normale, et ne pouvant exister en dehors de lui, car le mal est contingent...
Nathalie Henneberg - La plaie, 1964
Pour les personnes intéressées, l'étude la plus sérieuse sur N.H. est celle de Charles Moreau (déjà citée, et à laquelle je dois beaucoup) : Le mystère Henneberg, revue Lunatique 70, 2006. On peut lire le blog de Charles Moreau, ici. On peut s'informer également sur ce blog, notamment ici, en commentaire, pour le point de vue d'un familier de Henneberg sur l'écriture du Dieu foudroyé, la suite de La plaie. Egalement, chez Li-An.
(1) Pour Ehni, c'était la guerre d'Algérie, j'y reviendrai. Lisez ainsi Homère, Chrétien de Troyes, Cervantès, Tolstoï, Faulkner...
(2) Je préfère le terme à celui de science-fiction. Cette littérature n'a rien à voir avec la science - malgré les efforts besogneux de certains - et très peu avec la fiction. Car la fiction est l'art de feindre, et cette littérature ne feint pas, elle force l'imagination.
(3) remarquez que l'itinéraire de N. H. est jalonné de ces noms de ville qui font aujourd'hui les gros titres de Une de nos journaux. Mais que parmi les multiples batailles de Palmyre dont vous avez eu des nouvelles, personne n'a reparlé de la bataille de 1941...
(4) Rappel : 1961, premières interventions aériennes de l'U.S. Air Force au Vietnam. 1962, crise des missiles de Cuba.
(5) Comme dans ces récits de voyage dans le temps où l'essentiel est de faire en sorte que le déroulement de l'histoire reste tel quel, malgré les saboteurs éventuels.
(6) Dans la limite, évidemment, où l'on admet qu'il existe un Mal et un Bien, ce qui mènera Henneberg à donner un happy end à La plaie dans un second volume plus faible (Le dieu foudroyé, 1976). Chez Philip K. Dick le Bien est aussi truqué que le Mal, ce trucage étant évidemment un remède à l'angoisse. Mais notez que, peu avant d'écrire Le dieu venu du Centaure, en novembre 1963 - toujours ces mêmes années - Philip Dick a une vision : "un jour, comme je marchais tranquillement sur la petite route menant à ma cabane, j’ai levé les yeux vers le ciel et j’ai vu un visage. Enfin, je ne l’ai pas vraiment vu, mais il était là, et il n’était pas humain. C’était la face du mal absolu. La présence de ce visage était irréfutable. Gigantesque, il emplissait un quart du ciel. Il arborait des fentes aveugles à la place des yeux, il était cruel et, pire que tout, il était Dieu. Il a fallu que je fasse tous les jours le trajet sous son regard fixe" (cité par L. Sutin dans sa biographie, Invasions divines. Philip K. Dick, une vie, p. 290).
Pour finir, mais sur un registre très différent :
René Ehni - Ensuite, nous fûmes à Palmyre, 1968
Gallimard éd.
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