08/01/2018

Résolutions de début d'année (3) : (se) divertir (en évitant dans toute la mesure du possible les tueurs en série)





Le plus beau roman de serial killer en langue française.  Les noces de la violence (mimétique) et de l'ennui (ensorcelant). La danse doublement mortelle du gendarme et du criminel. La neige en 1843. Une Haute-Provence plus vraie que vraie, totalement imaginaire. Une référence discrète, mais qu'il faut saisir, à la violence coloniale. La neige encore. Le hêtre, l'Apollon citharède des hêtres. Par-dessus tout, la neige et par-dessus la neige, du sang.

Roman écrit après quatre mois et vingt-et-un jours de prison par un auteur interdit d'édition, inscrit sur liste noire (1). Ecrit en un an sur une table de toilette de la ferme de la Margotte à Forcalquier, avec, par la fenêtre, vue sur le hêtre - l'Apollon citharède des hêtres.

C'est un roman qu'il faudrait lire seul, en plein hiver, dans une maison isolée et bloquée par la neige, quelques loups, de préférence, rôdant autour. Un roman où tout le monde, à force de s'ennuyer et pour fuir cet ennui, peut devenir roi, même les loups, les gendarmes, les prostituées, les procureurs, les assassins - surtout les assassins. Mais aussi une défense du divertissement, contrairement à la fameuse phrase de Pascal - le divertissement par tous les moyens, fussent-ils les plus rudes, pour échapper à la mort, au néant, au vertige métaphysique (3).

Un roi sans divertissement est paru en juin 1947, discrètement aux éditions de La table ronde - puis chez Gallimard, dans la collection blanche - Jean Paulhan avait-il pris soin de laisser d'autres préparer le terrain ?

Puis, de 1947 à 1952, se suivent les publications de quatre autres volumes des Chroniques romanesques - Noé, Les âmes fortes, Les grands cheminsLe moulin de Pologne. La critique découvre peu à peu la nouvelle manière de Giono.

Et 1953 : Jean Oury, médecin-chef de la clinique psychiatrique de Saumery, dans le Loir-et-Cher, part à pied avec trente-trois de ses malades qu'il ne veut pas abandonner à la médecine carcérale. Au bout de trois semaines d'errance, ils s'installent au château en déshérence de La Borde, près de Cour-Cheverny pour s'y installer en communauté thérapeutique, suivant les méthodes de psychothérapie institutionnelle déjà mises en œuvre par François Tosquelles à Saint-Alban sur Limagnole. Ce sera une petite bande, une fraternité pratique et intellectuelle incluant bientôt une soixantaine de patients. Et le renouvellement de la pratique psychiatrique en France.




(image extraite d') Arno Bertina (texte) et Jean-Pierre Gomont (Dessin) - La folle échappée - récit d'une errance qui bouleversa la psychiatrie
sur l'installation à La Borde de Jean Oury, ses patients et sa petite bande
La Revue dessinée, n°18, Hiver 2017-2018 (5)
(c'est Huguette Oury, épouse et collaboratrice de Jean Oury, qui s'exprime ici à propos du roman de Giono)


...Et ainsi Jean Oury a lu et fait lire Un roi sans divertissement. Il en parle à propos du musement. Car un des points de départ, une des idées séminales d'Un roi... dans l'esprit de Giono, à côté du hêtre - l'Apollon citharède des hêtres, c'est aussi un passage du Perceval de Chrétien de Troyes :


Et einz que il venist as tentes,
voloit une rote de gentes
que la nois avoit esbloïes.
Veùes les a et oies,
qu'eles s'an aloient fuiant
por un faucon qui vint bruyant
après eles de grant randon,
tant c'une an trova a abandon
qu'ert d'antre les altres sevrée,
si l'a férue et si hurle
qu'ancontre terre l'abati.
Mes trop fu tait, si s'an parti,
il ne la volt lier ne joindre.
Et Percevax comance a poindre
la ou il ot veù le vol.
La gente fu férue el col,
si seinna. III. gotes de sanc
qui espandirent sor le blanc,
si sanbla natural color.
La gente n'a mal ne dolor
qu'ancontre terre la tenist
tant que il a tans i venist;
ele s'an fu ençois volée,
et Percevax vit defolee
la noif qui soz la gente jut,
et le sanc qui ancor parut.
Si s'apoia desor sa lance
por esgarder celé sanblance,
que li sans et la fois ansanble
la fresche color li resanble
qui est an la face s'amie,
et panse tant que il s'oblie.



Et avant qu'il arrivât aux tentes,
volait une troupe d'oies
que la neige avait éblouies.
Il les a vues et entendues,
car elles étaient en fuite
à cause d'un faucon qui arrivait à grand bruit
derrière elles à toute allure,
jusqu'à ce qu'il en trouve une à sa portée
qui était séparée des autres.
Il l'afrappée et heurtée,
si bien qu'il l'a abattue contre terre.
Mais il était trop tard, il l'a laissée.
Il ne voulut pas se lier et se joindre à elle.
Alors Perceval se met à éperonner son cheval.
Vers là où il avait vu le vol.
L'oie était frappée au col.
Elle saigna trois gouttes de sang
qui se répandirent sur le blanc :
on eût dit une couleur naturelle.
L'oie n'a ni blessure ni douleur
qui la retînt  contre terre,
pour qu'il pût arriver sur les lieux à temps :
elle s'était envolée auparavant.
Et Perceval vit foulée
la neige qui s'était trouvée sous l'oie
et le sang qui était encore visible.
Il s'appuya sur sa lance
pour regarder cette semblance,
car le sang et la neige rapprochés
lui rappellent la fraîche couleur
du visage de son amie.
Il y pense tant qu'il s'oublie.
Perceval ou le conte du graal376e.4135-376f.4179
Traduction de ce fragment par Henri-Rey Flaud


Et Perceval s'oublie ainsi tout un petit matin, penché sur sa lance, croyant voir dans ces trois gouttes de sang sur la neige les couleurs du visage de Blanchefleur - si bien que ses écuyers doivent le tirer de sa rêverie : 

Percevax sor la gote muse 
tote la matinee et use 
tant que hors des tantes hissèrent
escuier qui muser le virent
et cuiderent qu’il somellast.



Les trois gouttes de sang sur la neige
Comment Perceval resgardoit a cheval tot armé les III goutes de sang sor la noif
Manuscrit de Perceval, Montpellier, Bibliothèque de la faculté de médecine, H249 



Ce musement du vieux français, disparu chez nous, a presque survécu en anglais (musing...) et a été revivifié par C. S. Peirce dans son article de 1908, Un argument négligé en faveur de la réalité de Dieu. A partir de Peirce également,  Oury et d'autres (6) avaient construit (bricolé ? soigné ?) une théorie du musement et de la fonction scribe  où l'on retrouve, justement, Giono et son Roi... :


"...la fonction scribe. C’est une fonction majeure, basale, qui fait que, lorsque quelque chose se passe, vraiment ça s’inscrit. L’inscription, ce n’est pas l’écriture. Le scribe, qui est une fonction logique, s’articule avec d’autres personnae dramatis, comme le museur, celui qui muse, comme on le disait dans la « Quête du Graal ». Perceval arrive devant le château du roi Arthur. Il s’arrête, sur son cheval. Il ne dort pas, ne rêve pas : il est dans le musement. Il ne faut pas le déranger. Il vient de passer la nuit, en tout bien tout honneur, avec Blanche Fleur, avant d’aller voir Arthur, son roi. Il muse sur un terrain plein de neige ; des oies sauvages se battent au-dessus de lui : trois gouttes de sang tombent sur la neige. Tout ceci est repris par Jean Giono dans « Un roi sans divertissement » (le livre, somptueux, me semble plus intéressant que le film qu’il en a été tiré). Le musement, c’est sans fin, sans discontinuité. Il se passe quelque chose sans arrêt, sans arrêt, et l’on n’a aucune prise. Ce doit être ça, ce qu’on appelle, le penser."
Jean Oury - Croissance et création, le "corps"..., intervention aux Journées de Blois, 2006




Maintenant revenons à l'avant-dernière page d'Un roi sans divertissement, quand on vient de couper la tête de l'oie et que les trois gouttes de sang tombées un matin à la fin du XIIème siècle deviennent toute une flaque gelée au mitan du XXème :







Vous lirez la suite, mais je suis sûr que vous l'avez déjà devinée. On devrait lire Un roi... chaque hiver, je pense.  Il faut profiter de l'hiver - on s'y tue et on s'y soigne, parfois avec les mêmes mots.

Car, disait-il, rien ne se fait par l'opération du Saint-Esprit. Si les gens disparaissent, c'est que quelqu'un les fait disparaître. S'il les fait disparaître, c'est qu'il y a une raison pour qu'il les fasse disparaître. Il semble qu'il n'y a pas de raison pour nous mais il y a une raison pour lui. Et, si il y a une raison pour lui, nous devons pouvoir la comprendre. Je ne crois pas, moi, qu'un homme puisse être différent des autres hommes au point d'avoir des raisons totalement incompréhensibles. Il n'y a pas d'étrangers. Il n'y a pas d'étrangers ; comprends-tu ça, ma vieille ?
Jean Giono - Un roi sans divertissement pp. 158-159 éd. Folio









(1) On connaît les deux versions de l'histoire, pro et contra.

Contra : ses relations (essentiellement de rencontre) avec Gerhard Heller et Karl Epting, avec Alphonse de Châteaubriant, et l'intérêt que lui manifestaient des revues plus ou moins collaborationnistes comme Comœdia (pour le moins) et La Gerbe (pour le plus)... La parution d'extraits de ses œuvres toujours dans La Gerbe, des photos de lui dans Signal. On trouvera ces accusations résumées par Richard Golsan, ici.

Pro : l'accusation de collaborationnisme a été instruite par le PCF, notamment dans les Lettres françaises par Claude Morgan et Tristan Tzara, et probablement sous l'influence d'Aragon qui avait des comptes à régler suite à l'adhésion de Giono à l'AEAR et à son retrait rapide, et aux polémiques engagées par le même Giono, pacifiste intégral à la fin des années 30, contre les intellectuels du PCF qui appelaient à la guerre - voir ses essais de l'époque, notamment Précisions, Le poids du ciel ou la Lettre aux paysans. Pro également, le fait que la parution dans La Gerbe, revue effectivement collaborationniste, des Deux cavaliers de l'orage aurait été purement alimentaire, et que les reportages sur Giono dans Signal étaient uniquement composés de photos dont il n'aurait pas connu la destination. De même, le fait qu'il ait hébergé dans ses fermes des réfractaires au STO, des juifs, des proscrits comme le trotskyste allemand Karl Fiedler ou encore Jean Malaquais. Les arguments pro sont notamment cités par Pierre Citron dans sa biographie, et clairement résumés par Mireille Sacotte aux pp. 83-86 de sa présentation des Chroniques romanesques,  Quarto, Gallimard éd. 2010. On peut aussi lire, d'Eugène Saccomano, Giono, le vrai du faux, éd. le Castor astral, 2014. D'Aragon, louangeant Giono avant la brouille, voir cet article de l'Humanité involontairement drôle, sur le blog de René Merle.


(2) Outre le récit dessiné de Bertina et Gomont, cet exode a été raconté par Jean Oury, il y a de cela presque vingt ans, à Eric Favreau.


(3) Tous les commentateurs ont noté la proximité du hêtre et de l'être. Dix ans après la parution d'Un roi..., Heidegger (4), en route pour un colloque à Aix, vient visiter Giono et lui dédicace Vom Wesen der Wahrheit, De l'essence de la vérité, en allemand et en français. Ne pas oublier que Giono fut très tôt traduit et très lu en Allemagne. Heidegger lisait Giono. Giono, à l'époque où il écrit Un roi..., lit beaucoup Faulkner. Faulkner lisait Balzac, tout Balzac, régulièrement. Ainsi vont les choses.

(4) Pour lequel la balance penche définitivement du côté contra, je sais.

(5) Ceci est évidemment une publicité gratuite pour la Revue dessinée. La Revue dessinée devrait être déclarée d'intérêt public.


(6) Ainsi Michel Balat, dont on peut lire en ligne Le Musement, de Peirce à Lacan. Sur le musement et la fonction scribe en psychothérapie institutionnelle, voir aussi ici, par exemple.

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