Dresde, Octobre 2017
— La planète Tralfamadore n’existe pas.
— On ne la distingue pas de la Terre, si c’est ce que tu as dans la tête. Pas plus d’ailleurs qu’on ne discerne la Terre de Tralfamadore. Toutes deux sont minuscules. Et à une énorme distance.
Kurt Vonnegut Jr - Abattoir 5 ou la croisade des enfants, 1969
trad. Lucienne Lotringer
Billy Pilgrim (Billy Pèlerin dans la traduction française), le problématique héros d'Abattoir 5, aide-chapelain dans l'armée états-unienne, est fait prisonnier par les Allemands pendant la bataille des Ardennes. Transféré à Dresde, il est enfermé avec ses camarades dans un abattoir vide - l'Abattoir 5 - Schlachthof-fünf, et
C’est la nuit suivante que devaient périr à Dresde environ cent trente mille personnes. C’est la vie. (1)
British Pathé - Dresden bombed to atoms, 1945
Mis en ligne par British Pathé
Jusque-là, la biographie de Billy Pilgrim coïncide à peu de choses près à celle de Vonnegut lui-même (aide-chapelain mis à part). Réfugié dans les caves de l'abattoir, Pilgrim, comme Vonnegut, survit. Comme Vonnegut toujours, il sera ensuite employé à déterrer les cadavres.
Lucas Cranach - Autel de Sainte Catherine, 1506, Panneau central
Huile sur bois
détail
Gemaldegalerie, Dresde
Un peu avant le bombardement déjà, Pilgrim commence à décoller du temps, à vivre des épisodes de sa propre vie, passés ou futurs sans ordre apparent, et le roman suit le même cours de flash/forward/backs. Un temps après, ou avant si l'on veut, Pilgrim est enlevé par des extra-terrestres en soucoupe volante, jusquà la planète Tralfamadore. Là, on l'installe sous un dôme géodésique meublé comme par le Sears & Roebuck d'Iowa City...
Il y avait un poste de télévision en couleurs et un canapé transformable. De petites tables chargées de lampes et de cendriers près du canapé. Un bar et ses deux tabourets. Et, en plus, une table de billard. Une moquette aussi dorée que les réserves d’une banque nationale recouvrait le sol, sauf dans la cuisine, la salle de bains et au centre du plancher où s’ouvrait le couvercle métallique d’une trappe. Des revues étaient disposées avec art sur la table qui occupait le devant du canapé.
Le tourne-disque était stéréo. Et marchait. Pas la télévision. On avait collé sur l’écran la photo d’un cow-boy en train d’en tuer un autre. C’est la vie. (2)
Dans ce zoo les Tralfamadoriens procédent à l'observation des moeurs sexuelles des humains - il y ont amené pour cela une autre terrienne, la star de cinéma Montana Wildhack (Montana Patachon dans la version française). Et les boucles temporelles, bien sûr, continuent de plus belle.
Hans Grundig - Das Tausendjährige Reich / Le Reich de mille ans, Triptyque, panneau droit : Chaos, 1938
Huile sur bois
Albertinum, Dresde
Huile sur bois
Albertinum, Dresde
Abattoir 5 est un roman-trauma, déployé d'un bout à l'autre de la catastrophe, du chaos de Dresde bombardée jusqu'au zoo-refuge d'une planète lointaine.
— Où suis-je ? s’est inquiété Billy Pèlerin.
— Emprisonné dans un autre bloc d’ambre, monsieur Pèlerin
Et Abattoir 5 est aussi une méditation sur le temps d'après le traumatisme, ce temps désarticulé du héros et de son narrateur...
Dresde, Octobre 2017
...mais aussi le temps fixe de Tralfamadore :
— ...les Terriens sont les grands spécialistes de l’explication, révélant pourquoi tel événement possède telle structure, prévoyant comment faire naître ou éviter d’autres circonstances. Je suis tralfamadorien et le temps se déploie devant moi de la manière dont vous distingueriez peut-être une chaîne des Rocheuses. Tout temps est le temps du tout. Il est inaltérable. Il ne se prête ni aux avertissements ni aux raisonnements. Il existe, un point c’est tout. Décomposez-le en moments et vous comprendrez que nous sommes tous, comme je l’ai déjà signalé, des insectes dans l’ambre.
— Vous me donnez l’impression de ne pas croire au libre arbitre, a risqué Billy Pèlerin.
— Si je n’avais pas passé tant d’heures à étudier les Terriens, a poursuivi le Tralfamadorien, je n’aurais aucune idée de ce que signifie libre arbitre. J’ai parcouru trente et une planètes habitées au sein de l’univers et potassé des dossiers en concernant cent autres. Il n’y a que sur la Terre qu’on parle de libre arbitre. (2)
Bernardo Bellotto - Les ruines de la Kreuzkirche à Dresde, 1765
Huile sur toile
Gemäldegalerie, Dresde
Source
Huile sur toile
Gemäldegalerie, Dresde
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On n'échappe pas à la catastrophe, ni en l'expliquant...
Richard Peter - Femme lisant, assise sur l'avancée d'un mur en ruines, Dresde, après le 17 Septembre 1945
Deutsche Fotothek
Source
Deutsche Fotothek
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...ni en prenant du recul, pas même à des millions d'années-lumières. La catastrophe a déjà eu lieu, et en même temps on sait qu'elle aura lieu. Les habitants de Tralfamadore ont déjà prévu la fin du monde:
— La fin de l’univers n’est pas un secret, assura le gardien, et la Terre n’y est pour rien, si l’on néglige le fait qu’elle aussi est anéantie.
— Alors, comment cela se produit-il ?
— Nous faisons tout sauter au cours d’expériences sur de nouveaux combustibles pour nos soucoupes volantes. Un pilote d’essai tralfamadorien appuie sur un bouton et la Création s’évanouit.
C’est la vie.
— Si vous êtes au courant, reprit Billy, n’y a-t-il pas un moyen de prévenir le désastre ? Comment dissuader le pilote de mettre le doigt sur le bouton ?
— Si vous êtes au courant, reprit Billy, n’y a-t-il pas un moyen de prévenir le désastre ? Comment dissuader le pilote de mettre le doigt sur le bouton ?
— Son doigt est dessus depuis toujours et y demeurera à jamais. Cela fait partie de la structure même du moment.
— Ainsi..., Billy en bafouillait... je suppose que l’idée d’éviter la guerre sur Terre ne tient pas debout non plus.
— C’est évident.
— Et pourtant la paix règne ici.
— Aujourd’hui. D’autres jours nous traversons des guerres aussi horribles que toutes celles que vous avez vues ou qu’on vous a racontées. Nous n’y pouvons rien et en conséquence nous en détournons les regards. Nous traitons ces peccadilles par le mépris. Nous consacrons l’éternité à l’observation d’heures agréables. Comme celle-ci par exemple. Elle ne vous plaît pas ?
— Si.
— Voilà une chose que les Terriens pourraient apprendre à faire s’ils s’y appliquaient suffisamment : négliger les instants pénibles et profiter à fond des bons moments.
— Hum, dit Billy Pèlerin. (2)
Profiter à fond des bons moments : ne vous y fiez pas, voilà une leçon assez âpre, un exercice difficile - une ascèse d'après-guerre, si vous voulez. Considérez nos villes d'Europe, pas seulement Dresde, mais prenons Dresde après tout, comme point de départ. Nous construisons et puis nous détruisons, nous rebâtissons pierre après pierre, pour retrouver le Canaletto Blick, nous faisons du vieux avec du neuf puis nous déconstruisons encore, nous faisons de l'ouest avec de l'est, et ça grince, et ça se peuple de fantômes. Décomposez-le en moments et vous comprendrez que nous sommes tous, comme je l’ai déjà signalé, des insectes dans l’ambre.
Dresde, Octobre 2017
(1) Kurt Vonnegut Jr, Abattoir 5. Les évaluation des pertes humaines oscillent entre vingt-cinq mille et deux cent cinquante mille morts. Comme on voit, Vonnegut est dans la moyenne. On ne sait toujours pas clairement quel était l'objectif réel du bombardement de Dresde.
(2) Ibid.
On peut lire la lettre de Kurt Vonnegut Jr à sa famille en date du 29 Mai 1945, chez Letters of Note.
Et si vous traînez vers Buffalo, il y a un café.
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