11/01/2015

Good grief...


Charles M. Schulz - Peanuts



Je me souviens que le soir du 11 septembre 2001 j'étais devant mon écran plat, en train de peiner sur un projet de contrat plus plat encore, quand un copain du syndicat - qui se trouvait être le directeur adjoint de l'international pour mon service - a passé une tête pour nous dire qu'un avion avait percuté une des tours jumelles. Et que quelques minutes plus tard, il est repassé pour un update : deuxième avion, deuxième tour. 

Je me souviens que le lendemain matin la secrétaire avait affiché sur la porte de la DRH  du service une feuille A4 sur laquelle elle avait imprimé en gros



Rassemblement de solidarité avec les habitants de New-York
à 12h30 dans la cour du Centre (1)
à l'appel de l'OTAN


J'étais allé voir le DRH pour lui demander si la totalité de ses effectifs avaient adhéré à l'OTAN, ou seulement la secrétaire - il avait eu un sourire gêné. Du coup je n'étais pas allé au rassemblement - c'était frappant : dans la cour il n'y avait que les jeunes du Centre, en cercle, se tenant par la main - nous les vieux, on regardait dubitatifs depuis les fenêtres de la cantine. On avait probablement tort, d'ailleurs. Mais cette vieille habitude de ne pas répondre aux consignes de la Direction.

Je me souviens que Charlie, pour moi, c'était d'abord un mensuel. Bien sûr que je suis de la génération Hara-Kiri - dès que l'ai eu la liberté d'aller à pattes au marchand journaux avec quelques fifrelins en poche, j'allais me procurer  ceci : 





avec cela :







ou enfin cela :









Mes dieux c'étaient Topor, Charlie Mingus et le professeur Choron. 

Mais Charlie mensuel, ce fut autre chose.









Je ne parle pas de Corto Maltese, mais sans le Charlie de l'époque, pas de Krazy Kat, pas de Mafalda et, surtout...









...pas de Charlie Brown. 

Je n'hésiterais pas à soutenir que Charles Monroe Schulz, au même titre que George Herriman en son temps, fut l'éducateur, le psychologue, le fabuliste d'une génération. Je me souviens d'une organisation révolutionnaire des années 70 qui, dans sa période la plus sectaire, obligea ses cellules de base à s'affubler du nom d'un héroïque militant à choisir dan le Panthéon trotskiste. La plus rétive de ces cellules choisit de se nommer, non pas Marcel Hic ou Tạ Thu Thâu, mais Cellule Charlie Brown. Aux objurgations des dirigeants, la secrétaire répondait inlassablement : mais voyons, camarades, c'est un grand révolutionnaire américain...

Evidemment il y eut ce bal tragique, la transformation d'Hara-Kiri hebdo en Charlie hebdo, et toute une génération continuait à lire la prose de Cavanna, les dessins de Reiser - et puis, on l'oublie souvent, ce journal disparut, pffuitt, évaporé, un 23 décembre 1981, forte césure, nouvelle période, bleak moment...

On oublie souvent.

Que le journal qui reparaît en 1992 est plus celui de Philippe Val que celui de Cavanna. Et que le moment n'est plus du tout le même. Que les années 80 se sont révélées celles de l'entrée dans l'ère du capitalisme tardif, que les espoirs se sont faits maigres, et que l'humour s'en est ressenti, forcément.

Je dois avouer que je ne lisais pas le Charlie de Val, pas plus que celui de ses successeurs. Et que ce carnage me stupéfie, me révulse tout autant qu'un autre, mais que je ne suis pas Charlie, je ne me sens pas Charlie, et que de toute façon je n'irai pas défiler pour la liberté avec Brice Hortefeux, Viktor Orban et Jens Stoltenberg - secrétaire général de l'OTAN. Non, merci. J'ai peut-être tort, d'ailleurs - cette vieille habitude de ne pas répondre aux consignes de la Direction.

On oublie souvent. Et un des buts, peut-être même le principal, du terrorisme est de nous faire oublier.

Que la façon la plus efficace de se battre contre l'intolérance et la bêtise, c'est celle d'avouer quelquefois que, good grief, nos angoisses ont des angoisses, qu'elles n'ont pas besoin de Dieu, de rédacteur en chef, de gourou, de général ou de procureur de la République, elles sont là tout simplement, autant en rire, en parler et réparer nos âmes. La paix soit avec vous, Charles Monroe Schulz, mort en l'an 2000 sans une once de plus d'amertume. Je ne suis pas Charlie, je suis Charlie Brown.










(1) Le principal centre de R&D d'un important-opérateur-de-télécommunications-français, comme on dit.

4 commentaires:

Anonyme a dit…

Merci !
Je relais sur
http://seenthis.net/all

Karl-Groucho D.

Anonyme a dit…

Je relaiE

Tororo a dit…

"Good grief", ça a été exactement ma réaction quand j'ai lu que dans une interview, Lindingre (pas Fleur Pellerin: Lindingre!) avait déclaré: "Il ne faut pas oublier que Charlie Mensuel avait été appelé comme ça, à l'origine, en référence à De Gaulle". Bon, c'est peut-être partiellement vrai, la similitude des noms a bien dû, à l'époque, servir de prétexte à quelques vannes, mais... quand même.

Patricia a dit…

Très bon texte. Merci, M. Chat.