15/03/2014

Je me souviens : ah bon, c'était amianté ?


Ravi Shankar - Raga Bhimpalasi
Mis en ligne par Raga Dhaivatraj



J'ouvre le journal (1) : il paraît qu'il vont fermer Censier.

Je me souviens de Censier.

Je me souviens qu'on nous avait laissé toutes les universités, pour y faire ce qu'on voulait - toutes, sauf la Sorbonne.

Je me souviens que pendant quelques mois, même Dauphine fut un bastion gauchiste. 

Je me souviens des vigiles à la Sorbonne. Ils y sont toujours, d'ailleurs. 

Je me souviens des vieux appariteurs de Censier; le matin, ils nous aidaient à installer les tables de littérature marxiste-léniniste, puis il rentraient dans leur petit local vitré où ils lisaient le Petit Livre Rouge, que les militants de la Gauche Prolétarienne leur distribuaient gratuitement. 

Je me souviens du souk de Censier, entre le hall et ses tables de littérature marxiste-léniniste et la cafétéria. On y vendait des manteaux afghans, des narghilés, des tissus indiens, des robes à fleurs, des parfums, de l'encens et des substances assez diverses; de petits magnétophones diffusaient des ragas

Je me souviens qu'après la cafétéria il y avait les deux grands amphis du rez-de-chaussée - ils doivent toujours y être. Il servaient aux assemblées générales et à des projections de films. 

Je me souviens d'un film qui passait en boucle dans un de ces amphis, et dont j'ai oublié le titre. Fidel Castro y expliquait "en France vous avez des tas d'élections, municipales, cantonales, législatives, et à quoi ça vous sert, tout ça ?" et tout le monde riait parce que tout le monde était d'accord. Aujourd'hui tout le monde rirait mais dans un autre sens. Je me demande si c'est un progrès, et je ne sais pas répondre. 

Je me souviens que dans l'autre amphi j'ai suivi un cours de Jean-Michel Palmier sur George Herriman et Krazy Kat.



George Herriman - Krazy Kat, 17 octobre 1937



Je me souviens du jour ou le Bétar a voulu empêcher un orateur palestinien de prendre la parole. Toutes les organisations d'extrême-gauche avaient mobilisé leurs services d'ordre jusqu'au dernier membre, plusieurs centaines autour de la face et sur le parvis, casques sur la tête, rangés en carrés style légion romaine et frappant le sol en cadence avec des barres de fer sous les yeux éberlués des habitants aux balcons d'en face. Quand le Bétar était arrivé de Belleville avec ses battes de base-ball c'étaient les lambertistes qui avaient tout pris dans la gueule. Le SO de la Ligue avait voulu prendre les assaillants à revers en passant par-derrière la Fac, et il s'était perdu dans les jardinets des maisons attenantes.  

Je me souviens de la crèche autogérée de Censier, et des rangées de toilettes pour enfants qu'on avait fait installer. 

Je me souviens d'Elie Kagan, en faction un jour sur trois sur le parvis - les jours de cogne, pour les photos.

Je me souviens que chaque organisation politique avait son local dans la Fac, avec ses clés, son matériel et son téléphone, avec accès à l'international et évidemment sur écoute. Je me souviens que certains l'utilisaient quand même pour des coups de fil sensibles mais en parlant allemand, ce qui me semblait sujet à caution. 

Je me souviens que Georges Perec habitait juste à côté, au 5 rue de Quatrefages.

Je me souviens que je ne le savais pas, et que je l'ai appris plus tard, dans les livres.

Je me souviens de Thierry

Je me souviens de la méthode pour transformer une chaise de fac en quatre barres de fer au bout crochu, à des fins paramilitaires. 

Je me souviens que cela ne nous posait aucun problème. 

Je me souviens du moment où cela a commencé à nous poser problème. 

Je me souviens du Cordial, et qu'on buvait quand même pas mal. 

Je me souviens de Rosa et Famu. Rosa gagnait sa vie en travaillant pour des instituts de sondage, une semaine elle faisait un sondage sur les k-way - c'était le début de leur commercialisation - en présentant des échantillons. Elle avait ramené les échantillons à la réunion de cellule, on avait eu une discussion sur les k-way, c'était plus intéressant que d'habitude. 

Je me souviens de l'odeur de crasse et d'infirmerie dans les étages de Censier, en 68. On y soignait les blessés. 

Je me souviens d'innombrables et peu mémorables dazibaos. 

Je m'étonne de me souvenir de choses peu mémorables. 

Je me souviens de n'avoir absolument pas été préoccupé de l'avenir, et cela pendant plusieurs années.

Je me souviens du goût du chocolat de la cafétéria. Il était infect.

Je me souviens de l'année 72, on avait mis la fac en grève une dernière fois, vidée avec des piquets autour, on faisait des rondes et parfois on extirpait un TD clandestin de marketing qu'on escortait vers la sortie, ils nous jetaient des regards haineux, nos futurs chefs. 

Je me souviens que j'étais désespérément amoureux, que c'était le printemps et que nous nous sommes dit au revoir. 

Je me souviens que je ne suis plus jamais revenu.


(1) Même pas vrai : je clique sur le journal.

Je me souviens du temps où on ouvrait le journal.


1 commentaire:

Patricia a dit…

Les conséquences de l'amiante sur la santé humaine ne furent pas envisagées par les industriels et les pouvoirs publics. Tout comme le bang du nucléaire.