18/03/2014

Danse avec les fantômes


Carel Weight - The Battersea Park Tragedy,  1974
Huile sur toile
Via Anne Karsten



Et ce soir-là j’ai vu le visage d’Isa sur l’écran de mon téléviseur.

On regarde ces trucs de guerre lasse. Un doc. Je ne regarde presque plus ces docs sur les politiques années 70, je ne lis presque plus de livres sur le sujet. Parfois je les achète et je m’aperçois que je les ai rangés avant de les lire, avec un vague haut-le-cœur. Parce que c’est toujours la même histoire, de vieux reniements hautains, de jeunes fascinations mal documentées, et le pire c’est le disque rayé des vieux persévérants. Bref.
Pourtant cette fois le sujet me concernait directement et j’ai appuyé sur le bouton en me disant tiens - quels vont être les nouveaux mensonges ? Et là, surprise.
Le machin se tenait à peu près, même très bien par moments. Quelques minutes criantes de vérité. Voilà.
Fucking french TV. Telling the truth. Just wait some 40 years for that.
Le sujet, c’était comment ils ont fini par supprimer le Service, après vingt ans de résistance sourde, de révolte ouverte, puis de dégoût multiforme et prolongé. Car les jeunes d’aujourd’hui, ma bonne dame, ils ne savent pas très bien ce que c’était de se trouver à 19 ans dans l’armée française des années 70 - 18 mois passés essentiellement à courir dans la neige et à nettoyer à fond. Jusqu’à gratter à la pointe de couteau entre les lames de parquets - probable qu’il fallait que tout soit nickel quand les Russes arriveraient. Sous le commandement de gens qui se vengeaient sur nous d’avoir perdu trois guerres, battus à plate couture et successivement par des mécaniciens allemands, des paysans tonkinois et des bergers kabyles. Et qui n’avaient de hâte que de se faire écrabouiller par l’Armée Rouge, une bonne fois, pour prouver leur valeur et retrouver le goût du bon vieux temps. Non qu’ils eussent beaucoup d’imagination dans la brimade - la plus courante c’était de nous faire faire des pompes en criant des trucs follement vintage comme
Brigitte Bardot est une belle femme
Mais j'suis trop con pour la baiser.
Je vois les gens se pâmer aux films de Schœndorffer, paix à son âme mais personnellement ça me laisse froid. D’abord je pense à Bardot, et puis J’ai tendance à penser que les vrais héros ce sont les enfants qui se font bombarder et griller au napalm, au passage.
Et je vous assure que s’il y avait un truc triste et moche c’était bien d’être jeune aux mains des gens qui fascinaient le cinéaste susnommé. Et je ne vous parle pas des jeunes arabes du contingent - oui, il  y en avait déjà, trois rien que dans ma batterie.
Bref.
Je regardais le doc, fucking french TV.
La manifestation de Draguignan était bien racontée, c’était le morceau de bravoure, à juste raison d’ailleurs - quelque deux cents bidasses en uniforme dans les rue de la Bonne Ville, organisés en comité, et filmés pour le coup. Avec interview des principaux animateurs, qui avaient évidemment payé le prix, assez fort, par la suite. Et des vues rapides d’une manifestation de soutien. Et Isa, là, juste au coin d'un plan.
Isa comme moi, on faisait partie d’un petit groupe aujourd’hui complètement oublié et qui bataillait ferme, campant sur la lisière imprécise entre les léninistes obtus et les joyeux troubadours. Pour des raisons qui me sont propres et qui n’intéressent personne, une bonne partie de mon activité militante fut un temps consacrée au soutien aux objecteurs (nombreux), insoumis (qui commençaient à pulluler) et déserteurs (de même, un peu plus clairsemés) ainsi qu’aux comités de soldats naissants (et clandestins). Ce qu’on appelait d’une formule pompeuse la résistance à la militarisation. Je dois dire qu’à l’époque je pensais que l’essentiel se passerait chez ceux qui refusaient d’y aller, et que nous n’avions absolument pas prévu la révolte massive dans les casernes. Et de toute façon au moment de Draguignan j’étais déjà sur un autre front, comme on disait alors. Tout ça pour expliquer que cette fois-ci j’ai appuyé sur le bouton du téléviseur.
La boîte à connerie va parler de trucs que je connais un peu.
Isa, c’était une lumière noire. D’un sérieux militant à couper au couteau, avec un sourire à vous faire fondre en larmes, et au fond des yeux les papillons nocturnes de la mélancolie.
Quand on connaît un peu les groupes militants, on fait très vite la différence entre deux catégories de gens  (je ne parle pas des chefs-nés, ceux-là ont leur propre rétribution en pouvoir un peu minable et en reconnaissance des ouailles). Il y a ceux qui y vont à fonds perdus et ceux qui se gardent une petite réserve de survie, une perspective de carrière de rechange, un jardin privatif en quelque sorte. Isa comme moi on était dans la première catégorie et ne croyez pas que je m’en fasse gloire - ceux qui avaient raison, c’étaient ceux qui pensaient aussi à leur peau, on l’a bien vu le moment venu.
D’ailleurs je ne l’ai pas vraiment connue, juste côtoyée régulièrement, et je n’arrive même pas à me souvenir si j’ai été amoureux d’elle, quand je me repasse le film tressautant et rayé de ces années, dans ma mémoire. Ce dont je me souviens parfaitement bien en revanche, c’est cela : Isa hurlant dans la rue au sortir des réunions interminables, Isa arrachant les affiches sur les quais du métro, Isa riant, métamorphosée, dans les virées nocturnes. Et les nuits passées au poste quand on se faisait ramasser en collant des affiches ou des trucs du genre. Libérés à l’aube, le café avec Isa, au bar du coin.
Je t’entends quand tu riais, quand tu riais sans cesse.
Un soir, le téléphone a sonné et à l’autre bout du fil il y avait une camarade qui pleurait toutes les larmes de son corps, et un peu plus peut-être. Isa était partie, probablement pour une tâche militante de plus, impérieuse et inutile, et si urgente qu’en enfourchant sa mobylette elle n’avait pas mis son casque. Le casque qu’elle portait en première ligne des manifestations - montrer que les filles sont aussi aptes à donner des coups que les garçons c’était important - elle l’avait oublié. Une fois de trop. Et toute cette nuit-là le téléphone a sonné un peu partout, et nous avons chialé, we sat down and wept. Nous avons pleuré la douce et dure et tendre Isa et, accessoirement, sur notre jeunesse.
Dans ma mémoire c’était en 75 et c’est à ce moment-là que tout a commencé à se déglinguer autour de nous. Le téléphone qui sonnait, c’était dans ce grand appartement qu’on avait loué dans le XXème, si grand qu’on s’attirait quelques remarques acerbes. Je sortais (nous sortions), sur les genoux, d’une très longue et grosse grève perdue et nous le sentions venir, le backlash. Il y en a qui disent qu’il s’est fait dans les années 80, pas du tout, il est venu beaucoup plus vite. Les Italiens ont tenu un peu plus longtemps mais en ce qui nous concerne en 77 c’était réglé, nous nous sommes débandés après un débat en clair-obscur - ce genre de discussion que les groupes radicaux se paient tous les huit ou dix ans et où les choses vraies se disent confusément, définitivement et dans la haine. Puis les ponts individuels se sont coupés, un par un, et vite.
Mais encore une fois, dans ma mémoire, c’est le soir de ce coup de fil qui fait le partage entre deux époques, deux versants, un clivage, une césure que je n’ai pas soupçonnée sur le coup, et qui est peu à peu devenue évidente dans toute sa précision - mais des années plus tard.
Les camarades sont devenus bien des choses. Les cabinets ministériels de gauche ont prélevé leur dîme. Les bureaucraties syndicales également. Le consulting aussi, avec plus ou moins de compromis. J’en connais même un qui est devenu banquier. Certains ont écrit des livres. Et il y a ceux, nombreux, qui sont restés au cul d’une machine dans un endroit peu confortable. Finalement, comme dit le poète, on connaît gens de toute sorte,
ils n’égalent pas leurs destins.
Je me souviens d’un copain, établi, comme on disait, dans une imprimerie-usine. Un beau soir la cellule qui le soutient se réunit, décide d’abandonner le turf, on a bien réfléchi tout ça n’en vaut plus la peine, et on fait une grande fête. On se dit ciao et le lundi matin il retourne bosser au cul d’une machine. Seul. 
Bon. Je ne jette la pierre à personne, après tout les erreurs politiques existent, je les ai rencontrées. Et moi aussi je me suis retrouvé au cul d’une machine, dans un endroit pas trop inconfortable d’ailleurs - je n’en demandais pas tant.
Des années plus tard, j’ai repensé à Isa - et un peu après, de plus en plus souvent. Maintenant, je peux dire qu’il n’y a pas de semaine sans qu’elle me traverse l’esprit, à un moment ou à un autre. Ces derniers temps, cela s’accélérait. Puis je l’ai vue sur mon écran. 
A vrai dire, je m’attendais un peu à reconnaître les petits camarades. Mais là, dans le coin en bas à gauche, Isa… Avec à la main le petit journal que j’écrivais et dont on faisait la maquette tant bien que mal à l’Imprimerie du Soleil, avec Moon, la camarade Moon. 
Et je sais qu’Isa va maintenant m’accompagner, par-ci, par-là. Ce n’est pas une expérience désagréable - comme un bruissement attentif, un tintement de diapason, Isa, et son sourire de Cheshire cat.
Bonjour, animula.
C’est une question que je me suis souvent posée - on sait par cœur ce que répètent les Grands Anciens survivants de ces années-là - logorrhée, actes de contrition, stèles, thèses et épigraphes, rien ne manque. Mais ceux qui sont morts précisément in illo tempore, avec dans leur sac le carnet de chants révolutionnaires et le petit guide de Victor Serge - qu’auraient-ils à nous dire ?  Que peuvent-ils faire pour nous ? Pouvons-nous leur demander, comme dans le poème d’Eliot

Pray for Guiterriez, avid of speed and power
For Boudin, blown to pieces,

For this one, who made a great fortune

And that one who went his own way.

Pray for Floret by the boorhound slain between the yew trees,
Pray for us now and at the hour of our birth.

Priez pour Guiterriez, avide de vitesse et de puissance
Pour Boudin, réduit en bouillie
Pour celui-ci, qui fit une grande fortune
Et celui-là qui alla son chemin.
Priez de même pour Floret, que le limier a déchiré entre les ifs.
Priez pour nous maintenant et à l'heure de notre naissance.


Je ne crois pas tant aux fantômes qu’à la perpétuation du souvenir, à son ressac contrarié mais incessant, et que nos mémoires sont les échos réverbérés d’autres mémoires encore - mais en un sens cela revient au même, pour les fantômes. Ceux qui sont morts en ces années-là, avec de l’amour dans les yeux et des illusions plein leurs poches, je crois qu’ils font ce qu’ils peuvent pour nous venir en aide et nous sauver du désespoir -
ils nous hantent.


(Ceci -1- est la réédition d'un billet publié déjà mais ailleurs, ce qui explique les passages en saxon, et -2- s'insère dans le fil repris récemment dans la Zone, à suivre...)



Le poème : T.S. Eliot, Animula, 1929. Traduction de Pierre Leyris, légèrement modifiée pour le dernier vers.

Le tableau de Carel Weight fait référence à un accident survenu dans un parc d'attraction anglais, au cours duquel plusieurs enfants trouvèrent la mort.

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