05/01/2014

Un dernier malheur pour la fille d'Œdipe



Montpellier, quartier Antigone, 31/12/2013


C'est sous un ciel bas et gris, par une veille de fête, qu'il faut voir cette part de la ville. Le vent balaie des places vides, surdimensionnées - comme si les dieux grecs dont elles portent les noms les avaient laissées à leur sort.




Χορός

εὐδαίμονες οἷσι κακῶν ἄγευστος αἰών.
οἷς γὰρ ἂν σεισθῇ θεόθεν δόμος, ἄτας
οὐδὲν ἐλλείπει γενεᾶς ἐπὶ πλῆθος ἕρπον· 585
ὅμοιον ὥστε ποντίαις οἶδμα δυσπνόοις ὅταν
Θρῄσσαισιν ἔρεβος ὕφαλον ἐπιδράμῃ πνοαῖς,
κυλίνδει βυσσόθεν κελαινὰν θῖνα καὶ
δυσάνεμοι, στόνῳ βρέμουσι δ᾽ ἀντιπλῆγες ἀκταί.

ἀρχαῖα τὰ Λαβδακιδᾶν οἴκων ὁρῶμαι
πήματα φθιτῶν ἐπὶ πήμασι πίπτοντ᾽,

ὐδ᾽ ἀπαλλάσσει γενεὰν γένος...  


Le Choeur
Heureux ceux dont la vie n'a jamais connu le goût du malheur ;
Ceux dont la maison a été ébranlée par un Dieu, le malheur
Ne cesse jamais de ramper sur les générations qui suivent sans épargner personne ;
Il s'acharne comme la houle
Venue du large, quand poussée par les terribles bourrasques
De Thrace elle survole les ténébreux abîmes de la mer
Et arrache de ses profondeurs
De noirs tourbillons de vase, et que, frappés de plein fouet,
Les promontoires font entendre leurs lourds grondements.
Ils remontent à des temps anciens les maux que je vois
Se succéder et s'acharner à détruire la maison des Labdacides,
ll n'est pas une génération qui en libère une autre...






Le vent souffle sur les quelques passants qui se hâtent - comme si les dieux depuis longtemps absents vous murmuraient à l'oreille cette question : quel est le destin des Villes ? Comment tomberont un jour ces murs ? Quand n'y verra-t-on plus que les bêtes errantes ? Les bergers mèneront-ils leurs troupeaux entre ces colonnades à demi écroulées, comme dans ces tableaux qu'on appelle des Capricci..?


Giovanni Antonio Canal, dit il Canaletto - Capriccio, ca 1730 Gallerie dell'Accademia, Venise



...τό τ᾽ ἔπειτα καὶ τὸ μέλλον
καὶ τὸ πρὶν ἐπαρκέσει
νόμος ὅδ᾽, οὐδὲν ἕρπει
θνατῶν βιότῳ πάμπολύ γ᾽ ἐκτὸς ἄτας...
 
...Ce qui nous attend, le futur,
Et le passé confirmeront
Cette loi ; Rien d'excessif ne s'insinue
Dans la vie des mortels qui ne l'expose au malheur..







...σοφίᾳ γὰρ ἔκ του κλεινὸν ἔπος πέφανται.
τὸ κακὸν δοκεῖν ποτ᾽ ἐσθλὸν
τῷδ᾽ ἔμμεν ὅτῳ φρένας
θεὸς ἄγει πρὸς ἄταν·
πράσσει δ᾽ ὀλίγιστον χρόνον ἐκτὸς ἄτας.

...Elle est empreinte de sagesse
Cette célèbre phrase d'un inconnu :
Celui qui prend un mal pour un bien
A l'esprit égaré par un Dieu
Qui le plonge dans le malheur;
Il ne lui reste que peu de temps avant qu'il s'en rende compte.
Sophocle - Antigone, 442 AEC, 582-625
Traduction de rené Biberfeld








Le quartier Antigone de Montpellier a été construit à partir du début des années 1980 par Ricardo Bofill et le Taller de arquitectura, dans un style qui allie pastiche néo-classique et béton précontraint dans une sorte de brutalisme kitsch - et qui fut, sous des dehors sociaux, la forme française du postmodernisme architectural. Le but apparent de cette opération d'urbanisme était de dépasser (faire oublier ?) l'opposition entre le centre ancien et bourgeois de la ville et les cités périphériques, populaires et (donc) immigrées construites dans les années 60 comme La Paillade et le Petit Bard. Trente années plus tard, non loin de l'hypercentre, la misère est toujours là, galopante.

Le quartier d'Antigone doit son nom à sa situation dans le prolongement du Polygone, centre commercial sur dalle typique des années 1970 édifié sur l'emplacement d'un ancien quartier militaire incluant un polygone d'artillerie : Polygone/Antigone. L'héroïne du mythe antique, exemple princeps de la révolte contre l'autorité injuste, est ainsi rappelée à la vie par association avec un champ de tir - ultime mésaventure qui relève soit de la mauvaise plaisanterie soit, comme dirait tonton Sigmund, d'un retour du refoulé chez les édiles et les urbanistes, organisateurs de nos futures ruines.


2 commentaires:

Patricia a dit…

Il s'agit bien, là, dans ces constructions, d'un malheur dû à la folie des grandeurs de certains élus, promoteurs, architectes, ... C'est ce que j'appelle une architecture du vide, comme celle du temps de Mussolini, en Italie. De grandes bâtisses où l'Homme n'a pas sa place, sinon à se recroqueviller voire s'enterrer dans un logement où l'environnement n'a aucune importance, tant il est abruti par une vie (travail, consommation, crédits, dettes, ...) qui le mènera inéluctablement vers sa fin. On nous construit des villes aseptisées où la moindre plate-bande de terre, d'herbes, de plantes et de fleurs est remplacée par des copeaux de bois ou des morceaux d'ardoise : c'est le cas à Angers et dans les villes et villages de la "métropole" (disent les élus !). On étend des bâches géothermiques qui étouffent la terre et on y met copeaux et ardoise. Les petites bestioles qui se baladaient sur les fleurs s'en vont ailleurs ou disparaissent n'ayant rien à polliniser. Tout ça pour quoi ? Pour réduire les coûts d'entretien des plate-bandes ! On a jamais tant parlé de la nature en ville mais dès qu'elle est présente on l'étouffe. Ce quartier "Antigone" est laid et devant tant de laideurs on aimerait que le nom d'Antigone n'y soit pas associé.

Merci, M. Chat, pour ces photos et l'ensemble de l'article.

Anonyme a dit…

Merci au mystérieux M.Chat de faire un site aussi beau et merci à Patricia de me l'avoir fait découvrir il y a déjà 3 ou 4 ans. Je connais bien Montpellier. Je respire mieux à la Paillade qu'à Antigone ...