14/05/2011

Le bar du coin : théorie du reflet

Emilio Longoni - Riflessioni di un affamato - Contrasti sociali / Réflexions d'un affamé - Contrastes sociaux, 1893
Collezione Bruno Blotto Baldo, Museo del Territorio, Biella
Source

Elle (dedans) - Je n'ai pas faim. Cette langouste que nous avons mangée au dîner hier soir me pèse sur l'estomac.
Lui (découpant un bifteck). Fais comme moi : suce le jus de la viande, c'est tout; c'est un excellent filet de bœuf, et du meilleur.
L'affamé (dehors). Je voudrais bien savoir pourquoi ils ne mangent pas ces quatre petits pains, j'en mangerais douze, bon Dieu, ça fait vingt-quatre heures que je marche !
Lui (dedans). Tu veux autre chose, de plus relevé ?
Elle (d'un ton las). Non, non.
Lui - Des œufs aux truffes ?
Elle - Essayons, comme j'envie ton appétit…
Lui. Mais c'est qu'il faut l'entretenir, l'appétit; tiens, ce matin quand je t'ai quittée, j'ai fait une magnifique promenade… (Il appelle) Garçon ?
L'affamé (dehors). Si au moins je trouvais du travail ! Je connais bien mon métier, et à l'usine je tiens bien mes quinze heures (le garçon vient prendre la commande et remporte le bifteck). Quels cochons ! Ils renvoient la viande, parce qu'ils ont le ventre trop plein. Je vous ferais voir, moi, comment on la mange. Là, personne n'en profite - et c'est nous qui l'avions payée !
Lui (de l'intérieur, avisant cet individu au-dehors). Hé, qu'est-ce-que tu fais là, abruti ? Fous le camp, retourne au boulot !
Trad. : seuls les chats sont à blâmer


Ce petit dialogue accompagnait la reproduction - à plus de 100.000 exemplaires - du tableau de Longoni dans le numéro  du 1er Mai 1894 de Lotta di classe...


Le premier numéro de Lotta di classe, 30-31 Juillet 1892


...hebdomadaire du Parti Socialiste des Travailleurs Italiens (1). Ce qui provoqua un scandale et la saisie du numéro - Longoni lui-même eut maille à partir avec la police.

C'était une époque où une bonne partie des divisionnistes  italiens, comme de leurs équivalents français, se situaient assez loin à gauche - ce qui n'allait pas forcément durer très longtemps.

Dans Riflessioni, la technique divisionniste est  appliquée de façon différenciée :  assez peu pour l'extérieur et le personnage de l'Affamé, plus nettement sur la devanture, et surtout pour l'intérieur du café-restaurant dont les couleurs diffuses sont celles d'un espace protégé, cotonneux. Le procédé est bien visible dans l'exténuation progressive du véritable personnage central, le reflet (riflesso, d'où le titre) de l'affamé : assez net sur le bas de devanture, moins souligné sur la nappe, enfin ombre indistincte du tiers-convive, fantôme de ce repas (e siamo noi che l’abbiamo pagata! Et c'est nous qui l'avions payée!)


Le Café Biffi dans la Galleria, fin du XIXème


Selon les souvenirs des contemporains, la scène est précisément située : devant le café Biffi, dans la Galerie Victor-Emmanuel à Milan. Le modèle pour l'Affamé aurait été un jeune voleur bien connu à l'époque sous le surnom de l'Araignée - Il Ragno.



Caterina Bueno - Fagioli 'olle 'otenne / Haricots à la couenne (Trad. livournais, attribué à Attilio Frantolini)
Mis en ligne par 984250


Ne vous laissez pas tromper par le défilé des plats en vidéo : Fagioli 'olle 'otenne, en dialecte livournais, est une chanson de la faim. Celle d'un homme qui erre dans sa ville détruite par les bombardements de la Deuxième Mondiale et qui se souvient des restaurants qui n'existent plus et de leurs plats populaires et goûteux. Il voudrait simplement manger - Vorèi mangià. Et il ne trouve que des fèves et de la polenta rance - dans le dernier bar il se plaint, et on l'envoie au diable. On trouvera le texte original ici sur l'indispensable site de Lorenzo Masetti et Riccardo Venturi, avec une traduction en anglais, et même en grec...



(1) Père du PSI qui devait finir un siècle plus tard, très misérablement.

1 commentaire:

Patricia a dit…

Bel article. Je prendrai le temps de lire l'extrait en italien traduit par les bons soins des Chats. Je suis déjà convaincue qu'il n'y aura rien à commenter.
Merci de ce bel article, vraiment.