07/02/2011

Le Simoïs, la Seine et la Plata




"Nous nous déplaçons, nous errons. Nos histoires sont des Odyssées, plus exactement des Énéides. Il faut toujours en revenir à ces antiques légendes : un foyer est détruit (c'est Ilion, c'est le nôtre, qu'importe)...(1)"

Le seul souvenir que je conserve de Jaime Semprun, c'est celui d'une année passée de concert sur les rangs étagés de la classe de philosophie à l'Hôtellerie, il y a quarante-cinq ans de cela, bigre. 

Souvenir lointain mais prégnant car notre professeur, disciple d'Alain, pas mauvais homme au demeurant, ne supportait pas les feux-follets. Interrompant brusquement son monologue - au moment même où nous nous efforcions, hébétés, clignant des yeux, de reconstituer in mente l'arbre-dans-la-cour-du lycée-tel-qu'il-se-présente-à-nous-à-travers-la-fenêtre dans le prisme de ses Abschattungen husserliennes - il apostrophait :

Semprun, taisez-vous !

Semprun se taisait. Une heure après, ça recommençait. 

Ainsi le nom de Jaime Semprun, pour moi et peut-être aussi  pour d'autres, est désormais indissolublement mêlé à ce ruissellement de mémoire involontaire où cascadent la caverne de Platon, l'impératif catégorique et le malin génie.

L'année suivante, nous ne vîmes plus Semprun à l'Hôtellerie, il allait se chercher d'autres maîtres - iI trouva Guy Debord, je ne sais pas s'il le jugea plus accommodant qu'un agrégé de philo à l'ancienne.  Plus tard encore il eut sa propre école, cela s'appelait l'Encyclopédie des nuisances. Et comme mes petits camarades, je pense, je lus ce qu'il écrivait - ainsi, L'abîme se repeuple. Moi aussi j'avais cherché des maîtres -  on en trouvait d'abondance, à l'époque.

Et puis, dans les années 90, quelqu'un me convia à une réunion - un groupe qui, paraît-il, m'intéresserait. Je n'y allai pas, j'en avais soupé, des écoles. Je perdis peut-être l'occasion de revoir mon petit camarade, et maintenant je le regrette un peu.

Le 3 août dernier, Jaime Semprun est mort - c'est à cela qu'on voit que l'âge vous taraude, on commence à saluer des fantômes au coin des rues. Les Editions qu'il a fondées republient ces jours-ci ce texte court et magnifique, Andromaque, je pense à vous, qu'il avait écrit pour le premier anniversaire de la mort de sa mère, Loleh Bellon.

"Nous ne nous verrons plus sur terre. Entre le quai de l'Horloge et la pointe du Vert-Galant, nous n'aurons fait que quelques pas ensemble, laissant dans la route des phrases un carrefour à chaque mot...(1)"




Roberto Arlt, l'homme qui a écrit Les Sept fous, publia de 1928 à 1933 ces chroniques, Aguafuertes Porteñas, dans le journal El Mundo. Ce sont les années de la decada infame, décennie infâme qui suit le coup d'état fascisant du général Uriburu - fraude électorale, gangstérisme politique, industrialisation, urbanisation  et misère galopantes. Des années d'amertume et de désenchantement qui sont aussi celles où Buenos-Aires s'entoure de faubourgs ouvriers immenses et haussmanise son centre, éventrant les vieux quartiers : achèvement des Diagonales, percement de l'Avenida 9 de Julio, élargissement de Corrientes... 

Passe dans les vignettes d'Arlt le menu peuple de ce désastre, le Propriétaire Voleur de briques, le Sinistre Fouineur, le Malade Professionnel ou encore l'Homme Bouchon, qui jamais ne s'enfonce, quels que soient les événements troubles auxquels il est mêlé, type le plus intéressant de la faune des enflures...



Osvaldo Pugliese - Arrabal/Faubourg (José Pascual)
Mis en ligne par 2009periquita

Sur des modes différents - lyrique chez l'un, satire pour l'autre - ces deux livres parlent de la même chose - de la dérive urbaine, de la lente et régressive promenade où tout n'est qu'allégorie. C'est la même métropole faite d'autant de déceptions que de rêves. Le Paris de Semprun, où coule cette rivière à laquelle me lie un sort, celui d'avoir eu très tôt affaire à elle et non à une autre et où, à faible distance à droite du promeneur, grince sourdement la chaîne forgée au XIVè siècle qui, à la tombée du jour, unissait la tournelle du Louvre à la tour de Nesle (1). Et le Flores d'Arlt - que Flores était beau, que Flores était vaste autrefois ! Partout s'élevaient des éoliennes... A dix rues de Rivadavia commençait la pampa... On croyait à l'amour. Les jeunes filles pleuraient en chantant La loca de Bequeló. La tuberculose était une maladie terrible et quasiment méconnue... 




Il y a un an, rue Lautaro, on pouvait voir un belvédère aux vitres multicolores complètement brisées. A côté, il y avait une éolienne rouge, une éolienne toute rouge, romantique et tapissée de lierre. Les jours de vent, un pin laissait bercer sa coupole dans les airs.
 
L'éolienne, le belvédère, le pin ne sont plus. Le temps a tout emporté... Le lopin de terre coûte maintenant cent pesos. Avant, il en coûtait cinq et on vivait plus heureux. Certes, il nous reste la fierté d'avoir progressé, ça oui, mais le bonheur n'existe pas. Emporté par le diable (2).


(1) Jaime Semprun - Andromaque, je pense à vous ! pp.11, 14, puis 12. Editions de l'Encyclopédie des nuisances, 2011.

(2) Roberto Arlt - Les éoliennes de Flores, in Eaux-fortes de Buenos-Aires, pp. 22-25. Trad. Antonia García Castro, éd. Asphalte, 2010.


On peut trouver ici le texte espagnol (argentin avec un soupçon de lunfardo) des Aguafuertes Porteñas, et la musique appropriée ici, aux bons soins des éditions Asphalte.

1 commentaire:

Patricia a dit…

Jean-Luc Porquet, journaliste presse écrite, a rendu un bel hommage à Jaime Semprun, après son décès. Merci, Monsieur Chat, de cet hommage que vous lui rendez. Il y a des écrivains si discrets, des éditeurs qui font si peu de ramdam qu'on a tendance à les oublier.