18/07/2010

Une semaine de whisky (7) : Slightly greenish, with love

Carel Weight - The Friends, 1968



Le thème de l'alcool occupe une place régulière dans le corpus barthelmien. Si je choisis Rebecca pour clore cette petite série, c'est parce que cette nouvelle fait partie des rares qui abordent le sujet pour conclure, de biais, sur un mode presque optimiste. Je le fais parce que je sens que vous avez besoin d'optimisme. Et aussi parce que cette nouvelle est une de mes préférées.

Elle fait partie du recueil Amateurs (1) publié en 1976, après The dead father. C'est du Barthelme deuxième manière, les personnages sont encore plus ou moins campés, l'humour est toujours présent. Le style changera profondément l'année suivante - et surtout la mode littéraire tournera. Dès la fin des années 70 Barthelme et les autres auteurs de la vague dite postmoderne vont affronter  les vents contraires du backlash.

Rebecca Lizard accumule les handicaps. D'abord c'est une maîtresse d'école

"Shaky lady," said a man "are you a schoolteacher?"

et puis elle est lesbienne

"Are you a homosexual lesbian ? Is that why you never married?"

et elle a un nom idiot : Lézard. Elle veut le changer. Le juge refuse parce que cela créerait trop d'ennuis aux compagnies de téléphone et d'électricité - sans compter le gouvernement, bien sûr. 

Mais le pire, c'est qu'elle a la peau verte (vous vous souvenez - green is a beautiful color, too). Elle va chez le damned dermatologist (a new damned dermatologist) :

"Greenish, he said," "Slight greenishness, genetic anomaly, nothing to be done, I'm afraid, Mrs Lizard."
"Miss Lizard."
"Nothing to be done, Miss Lizard."
"Thank you, Doctor. Can I give you a little something for your trouble?"
"Fifty dollars."

Elle rentre chez elle - "l'augmentation de loyer rétroactive l'attendait tapie dans sa boîte aux lettres comme un élève prêt à attaquer" (2). Sa copine est en retard. Sa copine, Hilda, est un peu plus belle que Rebecca. Hilda traînait, elle prenait un verre avec Stéphanie.

"- Stéphanie n'est pas légèrement verdâtre, c'est ça  ? Charmante et rose Stéphanie."

A ce moment, Hilda se lève et met "un très bon disque de Country and Western..." Un disque de David Rogers, un peu comme celui-ci :




Et "être rose, ce n'est pas tout dans la vie, dit Hilda."

S'ensuit une scène , malgré tout.


"Va te faire foutre, dit Rebecca... Va retrouver Stéphanie Sasser". A un moment, Hilda lâche le morceau.

"Rebecca, dit Hilda, c'est vrai que je n'aime pas ton teint verdâtre." 

Rebecca va pleurer dans la chambre. La télévision fonctionne dans la chambre, elle passe un film, L'enfer vert...


James Whale - The green hell, 1940
Mis en ligne par drgangrene 


...avec Joan Howard, Douglas Fairbanks Jr et Vincent Price (qui disait que c'était le pire film qu'il eût jamais fait).



Hilda entra dans la chambre et dit: "le dîner est prêt.
- Qu'est-ce qu'il y a à manger ?
- Du porc au choux rouges.
- Je suis saoule", dit Rebecca.
Trop de nos citoyens sont ivres au moment même où ils devraient être sobres - à l'heure du dîner, par exemple. L'ivresse vous fait oublier où vous avez mis votre montre, vos clefs, votre portefeuille et vous rend moins attentif aux besoins, aux désirs et à la tranquillité des autres. Les causes d'abus d'alcool ne sont pas aussi claires que les résultats. les psychiatres considèrent généralement que l'alcoolisme  est un problème sérieux mais que l'on peut guérir dans un certain nombre de cas. On dit que les Alcooliques anonymes ont du succès et sont efficaces. A la base, c'est une question de volonté.
"Lève-toi, dit Hilda, je suis désolée de t'avoir dit ça".
- Tu n'as dit que la vérité dit Rebecca.
- Oui, c'était vrai, admit Hilda.
- Tu ne m'as pas dit la vérité au début. A ce moment-là tu disais que c'était beau.
- Si, je te disais la vérité, au début. Je pensais vraiment que c'était beau. A ce moment-là."


...


"Qu'est-ce qui nous reste, dit Rebecca froidement
- Je peux t'aimer en dépit de..." (2)
 Suivent des considération très belles sur le fait - important - de savoir si on peut aimer en dépit de, la barque de l'amour et la vie quotidienne, toutes ces choses - mais je ne vais pas vous copier toute la nouvelle, achetez-vous la. A l'instant il en reste encore un exemplaire d'occase




(ou sinon, en anglais). Je vais quand même vous dire la fin.


Hilda posa sa main sur la tête de Rebecca.
"La neige va tomber, dit-elle. Ce sera bientôt l'hiver. Ensemble alors, comme d'autres hivers, au coin du feu. la vérité est une chambre fermée. Nous faisons sauter le verrou de temps en temps, et puis nous la refermons. Demain tu me blesseras, je te le ferai savoir, et ainsi de suite. Au diable tout ça. Viens ma toute verte, viens dîner avec moi."
Elles s'assoient. Le porc aux choux rouges fume devant elles. Elles parlent tranquillement du gouvernement de McKinley qui est actuellement reconsidéré par des historiens révisionnistes. Le récit arrive à sa fin. Il a été écrit pour plusieurs raisons. Neuf d'entre elles sont secrètes. la dixième est qu'on ne doit jamais cesser de contempler le mystère de l'amour humain, toujours aussi sinistre et précieux. Qu'importe ce qui est imprimé sur la page chaude et résonnante (2).




(1) La nouvelle est reprise dans les Sixty stories en 1981. 

(2) Tous les passages en français viennent de la belle traduction d'Isabelle Chedal et Maryelle Desvignes. Edition française de la nouvelle dans Voltiges, Denoël 1990.





Quelques ressources barthelmiennes



Pour lire les nouvelles de Barthelme, il existe trois solutions :

La plus chère, celle des vrai fans, c'est de se procurer les éditions originales américaines hard-cover. A cause des illustrations et de la typo, concoctées par le Maître soi-même et qu'on n'est pas sûr de retrouver ailleurs.


La solution intermédiaire : les quatre recueils Sixty stories, Forty stories, The teachings of Don B. (pour les jolies images) et, tout récent, Flying to America, 45 more stories (2008).


La solution francophone : les recueils  Pratiques innommables Gallimard 1972, épuisé; La ville est triste, Gallimard 1978 rééd. 2009; Voltiges, Denoël 1990, épuisé; Emeraude, Denoël 1992, épuisé. A noter que les illustrations des deux nouvelles Au musée Tolstoï et Dégât cérébral étaient absentes de la première édition de La ville est triste. Je n'ai pas vérifié la réédition, mais je ne me fais pas trop d'illusions.


Des bibliographies plus complètes dans les liens barthelmiens qui figurent déjà sur votre droite, rubrique Jeux et lettres, via Poisonpie ou Jessamyn. Il y a aussi quelques récitations vidéos sur le Youtube de Jessamyn - et à ce propos, j'adore ça : le blues de la modératrice sur MetaFilter.






Et pendant ce temps-là... 
"...vous qui croyez à l'affection qui vit d'espoir... écoutez la touchante histoire d'Evangéline, cette généreuse enfant de l'Acadie, le pays des hommes heureux..."    (sur le fil des lectures)

2 commentaires:

olive a dit…

Nous tenons de cette Semaine de whisky une cuite de funambule (celle — la dernière, bien sûr — dont la mandorle nous protègera enfin durablement des assauts du Malin).

Nous voyons dans l'œil de l'Archiduchesse de La Feignasserie qu'il est l'heure de porter un toast à votre ferveur nonchalante.

(Tout de même, si les étiquettes du Cutty Sark étaient collées sur des bouteilles de Laphroaig, la sorcière n'en serait pas moins gironde.)

loeildeschats a dit…

Laphroaig, effectivement... Personnellement, je pencherais peut-être plus pour le Lagavulin - et sur un tout autre plan pour le Tullamore Dew pour la consommation courante. Avec modération, comme ils disent, et mes compliments à l'Archiduchesse.