06/07/2010

L'art de la rixe : Trouble in Frisco

Fletcher Martin - Trouble in Frisco, ca 1935, Smithsonian American Museum
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Fletcher Martin. Né en 1904 à Palisade, Colorado d'un père qui imprimait de petits journaux locaux, de ville en ville. Fuit sa famille à quinze ans, vit de petits boulots, essaie un temps la boxe. Signaleur dans l'US Navy, commence à y dessiner pour ses camarades marins.  Puis travaille chez un imprimeur qui le laisse se perfectionner et lui fournit du matériel. Fait la connaissance de Siqueiros et l'assiste sur un projet de fresque murale à Los Angeles en 1933 - premières expositions. Fréquente aussi Nathanael West, William Saroyan et les artistes qui réalisent alors les fameux murals de la Coit Tower. Réalise des fresques de bureaux de poste, d'écoles et de douanes pour la  WPA et le Federal Arts Project. Puis illustrateur, notamment pour Fortune et Life. War artist pendant la seconde guerre mondiale, il couvre les bombardements de Londres et la bataille de Normandie. Mêlant les influences des réalistes sociaux - notamment les muralistes - et des régionalistes comme Hart Benton, Martin présente cette particularité : n'ayant pour sa part jamais fréquenté une quelconque école d'art ou de dessin, il enseignera ces matières toute sa vie à partir de 1940 -  parfois même en prenant la succession de célébrités comme Thomas Hart Benton, déjà cité, ou Grant Wood. Pour décrire sa formation il trouve un joli nom : l'université par osmose.

La gravure est censée représenter un épisode de la grève des dockers (waterfront strike) de San Francisco et de la côte ouest en 1934 : un docker et un briseur de grève s'affrontent, vus à travers un hublot dont la forme fait référence au format tondo de la renaissance - classique clin d'oeil du réalisme de l'american scene. La grève dura du 9 mai à la mi-juillet et fit quatre morts par balles chez les grévistes, dont deux lors des émeutes du San Francisco Bloody Thusday (5 juillet 1934) débouchant sur une grève générale de quatre jours dans la ville, toutes industries confondues, cinémas et night-clubs compris.

La peinture, elle, date de 1938 et a été achetée par le MOMA.


Fletcher Martin - Trouble in Frisco, 1938, Museum of Modern Art, New-York


En 1938, le point de vue sur la grève a changé. Si en juillet 34 le bilan paraissait partagé, le syndicat a en fait gagné sur le point-clef du monopole d'embauche, puis très vite enchaîné sur une série de grèves surprises qui ont fait mettre genou à terre au patronat des ports. En 1937, les dockers de la côte ouest font sécession du syndicat ILA dirigé depuis la côte est, et forment l'ILWU - International Longshoremen and Warehouse Union, plus militant - et largement influencé par le CPUSA. L'ILWU adhère à la nouvelle confédération CIO que Harry Bridges, le leader des quais de San Francisco, présidera pour toute la côte ouest. 

Comme si, avec la même année d'écart sur les événements que la gravure, le tableau remettait en perspective cette seconde victoire : cette fois le hublot est représenté - le tondo quasi-allégorique est mis à distance, mais en contrepartie le combat est plus âpre - et le peintre a pris soin que la violence soit aussi présente au premier plan, dans la matraque qui dépasse de la poche d'un caban.

La lutte des dockers de la côte ouest fait partie des grandes heures du communisme américain. Ses organisateurs, les Harry Bridges et les Archie Brown, sont de ces militants coriaces (1) - et pour certains coriacement staliniens - qui depuis l'Embarcadero ont tenu toute leur vie durant la dragée haute aux employeurs, aux bureaucrates mafieux de la côte est, à la police, à Roosevelt et aux chefs de la CIO, et même à Joseph McCarthy. 

Archie Brown, un des organisateurs communistes de l'Embarcadero, pourrait très bien être un des personnages de ce tableau. En 1938, pendant que Fletcher Martin peint la seconde version de Trouble in Frisco, Brown s'embarque pour l'Espagne, combat dans la Lincoln Brigade comme servant de mitrailleuse - et commissaire politique. Il fait la bataille de l'Ebre puis, avec le retrait des brigades internationales, revient aux Etats-Unis en décembre de la même année. Il suit très probablement avec docilité les consignes du parti, qui abandonne l'antifascisme à partir du pacte Molotov-Ribbentrop, puis le remet à l'honneur en Juin 1941. Et Brown repart pour l'Europe avec l'US Army, pour la bataille des Ardennes. Quand il revient il dirige l'intervention du CPUSA dans les syndicats de Californie, plonge quatre ans dans la clandestinité, reprend le travail en 55 sur les quais. 

En 1960 il est convoqué (subpoenaed) devant la HUAC - la commission McCarthy - engueule ses interrogateurs et parvient à transformer l'audience en bataille rangée. Cette session de la HUAC à San Francisco voit aussi la participation d'un millier d'étudiants de Berkeley venus protester contre la Commission. Ils sont frappés et évacués à la lance à eau par la police. La HUAC en fait un film, Operation Abolition, propagande anticommuniste qui se retournera contre ses auteurs, perpétuant les images de cette journée comme un signe annonciateur de ce qui sera quatre ans plus tard le Free Speech Movement et marquant symboliquement l'articulation entre le mouvement politique et syndical des années 40-50 d'un côté et la New Left, de l'autre (2).




Mark Kitchell - Berkeley in the sixties, 1992 (1ère partie)
L'audience de la HUAC au San Francisco City Hall en Mai 1960 et la protestation étudiante : les images d'Operation Abolition
Mis en ligne par mmlearningllc




L'année d'après Brown est arrêté, inculpé de violation  du Landrum-Griffin Act, condamné à six mois de prison, mais gagne en appel et deux ans plus tard la Cour suprême abolit la loi en question. Il meurt en 1990 d'un cancer dû à l'exposition à l'amiante pendant son travail.

Le beau film de Ralph Arlyck, Following Sean, fait le portrait du petit-fils d'Archie Brown, et de sa jeunesse dans le Haight-Ashbury des années soixante.




Ralph Arlyck - Following Sean, 2005, trailer
Mis en ligne par PBS


Au passage, on y raconte l'histoire du grand-père et on voit son épouse, Hon Esther Brown. Elle raconte ses démêlés pour récupérer auprès de l'employeur les indemnités pour maladie professionnelle. Elles lui ont servi a installer un jacuzzi qui porte une plaque en l'honneur de son mari. Avec ces mots gravés : "rien n'est trop bon pour la classe ouvrière".



Voir d'autres Fletcher Martin chez leifpeng.


(1) En bonne partie formés par les IWW, qui ont eu des affinités avec le communisme de la troisième période, tout comme la CGTU française avait hérité de traditions syndicalistes-révolutionnaires.

(2) En parallèle, les sit-ins de Greensboro qui avaient débuté en mai de la même année marquent l'articulation avec la phase offensive du mouvement noir aux Etats-Unis.

1 commentaire:

Patricia a dit…

Article excellent et de qualité en termes d'informations. Merci beaucoup.