26/04/2022

Une histoire de la technique (du coup d'état), #2 : La nuit des imprimeurs

 

D. Vierge - Les compositeurs de l'Imprimerie nationale
 Ill. pour Victor Hugo, Histoire d'un crime

 

Le capitaine La Roche d’Oisy apportait une lettre du ministre de la guerre qui le mettait, lui et sa troupe, à la disposition du directeur de l’Imprimerie nationale. On chargea les armes sans dire une parole, on posa des factionnaires dans les ateliers, dans les corridors, aux portes, aux fenêtres, partout, deux à la porte de la rue. Le capitaine demanda quelle consigne il devait donner aux soldats. – Rien de plus simple, dit l’homme qui était venu dans le fiacre ; quiconque essaiera de sortir ou d’ouvrir une croisée, fusillé.

Cet homme, qui était en effet M. de Béville, officier d’ordonnance de M. Bonaparte, se retira avec le directeur dans le grand cabinet du premier étage, pièce solitaire qui donne sur le jardin ; là il communiqua au directeur ce qu’il apportait, le décret de dissolution de l’Assemblée, l’appel à l’armée, l’appel au peuple, le décret de convocation des électeurs ; plus la proclamation du préfet Maupas et sa lettre aux commissaires de police. Les quatre premières pièces étaient entièrement écrites de la main du président. On y remarquait çà et là quelques ratures.

Les ouvriers attendaient. On plaça chacun d’eux entre deux gendarmes, avec défense de prononcer une parole, puis on distribua dans l’atelier les pièces à imprimer, coupées en très petits morceaux de façon que pas un ouvrier ne pût lire une phrase entière. Le directeur déclara qu’il leur donnait une heure pour imprimer le tout. Les divers tronçons furent rapportés ensuite au colonel Béville qui les rapprocha et corrigea les épreuves. Le tirage se fit avec les mêmes précautions, chaque presse entre deux soldats. Quelque diligence qu’on y mît, ce travail dura deux heures, les gendarmes surveillant les ouvriers, Béville surveillant Saint-Georges (1)

Victor Hugo - Histoire d'un crime

 
Fin de la seconde République, reprise et enrichissement d'une méthode éprouvée.

1 - Toile de fond : crise politique. Une Assemblée majoritairement monarchiste refuse de modifier la Constitution pour rendre rééligible le Président, Louis-Napoléon Bonaparte.
 
2 - Objectif : Un sauveur suprême, une Constitution plus autoritaire, une République consulaire fondée sur le plébiscite, et qui se transforme rapidement en Second Empire.
 
3 - Moyens : Un coup de force militaire et policier. Et de nouveau un plébiscite sous l'emprise de la répression (et même, ici, de la terreur).
 
Principale différence avec Brumaire : on ne passe pas par l'Assemblée, on s'en passe.
 
 
 

 
 
Autre différence : préparation plus minutieuse. On donne même à l'opération un nom de code : ce sera Rubicon
 
Et on affiche.
 
 
 E. Bayard - Les affiches du coup d'état, ill. pour Vicor Hugo, Histoire d'un crime
 
 
D. Vierge - Violation de l'Assemblée nationale, ill. pour Victor Hugo, Histoire d'un crime
 
 

Pendant qu’Adelswœrd parlait, le chef de bataillon commandant la gendarmerie mobile était entré.

— Messieurs, dit-il, j’ai ordre de vous inviter à vous retirer, et si vous ne vous retirez pas, de vous expulser.

— L’ordre de nous expulser ! s’écria Adelswœrd ; et tous les représentants ajoutèrent : L’ordre de qui ? Voyons l’ordre ! Qui a signé l’ordre ?

Le commandant tira un papier et le déplia. A peine l’eut-il déplié qu’il fit un mouvement pour le remettre dans sa poche ; mais le général Laidet s’était jeté sur lui et lui avait saisi le bras. Plusieurs représentants se penchèrent, et on lut l’ordre d’expulsion de l’Assemblée, signé FORTOUL, ministre de la marine.

Marc Dufraisse se tourna vers les gendarmes mobiles et leur cria :

— Soldats ! votre seule présence ici est une forfaiture. Sortez !

Les soldats semblaient indécis. Mais tout à coup une seconde colonne déboucha par la porte de droite, et, sur un geste du commandant, le capitaine cria :

— En avant ! F…..-les tous dehors ! 

 

Reprise, on l'aura noté, du "foutez-moi tout ce monde-là dehors" proféré par Murat le 19 brumaire.

 

Alors commença on ne sait quelle lutte corps à corps entre les gendarmes et les législateurs. Les soldats, le fusil au poing, entrèrent dans les bancs du sénat. Repellin, Chanay, Rantion furent violemment arrachés de leurs sièges. Deux gendarmes se ruèrent sur Marc Dufraisse, deux sur Gambon. Ils se débattirent longtemps au premier banc de droite, à la place même où avaient coutume de siéger MM. Odilon Barrot et Abbatucci. Paulin Durieu résista à la violence par la force ; il fallut trois hommes pour le détacher de son banc. Monet fut renversé sur la banquette des commissaires. Ils saisirent d’Adelswœrd à la gorge, et le jetèrent hors de sa stalle. Richardet, infirme, fut culbuté et brutalisé. Quelques-uns furent touchés par la pointe des bayonnettes ; presque tous eurent leurs vêtements déchirés.

Le commandant criait aux soldats : Faites le râteau ! Ce fut ainsi que soixante représentants du peuple furent pris au collet par le coup d’État et chassés de leurs sièges. La voie de fait compléta la trahison. L’acte matériel fut digne de l’acte moral. 

Victor Hugo - Histoire d'un crime

 

Les représentants du peuple se replient sur la mairie du Xème arrondissement où ils finissent, tout royalistes qu'ils sont en grande majorité, par décider de défendre la République...



Victor Hugo - Histoire d'un crime, Éd. Hetzel, 1883

 
...et à la sortie, la troupe les attend, les enfourne en fourgons cellulaire...
 
 
 
E. Bayard - ill. pour Victor Hugo, Histoire d'un crime
 
 
 
...et les amène à la prison de Mazas.


Enfin, troisième différence avec Brumaire : la suite est nettement plus violente.
 
 
 
2 décembre 1852 : La police recherche des armes
The illustrated London news
 
 
Très violente même, par endroits.
 

E. Bayard - Ill. pour Victor Hugo, Histoire d'un crime



Victor Hugo - Histoire d'un crime, Éd. Hetzel, 1883



E. Bayard - La charge contre les bonnes d'enfants, 3ème journée 
Ill. pour Victor Hugo, Histoire d'un crime
 
 
 
 
 
  
 


H. Scott - Ill. pour Victor Hugo, Histoire d'un crime
 

 
Moins meurtrière que les journées de Juin (où Victor Hugo était de l'autre côté de la barricade, il l'a raconté dans Choses Vues). Mais quand même, de l'ordre du millier de morts à Paris. Puis l'état de siège, 26.000 arrestations, six mille déportations en Algérie.
 
Et l'écriture de deux classiques, de deux points de vue différents.

 
 
Karl Marx - Le 18 Brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte 
1ère édition in Die Revolution, Joseph Weydemeyer éd., New York, Mai 1852
 
 
 
 
Victor Hugo - Histoire d'un crime, 1877-1878
 
 
 
Et bien entendu il y eut un référendum, pardon, un plébiscite. À la question Le Peuple français veut le maintien de l'autorité de Louis Napoléon Bonaparte, et lui délègue les pouvoirs nécessaires pour établir une constitution sur les bases proposées dans sa proclamation du
 

 
 
 
(À suivre)

"On peut s'attendre à tout, d'un pays qui a été sauvé trop de fois"

Curzio Malaparte
 
 
 
(1) Jean-Baptiste Vernoy de Saint-Georges, directeur de l'Imprimerie nationale. Progrès dans la brutalité : en 1799, Il avait suffi d'installer Antoine Roederer, le fils d'un des conjurés, dans une petite pièce discrète de l'imprimeur Demonville où il avait préparé au soir du 16 brumaire les proclamations affichées le 18.
 

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