31/12/2025

Un florilège de fin d'année : toute une congrégation d'espions dans une chenille

 

John Le Carré - The Pigeon Tunnel, 2016  / Le tunnel aux pigeons, histoires de ma vie, 2017

 

En 1982, un espion retraité vint à Beyrouth visiter Mohammed Abdel Rahman Abdel Raouf Arafat al-Qudua al-Husseini, dit Yasser Arafat, dit aussi Abou Amar, ingénieur civil, officier de réserve de l'armée égyptienne, créateur du Fatah puis de l'O.L.P. et, à ce moment-là, principal représentant d'un peuple qui, selon Golda Meir, n'existait pas (1).


  Arafat m’invita à passer le réveillon du Nouvel An avec lui dans une école pour les orphelins des martyrs palestiniens. Il enverrait une jeep me chercher à mon hôtel. J’étais toujours au Commodore, et la jeep faisait partie d’un convoi qui roula à fond de train, pare-chocs contre pare-chocs, sur une route de montagne sinueuse jalonnée de check-points libanais, syriens et palestiniens sous cette même pluie battante qui semblait s’abattre sur toutes mes rencontres avec Arafat.

  La route à une voie non goudronnée se décomposait sous le déluge. Des cailloux projetés par la jeep de devant ne cessaient de nous heurter. Des vallées s’ouvraient à quelques centimètres du bord, révélant de minuscules carrés de lumière à des milliers de mètres en contrebas. Notre véhicule de tête était une Land Rover rouge blindée qui, selon la rumeur, convoyait notre Chef. Mais quand nous arrivâmes devant l’école, les gardes nous révélèrent qu’ils nous avaient dupés. La Land Rover n’était qu’un leurre. Arafat était en sécurité, en bas, dans la salle de concert, à accueillir ses invités.

  De l’extérieur, l’école ressemblait à un banal bâtiment à un étage. Une fois dedans, on découvrait qu’on se trouvait au dernier niveau d’une structure qui épousait par paliers le flanc de la colline. Les inévitables hommes armés portant keffieh et jeunes femmes au torse lesté de cartouchières surveillèrent notre descente. La salle de concert était un immense amphithéâtre avec une scène en bois surélevée. Debout dans la première rangée de sièges, Arafat donnait l’accolade à ses invités tandis que la salle bondée résonnait du tonnerre rythmé des applaudissements. Des décorations du Nouvel An pendaient du plafond, des slogans révolutionnaires ornaient les murs. On me poussa vers Arafat et il m’accueillit par la même embrassade rituelle, puis des hommes grisonnants en treillis kaki avec ceinturon vinrent me serrer la main et me hurler leurs bons vœux par-dessus le vacarme des applaudissements. Certains avaient un nom. Certains, comme le bras droit d’Arafat, Abou Jihad, avaient un nom de guerre*. D’autres n’avaient pas de nom du tout.

  Le spectacle commence : les orphelines palestiniennes chantent en faisant la ronde, puis les orphelins, puis tous les enfants réunis dansent la dabkeh et s’échangent des kalachnikovs en bois pendant que la foule tape dans ses mains. À ma droite, Arafat se lève et ouvre grand les bras. Sur un signe de tête du combattant au visage sévère assis à sa droite, j’attrape le coude gauche d’Arafat et, à nous deux, nous le hissons sur scène et grimpons à sa suite.

  Décrivant des pirouettes au milieu de ses orphelins bien-aimés, Arafat semble s’enivrer de leur parfum. Il attrape le bout de son keffieh et le fait tournoyer tel Alec Guinness incarnant au cinéma Fagin dans Oliver Twist. Il a l’air transporté. Pleure-t-il ? Rit-il ? Une telle émotion se lit sur son visage que peu importe. Et voilà qu’il me fait signe de l’attraper par la taille. Quelqu’un m’attrape moi aussi par la taille. Et nous voilà tous, hauts gradés, sympathisants, enfants extatiques et, nul doute, toute une congrégation d’espions du monde entier puisque jamais aucune figure historique n’a été plus intensément espionnée qu’Arafat, embarqués dans une chenille menée par notre Chef.

  Le long du couloir en béton, et on monte un étage, et on traverse une salle, et on redescend. Le tromp-tromp de nos pieds remplace les claquements de mains. Derrière ou au-dessus de nous, des voix de stentor entonnent l’hymne national palestinien. Nous finissons par rejoindre la scène cahin-caha. Arafat s’avance, marque une pause, puis, sous les hurlements du public, il fait le saut de l’ange dans les bras de ses combattants.

  Et dans mon imagination, ma Charlie (2) exulte et l’applaudit à tout rompre.

  Huit mois plus tard, le 30 août 1982, suite à l’invasion israélienne, Arafat et son haut commandement furent chassés du Liban.

 * En français

John Le Carré - Le Tunnel aux pigeons : Histoires de ma vie, 2016
trad. Isabelle Perrin 
 
 

Arafat exécuta d'autres sauts de l'ange, au fur et à mesure qu'il était chassé de partout, vers Tunis puis Tripoli (Liban), de nouveau en Tunisie, puis enfin en Palestine, Gaza, Jénine, Ramallah. Il meurt à Clamart le 11 novembre 2004, seize ans avant John Le Carré.

Quand il lui fut possible de s'installer en Palestine, Arafat assistait toujours à la messe de Noël orthodoxe de Bethléem, sauf quand les israéliens l'en empêchaient.  La première fois il avait déclaré  "Je suis venu saluer le premier Palestinien, Jésus-Christ, le messie par qui le message de paix se concrétiser". Les chrétiens (majoritairement de rite orthodoxe) représentent environ 6% de la population palestinienne. Au cours des siècles ils ont parlé araméen, puis grec, puis arabe et parmi eux sont les descendants des premiers compagnons de Jésus-Christ - sous réserve, bien sûr, des questionnements sur son historicité 

L'historicité. C'est un enjeu, parfois un champ de bataille. De quel régime d'historicité relève Jésus ? Et Barabbas ? Et l'empire Khazar ? L'historicité est affaire de sources, d'annales, d'enquêtes et finalement d'historiens. Pourtant, nous assistons ici à la rencontre de deux métiers spécialisés dans l'historicité : les héros politiques et les espions.
 
Et pour qu'on ne me chicane pas sur Arafat, je donne ma définition du héros politique : personnage qu'un peuple en lutte hisse sur le pavois (avant qu'il fasse le saut de l'ange). Personnage qui, souvent, symbolise le retour d'un peuple dans l'historicité qui lui était déniée.
 
Et dénier l'historicité d'un peuple, soit dit en passant, peut porter à conséquences - on peut être tenté de purger l'histoire en supprimant le peuple en question.
 
Je donne aussi ma définition de l'espion : un historien du secret qui prend un peu d'avance... Remarquez que cette avance, il la paie parfois au prix fort, et que parfois aussi elle ne sert pas à grand-chose, pensez à Richard Sorge...
 
 
 

 
 
 
à Anthony Blunt, à la fois espion et historien, lui. Et à  Kim Philby...
 
 
 
 

 
 
 
...bref à toutes ces congrégations d'espions dans une multitude de chenilles autour de tous les héros présumés. 
 
En 1956, Kim Philby s'installe à Beyrouth sous la couverture de correspondant de l'Observer. Il est toujours agent mais déjà un peu suspect aux yeux de ses chefs du SIS, qui l'aiment pourtant beaucoup (relisez La Taupe) et ne se résoudront à le démasquer qu'en 1963. C'est le successeur de Philby à Beyrouth, Patrick Seale, qui donnera à Le Carré  son premier contact pour rencontrer Arafat. Et, après plusieurs rendez-vous intermédiaires, quelques fouilles à corps et nombre de changements de voitures, voici le duo, pour l'historicité...

 
 
  Dans la petite partie du L se trouve un bureau derrière lequel est assis Arafat, comme s’il ménageait ses effets. Il porte un keffieh blanc, une chemise kaki bien repassée, et il arbore un pistolet d’argent dans un holster en plastique marron tressé. Il ne lève pas les yeux vers son invité. Il est trop occupé à signer des papiers. Même quand on m’amène vers un trône en bois sculpté à sa gauche, il est trop concentré pour me remarquer. Finalement, il lève la tête. Il sourit dans le vague comme au souvenir d’un moment heureux. Il se tourne vers moi tout en sautant sur ses pieds, à la fois ravi et surpris. Je saute sur les miens, de pieds. Comme des acteurs complices, nous nous regardons droit dans les yeux. Arafat est en représentation permanente, m’a-t-on prévenu. Et je me dis que moi aussi. Je suis un collègue acteur, et nous jouons pour une trentaine de spectateurs. Il s’incline en arrière et me tend les deux mains. Je les prends entre les miennes, elles sont douces comme celles d’un enfant. Ses yeux marron globuleux ont un regard à la fois habité et implorant.

  « Monsieur David ! s’écrie-t-il. Pourquoi êtes-vous venu me voir ?

- Monsieur Arafat, dis-je du même ton surjoué. Je suis venu toucher le cœur de la Palestine ! »

 

 


 

  On a répété, ou quoi ? Sans attendre, il guide ma main droite vers le côté gauche de sa chemise kaki et la pose sur une poche boutonnée parfaitement repassée.

  « Monsieur David, le cœur de la Palestine est là ! s’exclame-t-il avec ferveur. Juste là ! » répète-t-il pour la galerie.

  Ovation debout. Nous cassons la baraque. Nous échangeons une accolade à l’arabe, gauche, droite, gauche. Sa barbe n’est pas piquante mais toute douce, et elle sent bon le talc. Il me relâche, tout en gardant une main possessive sur mon épaule pendant qu’il s’adresse à notre public. Je peux me déplacer librement chez les Palestiniens, décrète-t-il, lui qui ne dort jamais deux fois de suite dans le même lit, gère sa propre sécurité et maintient que sa seule épouse est la Palestine. Je peux voir et entendre tout ce que je souhaite voir et entendre. Il me demande uniquement d’écrire et de dire la vérité, parce que seule la vérité permettra de libérer la Palestine. Il va me confier au chef militaire que j’ai rencontré à Londres, Salah Tamari. Salah me fournira une escorte de jeunes combattants triés sur le volet, Salah m’emmènera au Sud-Liban, Salah m’instruira sur le noble combat contre les sionistes, Salah me présentera ses commandants et leurs troupes. Tous les Palestiniens que je rencontrerai me parleront en toute franchise. Il veut qu’on nous prenne en photo tous les deux. Je refuse. Il me demande pourquoi, avec une expression si radieuse et taquine que j’ose une réponse honnête


 


  

  « Parce que je pense aller à Jérusalem un peu avant vous, monsieur Arafat. »

  Il éclate d’un rire chaleureux, alors notre public aussi. Mais c’est une vérité de trop et je regrette déjà ma boutade.

John Le Carré - Le Tunnel aux pigeons : Histoires de ma vie, 2016
trad. Isabelle Perrin


Et si jamais vous passez par la Bodleian avant le 7 avril prochain...

 
 
(1) Les mots exacts de Golda Meir, selon ses propres déclarations étaient "there is no Palestinian people. There are Palestinian refugees".
 
(2) Le Carré fait allusion à l'héroïne de The little drummer girl

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