Oui, la période que nous vivons est spleenétique et oublieuse. Justement, en me replongeant dans
je m'aperçois que, si la plus grande partie des textes qu'Oehler analyse sont assez facilement accessibles (1) il n'en est pas de même de ceux d'Hippolyte Castille. De fait, il est assez fastidieux de dépouiller les numéros de La révolution démocratique et sociale, le journal de Delescluze, pour reconstituer les deux brochures que Castille y fit paraître en feuilleton, sous le pseudonyme de Job le socialiste, six mois après les massacres de juin 1848 - brochures certes éditées mais introuvables. Voici donc ci-dessous, à l'intention de qui veut bien s'y intéresser, le premier de ces deux pamphlets.
Vous êtes prévenus, ce n'est pas du niveau de Baudelaire ou de Heine, autres auteurs rassemblés dans Le spleen contre l'oubli. Ici le style est lourd, la misogynie bien présente ("nos prolétaires ont besoin de femmes...") et pour une critique détaillée on se rapportera au commentaire d'Oehler. Mais tel quel, c'est un témoignage brut sur le fossé sanglant qui s'était ouvert six mois plus tôt entre deux classes, et qui n'était pas près de se refermer.
Un point, pour ceux qui n'auraient pas lu Oehler : L'intérêt qu'il y a à rapprocher des documents comme celui que vous lirez plus bas avec Le Cygne, L'éducation sentimentale ou encore les Lettres de France et d'Italie de Herzen tient au bouleversement historique qui les a convoqués : les massacres de juin et la secousse qu'ils ont infligée, tout au long de la fin du XIXème siècle, au zeitgeist de ce temps-là. À l'image de Flaubert ou Baudelaire, nous subissons encore les répliques lointaines de cette secousse, les séquelles malignes de cet oubli - et quant à la mélancolie...
LE DERNIER BANOUET DE LA BOURGEOISIE
par Job le socialiste
(La révolution démocratique et sociale des 11, 12, 13 et 14 décembre 1848)
Le règne du ventre est venu. La bourgeoisie à table jusqu'au menton, entourée de ses poètes, de ses financiers, de ses docteurs, de ses courtisanes et de ses gardes prétoriennes, s'abandonne à des joies sinistres à l'aspect des débauches physiques et morales que lui réserve l'ère du doute, de la négation, du scepticisme, de la mauvaise foi et de l'intérêt individuel. Cette race chauve, à sang froid comme les reptiles, ouvre une gueule démesurée à toutes les jouissances égoïstes. Elle mange, digère et ne produit pas. L'amour de soi-même l'a rendue féroce: un pied dans le plat dont elle se gorge et l'autre dehors, elle montre les dents à qui menace ou prie pour avoir part au banquet des biens de la nature.
Malheur à qui viendrait troubler son Bas-Empire.
Cependant Lazare accroupi sous le porche du logis, les entend rire et chanter. Il monte dans la salle du festin, et entre maigre et terrible en secouant la poussière de ses haillons.
- Je suis las de manger vos miettes! s'écrie-t-il. Ça, bourgeois, qu'on m'écoute. Voulez-vous être des citoyens ?
Ce mot fait sur les oreilles des convives l'effet glacial d'un coup de canon aux oreilles d'un homme qui craint la mort.
- Nous serons tout ce que vous voudrez, répond un législateur, mais nous voulons le maintien de l'ordre et la conservation de ce qui est.
- Estomacs doublés de cuivre à canon, reprend Lazare, ne souffrez-vous pas dans vos entrailles des souffrances de l'humanité? Comment digérez-vous la faim du peuple? Hommes indignes d'être libres, qu'avez-vous fait de voir libre arbitre? Avez vous perdu cette faculté de comparer, signe distinctif de l'homme? Malthusiens et fatalistes, avez-vous donc résolu d'enrayer la roue du progrès, sous prétexte qu'il y aura toujours en ce monde des riches et des pauvres? Quand Dieu nous a mis sur ce globe, il n'a pas entendu que l'un serait bourgeois et l'autre prolétaire. Il n'a pas dit : l'un sera maître et l'autre esclave ; l’un cultivera le champ, l'autre prendra la gerbe ; l'un aura la terre et l'autre en sera le bœuf. Finissons-en, car encore une fois je suis las de manger les miettes !
Alors, un petit homme se leva. Il avait des lunettes sur des yeux fins et rusés, une bouche maligne, encore mal essuyée des bribes du budget.
Quand cette moitié, j'allais dire ce tiers d'homme ouvrit la bouche, il s'en échappa un chapelet de paroles dorées à la provençale, désignées au dictionnaire sous le nom de sophismes et de mensonges.
- Lazare, mon ami, articula-t-il, tu as le plus grand tort de te plaindre. Nous souffrons bien plus que toi des malheurs de l’humanité. Mais qu'y faire ? Nous ne pouvons que te plaindre et te donner nos miettes. Tu n'en veux plus, tu te crois humilié de cette assistance, tu as tort. Nous sommes égaux. Je te fais l'aumône, mais tu n'en es pas moins mon égal. Quant à ma propriété, songe que si je n'étais pas propriétaire tu n'aurais pas d'émulation au travail, tu deviendrais fainéant comme un chien. On se fait tuer pour la patrie mais on ne fait pas du coton ou du fer pour la patrie; on aime mieux en faire pour son maître. Tout cela est bien clair. Tu vois donc que ton intérêt est de respecter ma propriété, car, plus tu respecteras ma propriété, plus tu seras certain des miettes de ma table. Si, malgré mes arguments, tu persistes à soutenir tes utopies, je serai forcé de te mettre aux casemates et de te prouver ensuite qu'en retranchant un peu de mon superflu pour le donner à ceux qui manquent du nécessaire, tu bouleverses la société, tu perds les miettes, mon cher.
- Je n'en veux plus, j'ai des droits.
- Des droits? A quoi te servira le droit de travailler, quand il n’y aura point de travail ?
- Il me servira à réclamer à la société les bénéfices de la solidarité humaine.
- Mais dans une société pareille, que feriez-vous s'il survenait une famine ?
- Et que feriez-vous dans la vôtre?
- Nous donnerions des miettes, beaucoup de miettes.
- Nous, nous partagerions en frères le pain de la famine, comme nous aurions partagé le pain de l’abondance ; comptons nos morts !
- Tu assombris la situation... Mais après tout il y aura toujours des pauvres et des riches, Dieu n'a pas voulu que l'homme fût heureux sur la terre.
- Dieu, retire-toi ! s’écria Lazare. On a trop longtemps pris ton nom pour le jeter comme, un faux poids dans la balance de l'équité. Ton nom a trop longtemps servi de réponse à ceux qui ne veulent pas répondre. Dieu le veut, dit-on ; Dieu l'a fait ainsi. Et quand on passe auprès du pauvre sans donner, on dit : Dieu vous bénisse ! Dieu, c'est la réponse du riche contre le pauvre. Je n'en veux plus de ce Dieu-là.
- Impie et désorganisateur ! cria la bourgeoisie tout entière.
- Je crois, dit le petit homme, qu'il m'a traité de royaliste.
Il se fit autour de la table une longue agitation, suivie de soupirs.
Alors un autre orateur se leva. Il avait la parole vide et colorée des poètes ; statue. d'or aux pieds d'argile qui se soutient uniquement à l'aide de ses ailes.
- Qu'entends-je autour de moi? s'écria-t-il; du coton, du fer, le droit de vivre en travaillant ; vivre, vivre, manger, toujours manger; vous êtes des matérialistes! Vous déshonorez la France ! Que dira la postérité ?
- Tu ferais bien, mon ami, dit Lazare, de reprendre ta lyre.
Ce mot excita quelques rires, mais certains saints-simoniens de la république bourgeoise trouvèrent qu'il était indécent de manquer ainsi de respect au talent.
- J'admire, dit Lazare avec un maigre sourire, j'admire comme vous résistez bourgeois. L'humanité commence sa cinquième étape, mais vous persistez à rester en arrière. Vous n'avez plus ni foi, ni loi dans le fond de l’âme. La religion chez vous est arrivée à l'état de mythologie, vos dieux sont innombrables comme ceux de l'antiquité et discrédités comme eux. Nos poëtes s'en sont emparés. On en a ri, comme les bourgeois du temps d'Auguste riaient de Priape. Il n'y a plus que moi, le prolétaire; qui puis refaire ce beau christianisme que vous m'avez perdu par vos prêtres et vos temples et vos mauvais livres.
- Quand on parle comme vous, dit un économiste à face jaune, quand on parle comme vous, on prend un fusil et l'on va aux barricades.
- C'est votre défi accoutumé, répondit Lazare, vous vous croyez forts avec vos soldats; prenez garde pourtant qu'on ne relève ce défi ! Aux barricades ! allez aux barricades ! voilà ce que vous avez sans cesse à la bouche !
« Dieu n'a pas mis les hommes sur la terre pour verser du sang; ceux qui voudraient fermer les plaies de l'humanité et qui bravent les persécutions des crucificateurs en semant la justice et la vérité, cos gens-là ne se battent pas, ils pacifient. Les hommes qui prêchent l'égalité et la fraternité ne sont point des fauteurs de batailles; leur plus ardent désir est de voir régner sur terre l'amour et la justice. Ces gens-là ne se battent pas !
» Et ceux-qui entretiennent la discorde parmi le genre humain au nom de l'inégalité, dont ils attribuent le crime à Dieu, au nom de la fatalité du laisser faire qu'ils enveloppent des pourpres trompeuses de je ne sais quelle liberté oppressive, ceux-là sont des hommes de lutte et d'anarchie, ceux là, c'est vous !
» Hommes qui vomissez des injures sur le socialisme, ce Messie des temps modernes, vous êtes les mêmes que ces barbares qui condamnèrent Socrate a boire la cigüe; vous êtes les mêmes que ceux qui crucifièrent Jésus, ce sublime socialiste, après lui avoir craché au visage; les mêmes qui emprisonnèrent Galilée, parce qu'il dit: la terre tourne, - elle tourne encore ! - Vous êtes de la longue et odieuse génération des crucificateurs!
» Vous êtes les éternels meneurs dos intérêts égoïstes des mauvaises passions, les défenseurs de l’aristocratie au temps de l'aristocratie, de la bourgeoisie au temps de la bourgeoisie; vous êtes les conservateurs de ce qui est mal, les souteneurs quand même de l'inégalité. Et quand les sages viennent et font la lumière autour de vous, au nom da la société dont vous ne représentez que la classe privilégiée, vous prenez la parole et vous amoncelez les nuages de vos sophismes sur le soleil de la vérité. Et quand vos nuages s'émoussent contre celte pure lumière qui s'échappe des intelligences démocratiques, et quand vos dards |empoisonnés ne peuvent mordre au coeur des sages, quand vous n'avez plus rien à leur répondre, alors vous leur crachez au visage et vous les crucifiez !
» Le poison, la corde, la croix, le cachot, la fusillade ou la guillotine, voilà vos derniers arguments ! »
- Vous n'étiez pas aux barricades! dites-vous.
« Ah! que nous vous reconnaissons à ces paroles vous voudriez bien précipiter au combat toutes ces intelligences amies de la paix, afin d’en avoir fini tout d'un coup avec le génie révolutionnaire et reculer l'humanité d'un siècle, jusqu'après vous et vos petits enfants ! »
Lazare profita du tumulte qui suivit son allocution pour s'approcher d'une enfilade d'hommes à grosses moustaches qui portaient beaucoup de croix à la boutonnière, parlaient très-haut, juraient quelquefois, buvaient souvent et semblaient regarder les autres convives comme des individus d'une espèce inférieure et chétive.
« Parisiens, s'écria-t-il, qui vous aurait dit, le 25 février, quand guidés par un instinct démocratique vous bannissiez l'armée de vos murs, qui vous aurait dit que six mois plus tard vous verriez vos places, vos rues et vos jardins transformés en camps et en casernes? Oui vous aurait dit que vous verriez un cordon militaire former une enceinte de baïonnettes derrière l'enceinte des fortifications élevés par le génie machiavélique de Thiers et du citoyen Philippe? Qui vous aurait dit que la garance pousserait si dru dans la campagne do Paris, qu'on ne peut faire un pas par champs ou par voies sans être offusqué par les mirmidons de Cavaignac ? Qui vous aurait dit, Parisiens, que les sous-lieutenants feraient la cour à vos femmes et pourchasseraient vos servantes comme au bon temps de l’empire ? Qui vous aurait dit que les hussards bivouaqueraient dans vos rues? Qui vous aurait dit que vous seriez menés à la prussienne? Qui vous aurait dit qu'on vous mettrait en état de siège comme des Italiens ou des Polonais, et que vous iriez bénévolement le dimanche avec votre femme et votre parapluie voir faire l'exercice à ces soldats dont vous ne pouviez plus souffrir la présence dans Paris après la révolution de février?
» Parisiens, vous avez la tête légère et vous ne mentez pas à votre réputation.
» Et maintenant c'est au peuple que je m'adresse, au peuple qui n’a point part à ce banquet. Au temps de la décadence romaine, les gardes prétoriennes nommaient et renversaient les empereurs au gré de leurs caprices. La-force brutale avait fini par s'emparer ouvertement du pouvoir, parce qu'il n'y avait plus de citoyens pour l'en empêcher.
» Ne craignez-vous pas, démocrates, qu'il en advienne le même aujourd'hui? La foi dans la propriété est ébranlée; bourgeois, vous vous cramponnez désespérément, et de crainte d'être emportés par le flot démocratique et social qui vous pousse, vous refusez toute concession. Posséder et jouir, voilà votre unique pensée, votre unique souci. Pour conserver ces deux avantages, vous êtes prêts à toute alliance, pourvu que celte alliance soit la force. L'armée, n’est-ce pas la force?
» Les hommes du Bas-Empire veulent achever leur festin, fût ce à l'ombre des baïonnettes. Le régime des prétoriens est venu. Mais que la bourgeoisie relève un peu son mufle épais qui trempe dans les vins et les sauces, et elle verra pendre au-dessus de sa tête l'épée de Damoclès d'un 18 brumaire.
» Citoyens, défions-nous des prétoriens !
» Pourquoi prétoriens, dira-t-on ? Le voici :
» Les intérêts du soldat sont en opposition avec ceux de la société. Arraché au travail, il consomme sans produire. Il est organisé, il a des vêtements de couleur éclatante; il a le privilège de porter des armes, il ne se marie pas, il n'est pas citoyen. Son vote est le plus souvent absurde et inintelligent. Comment un soldat ignorant, éloigné de deux ou trois cents lieues de son pays, peut il choisir un nom entre cent ? A-t-il été au club? A-t-il entendu et interrogé le candidat ?
» Il forme une classe à part, sans intérêt direct dans la société. La guerre doit être l'objet de ses désirs, la paix est le vœu de la société.
» Je le répète, il n'est pas tout à fait citoyen; il est esclave de par la domination de l'argent. Le riche peut échapper à cette servitude en payant; de sorte que c'est le pauvre, en définitive, qui garde la vie et la propriété du riche.
» Tel il était à l'enfance des sociétés quand il servait à protéger la classe des travailleurs contre les invasions, tel il est à peu près aujourd'hui, à cette différence qu'il protège surtout aujourd'hui la propriété, c'est-a-dire les classes riches qui gouvernent; à cette autre différence près qu'à l'enfance des sociétés le soldat, tout en protégeant le travailleur l'opprime, et qu'actuellement il n'est que l'instrument de ceux qu'il protège. Il meurt souvent pour la défense de cette propriété qu'il est presque fatalement prédestiné à ne jamais connaitre autrement que de nom.
» Le soldat c'est la fleur du prolétariat confisquée par les classes riches qui gouvernent - oui, qui gouvernent encore aujourd'hui sous l'empire du suffrage universel de par l'ignorance des masses qui ne se connaissent pas, - afin de défendre cette classe privilégiée contre les ennemis du dehors et ceux du dedans. Et dans ce dernier cas, le soldat sorti du peuple devient l'instrument de compression de la bourgeoisie contre le peuple. Le prolétaire se fait l'ennemi du prolétaire... Vous voyez donc encore une fois qu'il n'est pas citoyen. Et maintenant que le capital et la propriété perdent la force morale qui les a soutenus, que le vieux principe vient à s'ébranler dans ses fondements, maintenant qu'ils sentent bientôt le sol qu'ils possèdent leur manquer sous les pieds, ils appelleront le soldat à leur aide ce ne sera plus un ordre, ce sera presque une prière. Ils donneront toute leur confiance à leur serviteur, ils se jetteront dans ses bras et ne lui cacheront ni leur faiblesse ni leurs alarmes. Dès ce jour le soldat comprendra sa force et deviendra nécessairement ce que vous allez voir.
» Il vit seul, forme une classe à part, il est célibataire, n'a point de souci du lendemain; il n'aime que le vin, les filles, le sang, les habits éclatants et les honneurs. Il est brutal et dominateur. Son intelligence, déprimée par son genre de vie, ne saurait comprendre l'humanité. Il est égoïste et insouciant. Et pendant que tout s'écroule et se désorganise autour de lui, pendant que les principes en lutte font des décombres dans la société, lui seul reste debout, ferme et serré par les anneaux de fer de la discipline. Il devient prétorien.
» Dans de telles circonstances craignons tout d'un sot ambitieux, d'un fol entreprenant. Moins il sera intelligent plus il sera à craindre. Du tempérament, do l'ambition, mêlés d'une certaine dose de sottise, mon homme sera admirablement compris de la force armée. Exemple : malgré sa mascarade, son aigle empaillé et ses deux échauffourées, Louis Bonaparte obtient aux dernières élections la majorité des votes de l’armée.
» Voici le prétendant, voici les prétoriens I Que les citoyens veillent au salut de la république !
» Je l'ai dit : le capital et la propriété, tous ces gouvernements se jettent dans les bras de l'armée quand ils sentent la force leur manquer, N'est-ce pas l'histoire d'hier? Menacée par l'insurrection, la chambre ou la bourgeoisie remet les rênes de l'Etat entre les mains d'un soldat. Celui-ci, confiant dans la force du nombre, des munitions et des machines do guerre, laisse grossir le danger, puis vient tout à
coup, comme le Dieu de la machine, dénouer le drame du tranchant de son sabre.
» Ce soldat a le front des petites choses; mais il est grand aux yeux de la bourgeoisie, car il s'est fait un piédestal de dix mille cadavres. Ses pommettes saillantes, ses lèvres minces et ses yeux pointus comme des clous, trahissent la cruauté ; mais qu'importe, il a sauvé la fortune de la bourgeoisie. On en fera un dictateur.
» Celui-là se nomme Cavaignac ; il est moins dangereux que Bonaparte, il n'a pas d'oncle et il porte au front. des lauriers rouges que le prolétariat ne lui pardonnera jamais.
» Cependant il comble l'armée de libéralités personnelles, il bâtit les tentes de ses camps dans l'intérieur de Paris, non en toile mais en pierre et en charpente, et il fait de la politique, lui, le sabre !
» Et savez-vous comment? Comme un simple Guizot. Le ministre de Philippe disait à la majorité corrompue : « Ne m'interrogez pas en ce moment, nous sommes en négociations. » Quinze jours après, aux mêmes interrogations, il répondait: « D'où venez vous donc? Il y a longtemps que les faits sont accomplis. » Le sabre de la république bourgeoise dit à sa majorité qui le somme de lever l'état de siège :« Vous avez les droit d'ordonner, mais n'ordonnez pas, dans votre intérêt. » La bourgeoisie tremble et laisse la dictature aux mains du soldat soumis et modeste.
» Il avait de puissantes raisons pour ne pas lever l'état de siège; les voici :
» Le pouvoir militaire, qu'il se nomme Cavaignac ou Radetzki, représente dans la société le gendarme. Au moment du délit, le gendarme est le premier homme de la société, c'est incontestable; mais, dès qu’il s'est emparé du délinquant et dès que le danger est passé, le gendarme reprend le modeste rôle qui convient à la force brutale, et le magistrat commence le sien.
» Le gendarme Cavaignac avait donc intérêt à maintenir l'état de siège, car tant que dure l'état de siège, on suppose le danger, tant que dure le danger le gendarme reste le premier homme de la société.
» Cependant la continuité du pouvoir le désigne aisément à ses quatre ou cinq cent mille prétoriens dont la puissance croit en raison de la durée du régime militaire. Comme toutes les bandes de toutes les sociétés et de tous les temps, celle-ci est toujours en quête d'un chef. Et quelques logiciens de la manoeuvre pensent que l'armée, pour mener la France, n'a besoin que de s’entendre.
» Elle s'entendra pour déblayer à quelque chef le chemin de la présidence. La bourgeoisie, l'y aidera, trop heureuse de mettre un sabre à la porte de sa boutique. La continuité de la force brute lui en a exagéré les avantages au point de mettre sur les épaules du gendarme la robe du magistrat.
» Viennent alors une ou deux insurrections plus ou moins difficiles à dompter, la bourgeoisie tombe aux genoux du chef et les prétoriens le lèvent sur leurs boucliers jusqu'au trône impérial.
» Il a sauvé la patrie ! Eh ! mon Dieu, non. Il a sauvé la bourgeoisie, le capital, la propriété et les privilèges de ses détenteurs.
» Carême et Olympia, cuisiniers et courtisanes, régneront comme par le passé, et durant quelques heures encore, bourgeois couronnés de roses, vous plongerez vos groins dans les plats de lamproies et les amphores de falerne !
» Cavaignac, dit-on, voulait se rallier au parti rouge. C'est pour nous, prolétaires, un nouveau sujet de méditation. En tout cas, qu’il se souvienne qu'il traîne à ses éperons trente mille haines aux longues dents. Il a beaucoup à faire pour les assouvir.
» Et que tout prétendant n'oublie point que pour arriver au pouvoir souverain il lui faudra passer sur le corps de cent mille citoyens, qui valent plus de baïonnettes prétoriennes que la France et les factions n’en peuvent lever. - Ce sont cent mille républicains!
» Où est le bourgeois au triple airain qui veut franchir ces Thermopyles? »
Lazare laissa grogner les militaires, s'approcha d'un cordon de jolies femmes aux épaules nues; il y en avait de tout âge, et l'on y voyait même quelques jeunes filles à marier, bien roides, bien composées, qui certes avaient peut-être encore la fleur de la virginité, mais non cette fleur de l'âme qui s'épanouit dans le regard, et dont le parfum répand dans la démarche, les gestes et les paroles de celle qui la possède un charme profond. Elles calculaient leurs regards, leurs sourires et leurs impertinences, et, d'accord avec leurs mères, elles guettaient, du fond de leurs gazes, quelque sot mari, comme l'araignée sa mouche.
« Bourgeoises, leur dit Lazare, - et ce mot fit piaffer de courroux leur triste orgueil, - bourgeoises, leur dit-il, j'aimerais mieux vous voir courir l'amour à travers les prés et les rochers que de vous voir ainsi, à la fois impudiques et froides, calculer les bénéfices ou les inconvénients d'un adultère. Ce qui m'épouvante quand je vous regarde, ce n'est pas votre corps qui menace de sortir de la robe comme une larve do sa coquille, ce sont vos yeux à la fois doucereux et glacés, minaudiers et impudents. Personne au surplus ne se trompe aux apparences de votre vertu. Riches ou pauvres, vous recevez des cadeaux dont vous donnez quelquefois une part à vos maris. Il y a des rentières du grand-livre qui font concurrence aux filles publiques. Vous ouvrez vos bras pour un grade ou un emploi. Si vous n'êtes pas d'accord avec votre époux, vous le volez, vous le ruinez, vous l'abrutissez, vous le changez en âne bâté, ridicule aux yeux de tous. Et quelles mères vous faites, grand Dieu I Si vous vous cachez de vos fils, vous ne vous gênez guère pour recevoir vos amants en présence de vos filles. Vous vous livrez, les portes entr'ouvertes, et l'œil d’une vierge vous contemple au trou de la serrure. A la vérité, vos filles vous aident à tromper vos amants et vos maris, et vous leur rendrez plus tard le même service. En attendant, vous les conduisez le dimanche à. la messe, vous leur recommandez sans cesse de se tenir droites et de baisser les yeux. Ces vierges feront d'excellentes épouses pour la bourgeoisie.
» Ah! si vous aimiez, si vous aimiez l'amant, le mari, quelqu'un, je viendrais à vous la main pleine de pardons; mais, comme les hommes de votre caste, vous n'aimez personne au monde hormis vous-mêmes. Vous êtes de la grande école individualiste qui gouverne et banquette au milieu des tortures de l’humanité.
» Je vous dis que le sens moral vous manque, que votre éducation est mauvaise, que vous n'avez plus que des instincts. Quand vous empoisonnez vos maris, vous n'avez qu'un désespoir, c'est celui du châtiment, à moins que ce ne soit la désolation d'avoir manqué votre coup.
» Et pendant ce temps, pour garder votre vertu, la fleur de nos filles peuple vos lupanars. Mais je ne veux plus que cela soit ainsi. Que la bourgeoisie en rut cherche où elle voudra sa pâture, nos prolétaires ont besoin de femmes. Ils veulent une famille, entendez-vous, femmes de la bourgeoisie dont les flancs sont impuissants à procréer des citoyens? Cessez de malthuser l'amour, faites des filles pour votre armée, pour votre église, pour vos célibataires et pour vos débauchés ; le peuple aura bientôt du travail, et par le travail il gardera ses vierges! »
- Cet homme est ignoble ! dirent les femmes en essayant de rougir derrière leur éventail. Laquais, chassez les pauvres !
Les valets galonnés sur toutes les coutures s'élancèrent brutalement vers Lazare, mais lui se tournant vers eux leur dit d'une voix triste:
- Mes frères, que faites-vous sous cet habit qui vous déshonore? Comment avez-vous pu vous résigner à cette humiliation? La faim, je le sais, pousse vers des abîmes de honte. Mais relevez vos fronts humiliés ; ceux que vous servez en les craignant, en les haïssant, ne domineront pas toujours. Un temps viendra où tous les hommes seront égaux sur la terre, comme devant Dieu, quelle que soit la force de celui-ci ou le génie de celui-là. Dieu ne veut pas que le fort opprime le faible, mais il veut qu'il lui vienne en aide.
Les serviteurs avaient baissé la tête, ils la relevèrent, et sur leur front déprimé par la servitude, brilla l'étoile de l’espérance. Ils laissèrent Lazare passer en paix.
Le front du pauvre se chargea de rides sévères.
Il venait d'aborder un groupe d'hommes excentriques, qui tous semblaient faire la roue comme des paons. Ils parlaient beaucoup et avec ce que l'on nomme de l'esprit. Au reste, sous l'apparente camaraderie qui les réunissait, il était facile de démêler les signes de la perfide envie.
« Faussaires du génie, leur dit Lazare, vous qui tout en vous moquant des bourgeois, vous faites ses vils flatteurs, vous encouragez leurs vices, leurs injustices; vous faites reculer l'humanité au lieu de vous atteler les premiers au char du progrès. Vous avez reçu le talent et vous le dépensez contre le peuple ; Dieu ne vous l'avait pas donné pour cet usage.
» La fin de votre règne approche, car nous sommes au temps des poetae minores, des poëtes inférieurs. La race en est nombreuse, les arts et les lettres, c'est-à-dire la poésie dans sa complète acception, sont devenues des professions. Les gens habiles y foisonnent; on n'y voit point de maîtres.
» Les hommes souffrent malaisément qu'on leur dise une pensée qui les diminue ; poëtes, je m'attends à vos mépris, mais il faut que vous entendiez aussi la dure vérité : l'architecture, le grand art, se chiffonne ; la sculpture est haute d'une demi-coudée; la peinture papillotte, prose et vers ne coulent plus des urnes de l'imagination; ils se cisèlent comme de la joaillerie.
» Les grandes lignes de l'art catholique, depuis les cathédrales gothiques jusqu'au Vatican, de Michel-Ange à Jean Goujon, de Mazaccio à Raphaël, du Dante à Bossuet, sont en solution de continuité. Je constate qu'elles ont fait leur temps et ne les regrette point; la démocratie va naître. En attendant, nous avons la maison d'or, la Madeleine, Pradier, Diaz et Alfred de Musset.
» Vous direz peut-être que j'ai cité des païens; païens pas autant qu'ils le voudraient. Qu'ils ne se plaignent point, car j'aurais pu raconter leurs contorsions devant les grands modèles du paganisme. Allez, vous êtes de mauvais renégats, qui n'avez pas le courage de votre apostasie, qui ne pouvant croire à ceci, voudriez bien croire à cela, et êtes condamnés à ne croire jamais à quoi que ce soit.
» Trois muses capitales se sont retirées de vous: la foi (1), la morale et l'équité.
J'ai taché mon pourpoint, j'ai tué mon ami,
C'est la moralité de cette comédie.
Cette conclusion d'un poète du jour sent bien son Bas-Empire ; Dante, Corneille ou Bossuet, n'y eussent rien compris.
» La musique, seul art nouveau, triomphe encore par le talent de Rossini. Ce fait ne m'étonne point, - j'ai compté les dernières pulsations de la poésie, - il ne détruit point mes douloureuses prévisions, il les confirme: la musique est surtuut l'art des époques de décadence ; elle berce, elle trompe, elle endort (2). La musique est devenue un besoin. Si vous laissiez faire les théâtres, ils n'auraient bientôt plus que des chanteurs, des danseurs, des femmes nues et des musiciens. C'est la spéculation, direz-vous, qu'il faudrait accuser. Eh non ! la spéculation n'est que l'entremetteuse des passions et des besoins de son époque. Si vous aimiez les fortes inspirations d'Euripide ou de Sophocle, la spéculation vous en servirait et de votre sang jeune encore naîtraient des Sophocle et des Euripide !
» Le prolétariat seul demande des drames, parce que lui seul se penche encore vers les trois grandes muses de l'humanité: la foi, la morale et l'équité, parce que lui seul n'a pas plongé sa face dans la coupe narcotique où s'enivrent ses oppresseurs.
» À vous donc, bourgeois, les nudités, les décors, les danses et la musique, Carême, Olympia, Ciceri, Petitpas et Rossini.
» L'art musical, dans l'orgie de la décadence, est destiné à exécuter le grand final; il résonne crescendo... jusqu'à ce que les colonnes de la société s'écroulent brusquement.
» Romains, voici les Goths ! le Christ et Attila, le christianisme et la démocratie !»
À l'un des bouts de la table, on remarquait une trentaine d’hommes dont les traits calmes annonçaient à la fois beaucoup d'orgueil et de placidité. Ils étaient pâles et souriants, proprement vêtus, mais sans faste. Ils causaient avec modération et riaient avec décence. Ces espèces d'honnêtes gens discutaient souvent, mais quoi qu'ils fussent argumentateurs comme des sulpiciens, ils disaient des monstruosités sans déranger un pli de leur cravate.
- Vieux jeunes hommes, leur dit Lazare, économistes malthusiens, qui manquez de sang dans les veines et de cœur dans la poitrine, faux savants qui croyez avoir découvert quelque chose en analysant la formation de la richesse, en dévissant tous les rouages de la machine rouillée qui, sous prétexte de faire marcher l'humanité la broie chaque jour entre ses engrenages ; souteneurs de l'inégalité impie, individualistes qui faites reposer sur l'égoïsme ia pierre angulaire de la société, gens vertueux dont la morale consiste à ne pas faire à autrui ce qu'il ne voudrait pas qu'autrui leur fît, et qui êtes si inconséquents avec vous-mêmes, que vous niez l'égalité, la vraie formule de cette morale ; froids spectateurs des misères humaines, qui seriez tout prêts, pour peu qu'on vous y poussât, à considérer la prostitution comme un échange de service fait avec la débauche, de l'argent pour du plaisir; grands prêtres du laisser faire et du laisser passer, qui, dans la mesure des lois bourgeoises, laissez passer toutes les iniquités et faire tous les crimes, qui laissez l'homme cupide faire la misère autour de lui, qui laissez passer l'usure comme un commerce, qui laissez faire le capital et passer la pauvreté ; - dites moi, faces blêmes, jeunes vieillards, dites-moi, à qui je dois m'en prendre le jour ou moi, Lazare, le prolétaire à qui ce ne sont pas les bras ni la bonne volonté qui manquent pour gagner, selon la prescription de Dieu, mon pain à la sueur de mon front, je me trouve oisif et affamé sur la place publique ? Je vous somme de répondre.
- Vis si tu pour, meurs si tu veux, répondirent-ils.
- Encore une fois à qui la faute? à moi ou à la société? Je suis prêt pour le travail ; où est le travail ? Je n'en ai point aujourd’hui, répond la société. Mais aujourd'hui il faut que je vive !
- Vis si tu peux, meurs si tu veux.
- À qui la faute ? vous dis-je… sous peine de complicité morale dans cet assassinat, je vous somme de répondre !
- Vis si tu peux, meurs si tu veux.
- En effet, dit Lazare, j'aurais tort de vous demander autre chose, telle est la loi de cette société dont vous vous faites les défenseurs. J’ai passé hier à la morgue et j'ai vu trois noyés. Le chirurgien qui les ouvrira ne leur trouvera rien dans le ventre. Ce sont trois citoyens qui n'ont pas pu vivre et qui ont sans doute voulu mourir, mais plus vite que d'inanition. Ce sont des hommes à qui la société laissait la liberté de mourir de faim et le droit de se tuer. Voilà à peu près les seuls droits et les seules libertés de la constitution républicaine de 1848. La liberté ! économistes du laisser faire, prôneurs de la liberté illimitée, avez-vous jamais songé à cet immense souci qui plane sur le monde, la faim ? Avez-vous songé à cette immense quantité d’hommes qui doivent chaque jour tuer leur repas avec la flèche du travail ? Et vous voulez laisser à l'arbitraire, au bon plaisir du capital le pouvoir de mettre en volière ce gibier quotidien! Entassez les sophismes entre le riche qui peut attendre un mois et le pauvre qui ne peut attendre qu'un jour, vous n'établirez jamais d'équilibre. Voilà votre liberté ! Eh bien ! je vous le demande; est-ce vivre en homme libre que d’arracher chaque jour une existence livrée au bon plaisir de tels ou tels? Est-ce vivre en homme libre que de marcher courbés sous l'unique pensée d'un salaire incertain? - La liberté est dans la garantie, dans la solidarité, dans l'association générale, qui font disparaître l'immense souci, l'oiseau noir dont les ailes planent sur le monde.
- Ce que vous dites là est antiphysiologique, reprit un des docteurs de l’économie.
- Je vous attendais là, répliqua Lazare. Croyez-vous donc que l'homme soit en ce monde pour trainer ses vices et ses ignominies depuis la création jusqu'au jugement dernier? L’égoïsme, dites-vous, est le mobile des actions humaines; mais, après tout, n'est-ce point un égoïsme mieux entendu que celui d'une solidarité qui assure l’existence à tous? Antiphysiologique ! Et si l'homme a dans sa nature des instincts mauvais, n'est-ce point son devoir de les combattre ? Sceptiques, vous oubliez le christianisme. Quand cette religion naquit au milieu des pompes du monde païen, quand elle apparut au banquet du Bas-Empire, comme j'apparais, moi le pauvre, à ce banquet de la bourgeoisie, pâle, maigre, austère et mal vêtu; quand elle vint dans ce délire des fêtes romaines, au milieu des païens sensuels prêcher le jeûne, la prière, la mortification; au milieu de ces populations de maîtres et d'esclaves, faire éclater, comme des fanfares, les mots de liberté, d'égalité et de fraternité, n'était-elle point antiphysiologique, elle aussi ? Et pourtant, la parole du Christ a changé la nature de l'homme, l'humanité a déserté les autels de Bacchus et de Vénus, le christianisme a régné sur le monde ! N'est-ce pas vrai, mes frères ?
Lazare s'était approché d'un groupe de prélats qui s'inclinèrent devant le pauvre en disant :
- Dieu vous bénisse, mon frère !
- Je ne vous demande point l'aumône, répliqua le prolétaire; le temps de l'assistance est passé, le jour des droits est venu ! Prêtres, relevez vos fronts, prêtres hypocrites qui avez faussé les doctrines du grand législateur, prêtres célibataires et propriétaires, prêtres riches qui avez comme des banquiers votre consolation ici-bas, prêtres casuistes qui épouvantez les confessionnaux. prêtres intrigants et ambitieux, prêtres cupides qui chantez selon l'argent qu'on vous donne et déshonorez les cimetières par l'infamie de l'inégalité entre ces morts, prêtres repus dont la graisse fait honte à la maigreur des chrétiens travailleurs, prêtres inconséquents et menteurs qui parlez comme le Christ, d’égalité, de liberté et de fraternité, avec qui votiez-vous donc aux dernières élections? Langues fourchues, qu'alliez-vous faire au club? Etait-ce pour soutenir la thèse démocratique et sociale que vous veniez mêler parmi nos têtes découvertes vos calottes orgueilleuses ! Etait-ce pour répandre la parole divine que vous jetiez des bulletins.du haut de vos chaire changées en tribunes électorales? Où donc conduisiez vous de la commune au canton ces troupeaux de paysans imbéciles ? Etait-ce dans le chemin de la religion, de l'égalité ? Bourreaux ! vous conduisiez vos ouailles à la boucherie, vous leur mettiez le cou sous le couperet de la légitimité, vous les meniez voter contre eux-mêmes, et vous donniez au monde ce nouvel exemple du pauvre et de l'opprimé portant son maître au pinacle ! - Vous irez en enfer, vous dis-je !… mais j’oublie que vous n'y croyez point ! Si vous aviez en la religion que vous professez la plus légère croyance, vous n'auriez pas sitôt oublié la parole des Pères qui dans un démocratique accord disaient à leurs disciples : c'est l'inégalité qui aiguise le fer, qui arme les hommes les uns contre les autres. Souvenez-vous de leurs discours contre les riches, car ils furent non seulement les pères de celle Eglise défigurée par vous, mais encore les pères du socialisme. Ah ! que ne sont-ils encore là ces braves tribuns pour vous foudroyer de leur parole enflammée !
Mitres et calottes s'agitèrent, il y eut des signes de croix mêlés de chuchotements, les faces blêmes ou bouffies se nuancèrent d'un fiel verdâtre, et tous comme des chats en fureur crièrent du gosier :
- Raca ! c'est un hérésiarque !
- Et maintenant, reprit Lazare, il est temps de nous séparer. J'ai tué votre sommeil en sonnant à vos oreilles le tocsin de la vérité. J'ai tué votre appétit en rôdant, loup affamé, autour de celte table dont il est temps que l'humanité entière puisse jouir. Désormais vos joies égoïstes sont empoisonnées. Vous ne croyez plus à vos vertus factices, vous avez la science de vos crimes. Je vous le dis en vérité, la fin du banquet approche. Suivons donc la coutume des banquets.
Il tira de son bissac une gourde et une écuelle de bois, et remplissant d'eau du ciel cette humble coupe, il la but et dit :
Je bois à l'égalité!
Bourgeois, je dis à l'égalité, parce que ce mot renferme à lui seul la pensée la plus absolue de toutes les doctrines sociales. C'est en vain qu'on voudrait multiplier les sectes, l'humanité tout entière se divise en deux partis : les égalitaires et les inégalitaires, les individualistes et les communaulaires (3). Les premiers rapportent tout à eux et regardent l'égoïsme comme le plus puissant mobile de civilisation, les seconds rapportent tout à tous, et tous à chacun. Les premiers ont fait leur temps, les seconds commencent le leur. Je dis à l'égalité, parce que l'égalité est la source de toute morale. Le vol, la prostitution, le meurtre sont des produits de l'inégalité. La haine, l'envie, la vengeance, le mépris, la corruption, la mauvaise foi, l'avarice, l'orgueil, mille crimes plus inhumains les uns que les autres sont encore le résultalt de l'inégalité.
Je dis à l'égalité, source de morale et de vertu, parce que l’égalité est la seule garantie solide de l'ordre social. Depuis le commencement des sociétés, le prolétariat lutte pour son affranchissement. Quelquefois on a reconnu ses droits politiques, ses droits sociaux jamais. Il est temps qu'on les reconnaisse. Ceux qui pour garder de misérables privilèges dont le prix n'existe le plus souvent qu'en raison de la pénurie d'autrui, ces usurpateurs n'ont pas craint d'entasser des hécatombes humaines sur le pavé des rues. Nous ne voulons plus de sang versé.
Je dis à l'égalité, source de morale, de vertu et d'ordre social, parce que l'égalité engendre le bonheur parmi les hommes, parce que de l'égalité résulte l'économie, la diminution des heures de travail et l'émancipation intellectuelle.
Je dis à l'égalité, source de morale, de vertu, d'ordre social et de bonheur, parce que l'égalité est la mise en pratique de la fraternité et de la liberté. Point de liberté réelle sans égalité, sans égalté point de réelle fraternité !
Je dis encore à l'égalité, - et n'eussé-je que cete dernière raison, elle suffit ; - au nom de la justice divine, je dis à l'égalité, parce que l'égalité est mon droit ! Dieu a dit aux hommes: « Croissez et multipliez ! » Mais il n'a pas dit, croissez pour devenir maîtres ; multipliez pour faire à ces maîtres des troupeaux d'esclaves. Dieu a dit à l’homme : « Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front ; » mais il n'a pas dit : « Tu mangeras ton pain à la sueur du front de ton frère. » Donc, celui qui se soustrait a cette loi du travail, dont l'homme ne peut complètement s'affranchir, détruit l'harmonie sociale, viole la prescription divine et ne se rachètera pas !
Pour toutes ces raisons et pour bien d'autres encore, bourgeois, je dis à l'égalité !
Un silence sépulchral suivit ces simples paroles du pauvre. La bourgeoisie méditait. Le vin dormait dans les coupes, les mets se figeaient dans les plats; le spectre de l'indigestion se balançait déjà au-dessus de la table dans un nuage infect composé de vapeurs de viandes et de parfums de roses. Tout à coup un mauvais génie se leva; il avait pris la petite taille et l'allure ridicule d'un des orateurs de la droite :
- À l'inégalité! s'écria-t-il.
Il parla longtemps, entassant les uns sur les autres des sophismes à queue d’aspic ; la bourgeoisie galvanisée cherchait à saisir aux crins la croyance détruite dont le malin génie ne pouvait qu'évoquer l’ombre. On battait des mains, et ce battement de mains ressemblait au claquement des os d'un pendu par une nuit d'hiver. Ombre, vanité, mensonge ! Du bruit, toujours du bruit ! des mots, toujours des mots !
Lazare haussa les épaules ; Lazare, vox populi, couvrit ces folles rumeurs de sa voix démocratique.
Il dit:
- Philistins, mes cheveux repousseront !... Traitants, poëtes, soldats, philosophes, docteurs, orateurs, baladins, négociants, économistes, gros et petits paysans, grands et petits rentiers qui vous cramponnez aux mamelles épuisées de cette vieille société, votre mère. Vous voulez vivre et vous refusez l'égalité ! Mais, refuser l'égalité c'est provoquer le vol, la prostitution, le meurtre individuel ou insurrectionnel. Vous avez beau arguer, vous êtes étreints dans las anneaux d'un serpent qui ne vous lâchera point ! Nous avons la loi, dites-vous, pour réprimer les crimes. La loi qui s'appuie sur l'injustice et le sophisme ne réprime pas le crime ; elle y conduit var son esprit même.
- Où allons nous ! Où allons nous ! dit un magistrat.
- Nous allons à la conquête du nouveau monde. Voulez-vous venir avec nous ? Quel est votre dernier mot à la faim?
- Je l'assisterai si je puis.
- Homme de mauvaise volonté, vous avez plus qu'il ne vous faut.
- Si vous m'ôtez mon superflu, la société s’écroule.
- Hommes de mauvaise foi, que ferez-vous du désespoir?
- Je le punirai.
- Ainsi nous en restons à Malthus, tant pis pour ceux qui viennent quand toutes les places sont prises. Vous ne savez pas de remède?
- Je n'en sais pas.
- Ne pouvez-vous rien faire de plus ?
- Je ne puis pas.
- Alors il faut changer de système.
- Je ne veux pas.
- Je ne sais pas, je ne puis pas, je ne veux pas, voilà les derniers mots de la vieille société !
Soyez maudits ! vous n'entrerez pas dans la terre promise !
À ces mois, Lazare s'enfuit, et la bourgeoisie se levant tout entière comme une bête furieuse, aboya. Chiens, cochons, oiseaux de proie, chacals, bêtes puantes, animaux de basse-cour, sautant sur la table de la propriété, froncèrent les babines, hérissèrent le poil, comme un !dogue qui craint pour son os, et vociférèrent à l'unisson :
« C'est un socialiste ! Aux casemates ! à Cayenne ! »
JOB le socialiste.
(1) Il n'est pas ici question de la foi au catholicisme, mais de la foi opposée au scepticisme.
(2) J'excepte les chœurs démocratiques de l'orphéon, grande et superbe anomalie qui devance une ère nouvelle.
(3) L'auteur n'a pas entendu donner au mot communautaire l'acception qu'on lui prête ordinairement; il a seulement voulu opposer l'intérêt collectif à l'intérêt individuel.
(Notes de l'auteur)
(1) C'est évident des Fleurs du mal, du Spleen de Paris, de l'Education sentimentale ainsi que du Romancero de Heine, mais on peut aussi lire assez facilement l'Ornithologie passionnelle de Toussenel ainsi que, s'agissant de Herzen, les Lettres de France et d'Italie ou De l'autre rive.


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