11/10/2025

C'est bien plus que cela, vous verrez


Béla Tarr - Les Harmonies Werckmeister, 2000, d'après le roman de László Krasznahorkai, musique de Mihály Víg

 

Valuska et la baleine. Un petit hommage à L.K., l'écrivain des parias. Que le passage du Nobel ne lui cause pas trop d'ennuis - le queue de pie, vraiment ?

 

Il acheta son billet en adressant un regard de gratitude à l’impassible colosse, le remercia et, soulagé d’avoir tout juste assez d’argent, il tenta à nouveau de lier conversation avec ses voisins qui dans la cohue permutaient sans cesse pour, une fois son tour venu, grimper prudemment sur les planches branlantes et pénétrer dans l’immense pénombre de « l’antre de la baleine ». Sur un échafaudage composé de lourdes poutres, reposait, comme l’indiquait un texte écrit à la main sur un écriteau accroché à la paroi, le corps gigantesque d’un BLAAHVAL, mais tenter de déchiffrer la notice écrite à la craie en caractères minuscules et comprendre ce qui se cachait au juste derrière le mot BLAAHVAL était peine perdue, car toute personne désireuse de s’arrêter devant l’écriteau était systématiquement poussée en avant et aspirée par la lente ronde qui circulait. C’est donc sans mode d’instruction et sans explications qu’il posa les yeux sur le gigantesque animal et contempla, en grommelant son nom si mystérieux, bouche bée, avec un mélange de fascination et de crainte, ce monstre pour le moins peu ordinaire. Voir la baleine et saisir ce qu’il voyait dans sa globalité étaient deux choses différentes car prendre simultanément connaissance de la gigantesque queue, de la peau gris métallique crevassée et de la nageoire dorsale longue de plusieurs mètres était une entreprise vouée à l’échec. Elle était trop longue et trop grande pour entrer dans le champ visuel de Valuska, qui ne put pas plus affronter son regard quand, s’insérant dans la file indienne qui avançait d’un pas traînant, il finit, au bout de quelques minutes, par atteindre la gueule de l’animal, habilement maintenue ouverte, où il put contempler l’intérieur sombre de la gorge, découvrir les deux minuscules yeux noyés dans leurs profondes orbites, puis au-dessus, les deux branchies, mais uniquement séparément, l’une après l’autre, sans pouvoir obtenir une vue d’ensemble de la gigantesque tête. Il distinguait mal, car les lustres suspendus au plafond n’étaient pas allumés, et s’arrêter un petit moment pour frissonner, au moins devant la gueule volontairement effrayante et l’énorme langue inerte à l’intérieur, était toujours impossible, mais ni cela ni l’« invisibilité » de la baleine n’émoussèrent l’intensité de son émerveillement puisque, conformément à ce qui avait été annoncé, ce témoin extraordinaire d’un monde étrange et infiniment lointain, ce vieil habitant, à la fois doux et redoutable, des vastes mers et océans était bel et bien là, à portée de main. Étrangement, Valuska était le seul à manifester de l’émotion, les autres — qui dans cette lourde et putride pénombre continuaient docilement à tourner en rond autour de la baleine — ne montraient aucun signe de fascination quelconque et semblaient manifestement ne prêter aucun intérêt à ce héraut exposé aux regards du public. Ils jetaient bien de temps à autre un regard impressionné, non dénué de crainte respectueuse, sur le monstre pétrifié étendu au milieu de la pièce, mais leurs yeux, à la fois avides et inquiets, étaient plutôt attirés par la remorque elle-même, comme s’il y avait quelque chose d’autre, une présence hypothétique dont la simple éventualité revêtait plus d’importance que tout le reste. Or, à l’intérieur de la remorque que la faible lumière extérieure rendait encore plus lugubre, rien ne laissait supposer une telle présence. Près de l’entrée se trouvaient plusieurs armoires métalliques cadenassées dont l’une, restée ouverte, laissait entrevoir une dizaine de bocaux de formol, mais les affreux embryons ratatinés avaient échappé à leur attention, même à celle de Valuska ; au fond de la remorque un rideau dissimulait un réduit où — une profonde brèche permettait de le voir — se trouvait une simple bassine et un seau d’eau. Enfin, juste derrière la gueule ouverte de l’animal, il y avait une porte (à nouveau sans serrure) dans la cloison de tôle ondulée, qui donnait probablement accès au coin repos des forains, et si à cet endroit précis l’effervescence, bien que contenue, était visible à l’œil nu, Valuska, quand bien même il aurait noté quelque chose, n’aurait pu comprendre la raison de cet étrange comportement. De toute façon, Valuska n’avait rien noté, car la baleine accaparait toute son attention et quand, après avoir admiré la seconde moitié du corps de cet être fabuleux, il sortit à l’air libre et redescendit avec prudence, il ne remarqua même pas que ses compagnons, ceux qui se trouvaient avec lui à l’intérieur, se replaçaient exactement au même endroit que précédemment, comme si toutes ces heures d’attente — maintenant qu’ils avaient vu la baleine — n’avaient pas encore atteint leur véritable objectif. Il ne s’aperçut de rien — peut-être pour, le soir venu, quand il reviendrait, déceler avant tout le monde la nature spectrale de cette étrange troupe et de ses adeptes si obstinément patients — et pour lui, contrairement au portier de nuit, qu’il salua joyeusement, cette attraction était bien plus qu’une simple exhibition foraine, et quand celui-ci lui demanda en chuchotant : « Eh, dis-moi, qu’est-ce qu’il y a à l’intérieur… les gens ici parlent d’un certain prince… », Valuska, immisçant la question dans son propre raisonnement, lui répondit avec enthousiasme : « Non, Monsieur Árgyelán, non ! C’est bien plus que cela, vous verrez ! C’est… impérial, c’est tout simplement impérial » et, le visage écarlate, il faussa compagnie à l’homme qui resta pantois.

László Krasznahorkai - La mélancolie de la résistance, 1989, trad. Joëlle Dufeuilly, Gallimard éd. 2006

 

Et, à propos des Harmonies, déjà

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