12/12/2024

Les conspirateurs de l'Arche (6) : une coupe dans l'espace et le temps

 

Une vie racontée, c'est une coupe pratiquée dans l'espace et dans le temps. Une distance dans laquelle on peut réduire la focale. se concentrer sur certaines années d'une biographie. Mais c'est toujours une coupe, dans l'espace et dans le temps - et dans la mémoire.

 

John Sloan - Memory, 1906 
Eau-forte
De gauche à droite : Le peintre Robert Henri, ami et formateur de Sloan, sa femme Edna, Anna "Dolly" Wall, épouse de Sloan et l'artiste. L'œuvre est un cadeau de Sloan à Henri après la mort d'Edna en 1905

 

Les débuts à Philadelphie : Le maître, c'est Robert Henri, à Philadelphie. Le groupe, ce sont les autres philadelphiens proches de Henri, William Glackens, George Luks, Everett Shinn, qui formeront le noyau des Eight. La carrière c'est celle des jeunes artistes qui ne sont pas riches, les petits boulots de vendeur de livres et d'estampes, puis, surtout, dessinateur pendant des années dans les journaux...

 


John Sloan (à droite au premier plan) et d'autres dessinateurs dans les locaux du Philadelphia Inquirer, 1894
 Delaware Art Museum
 

 ...et quelques cours du soir pour le dessin et la gravure, puis on espère exposer un peu, puis vendre. C'est comme cela que ça marche. Exception : pour Sloan, cela n'a pas vraiment marché.

1904 : John Sloan et sa femme, Anna Maria Wall, dite Dolly, arrivent à New York, venant de Philadelphie. Ils s'installent à Chelsea.

Sloan avait essayé une première fois de s'installer et de vivre de son art à new York, en 1898, et y avait échoué, obligé de revenir à Philadelphie travailler comme illustrateur à la  Philadelphia Press. Parmi les membres de son cercle artistique (les Huit, "The Eight", élargis ensuite à ce qu'on appela l'Aschan School) Sloan fut un des derniers à parvenir à s'établir à New York, et fut toujours celui que vendait le moins bien (à l'âge de 50 ans, il n'avait vendu que huit tableaux). 

1908 : Le 3 février, première exposition des Eight, Sloan présente Easter Eve, Hairdresser’s Window, Sixth Avenue and Thirtieth Street, Movies, Five Cents et Election Night, sa production de 1906 et 1907 qui rompt complètement, y compris avec ce que présentaient les autres exposants. Le public voit pour la première fois la rue de New York vivante sur les cimaises, mais le public n'achète pas : il a déjà ça dans la rue, ce qu'il cherche c'est autre chose, une réalité artistique, une réalité sublimée.

1912 : Les Sloan déménagent dans Greenwich Village, Perry Street. Lui installe son studio au 11ème étage du Varitype Building, un immeuble de type Flatiron, au coin de la 6ème Avenue et de Cornelia Street...

 

 
Cornelia Street, 1920

 

...et Washington Square est à un block de là, par West 4th Street. De son étage, au télescope, il peut saisir des sujets, aux fenêtres et sur les toits.



Sunday, women drying their hair, 1912

1913 : Sloan fait partie du comité d'organisation de l'Armory Show...

 


Une salle de l'Armory Show, (17 Février au 15 mars 1913)

 

 ...et y expose deux toiles et cinq gravures. Pour lui comme pour bien d'autres, c'est le choc des avant-gardes européennes. Accessoirement, le premier contact avec Duchamp - par le seul biais du Nu descendant un escalier, plus gros scandale de l'exposition (Duchamp n'est pas à l'Armory Show, seul Picabia se trouve à New York).

1915 : Les Sloan s'installent au 88 Washington Place, là encore on est à un block de Washington Square.

1916 : Première exposition personnelle (mais il ne commence à vendre ses toiles qu'à partir de 1923). Sloan commence à enseigner à l'Art Students League. Il y restera 22 ans.

La même année, Sloan quitte The Masses et commence à s'éloigner du Socialist Party.


Ici, un arrêt dans l'espace et dans le temps.

Nous sommes à Washington Square - enfin, tout près. Plusieurs choses se passent. Le Lusitania est coulé en 1915. Les années 1915 et 1916 ont vu le rouleau compresseur du Preparedness Movement, avec les bellicistes du parti républicain, Theodore Roosevelt en tête, les pressions des grandes banques et de l'industrie lourde (J.P. Morgan, DuPont de Nemours qui fabrique la poudre (1), Bethlehem Steel qui fabrique les canons). Graduellement, des démocrates sont gagnés à l'idée et en 1916 le Sénat brise l'opposition de la Chambre des représentants au plan de réarmement naval et terrestre. La pression se fait forte contre les neutralistes, de grands intellectuels, comme John Dewey, se rangent en faveur de l'intervention. La fin des revues Seven Arts (par pression des financeurs) et The Masses (par censure) en 1917 sont des symptomes d'un backlash général, le First Red Scare (2) qui va frapper la gauche états-unienne, et dont les deux grands symboles sont l'emprisonnement d'Eugene Debs et la déportation d'Emma Goldman (3) en Russie, pour laquelle Sloan réalisa ce dessin symbolique...



John Sloan - Emma Goldman's Deportation (detail), 1919

...où le mot detail, inclus dans le titre, désigne la statue de la Liberté.

 

Ici encore, un arrêt.

Le style de Sloan commence à changer au cours de l'année 1915. Déjà, sa palette avait évolué en suivant les théories de Hardesty G. Maratta (4). 

 

 
John Sloan - Maratta Color Chart, 1932
Peinture et crayon sur papier


On peut comparer par exemple, les harmonies utilisées dans Cornelia Street de 1920 et Sunday, Women dying their hair de 1912 (voir plus haut dans ce post). 

En même temps, les touches s'élargissent et on peut deviner l'impact de l'Armory Show à travers l'influence des post-impressionistes, ici plutôt les Fauves que les Nabis. Enfin, les thèmes et l'esprit mêmes des œuvres ont évolué. À l'origine, les influences majeures et avouées sont Courbet et Daumier et orientent donc vers un réalisme urbain et social. À partir des années 15-17 les personnages et la vie sociale de la rue s'éloignent, la vivacité et la critique cèdent la place à une mélancolie voilée, comme en

 

1917 :


 
Jefferson Market, 1917


De même, l'ambiance mélancolique du ciel de soleil couchant et de l'envol d'oiseaux sur le Varitype Building dans Cornelia Street  (voir plus haut), ou l'atmosphère spleenétique de...



 The City from Greenwich Village, 1922.

 

Ainsi, dans les années 16-17 Sloan vit une double crise, politique et artistique. Politiquement, c'est le backlash de la victoire des interventionnistes, et c'est la gauche radicale états-unienne qui reçoit le choc. Quatre grandes lois sont passées contre les mouvements anti-guerre : l'Espionage Act en 1917, le Sedition Act et l'Immigration Act of 1918 en 1918, le tout débouchant sur la première Terreur Rouge. C'était l'époque où l'assemblée de l'État de New York votait l'expulsion des élus socialistes et où des journaux publiaient en feuilleton les Protocoles des sages de Sion.

Greenwich Village et les intellectuels le ressentent directement, à travers les les Hearings (5) et les procès intentés à John Reed et à la revue The Masses - qui doit se saborder en 1917.

Autre face de ces événements : historiquement, les années 1916-17 sont aussi celle d'un tournant mondial : à partir du 6 avril 1917 les États-Unis entrent dans la guerre et commencent une entreprise d'organisation du monde - l'histoire des États-Unis devient l'histoire mondiale (6).

En même temps, Sloan se dégage progressivement de la période critique de son art (l'axe Courbet-Daumier-Manet). Non pas, comme d'autres collèques des Eight, suite à un succès grandissant (le cas de Bellows, par exemple, qui, d'un autre côté optera, lui, pour un franc soutien à l'entreprise guerrière) mais en tirant les leçons d'un échec. Il ne vend pas, ou si peu, ses soucis financiers sont permanents et il entreprend d'enseigner - tout en s'imprégnant de la théorie des couleurs de Mattara.

1927 : le 88 Washington Place doit être démoli, on prolonge la 6ème avenue et on construit le métro. Les Sloan déménagent à Washington Square South.

Il commencera à vendre dans les années 20, certes, sera honoré, exposé au MoMa dès 1929, aura...

 


...son timbre en 1971 - mais ses tableaux vont perdre vie, jamais plus il ne peindra comme avant le pouls, la vibration des rue de Manhattan.

1935 : La New York University occupe l'immeuble de Washington Square South où les Sloan habitent. Leurs moyens ne leur permettent plus d'habiter Greenwich Village et ils retournent à Chelsea, plus précisément à l'Hôtel Chelsea...

 

 
Berenice Abbott - John Sloan dans son studio au Chelsea

...où, à part de fréquents séjours à Santa Fé, ils demeurent jusqu'à leur mort - Dolly décède en mai 1943. Sloan se remarie l'année suivante avec une ancienne élève, Helen Farr, et meurt en septembre 1951.

 

Selon certaines sources, mais est-ce bien sûr, Sloan se serait éloigné du Socialist Party parce que ce dernier aurait refusé d'appeler à la grève générale contre l'entrée en guerre. Mais quel rapport entre une crise politique et une crise artistique ? Que sait-on de plus que cela : une vie, c'est une coupe opérée, dans l'espace et le temps ? 

Ce qu'on peut deviner, c'est que l'homme qui a la pipe à la bouche, à droite de la gravure des Arch Conspirators est un artiste pas mal désabusé, que les Conspirateurs eux-mêmes déploient leur plaisanterie contre une situation déjà désespérée. Et même si ça ne sert à rien autant proclamer l'indépendance de Greenwich Village - car arrive la grande boucherie du siècle.


Cela dit, la suite au prochain numéro.


(1) Et qui fabriquera, moins de trente ans plus tard, la première bombe atomique.

(2) Qui sera immédiatement suivi des Race Riots (on peut traduire par Chasses aux Noirs)  et du Red Summer de 1919.

(3) En compagnie d'Alexander Berkman et 247 autres Alien Enemies, sur le S.S. Buford, qui fut pour l'occasion surnommé le Soviet Ark.

(4) Les personnes intéressées par la question peuvent se référer à la thèse d'Elisabeth Armstrong Handy, H.G. Maratta's Color Theory and its influence on the painters Robert Henri, John Sloan and George Bellows, University of Delaware, 1969.

(5) Auditions - en fait interrogatoires devant une Commission du Sénat. En l'occurrence il s'agissait d'une commission enquêtant sur la "propagande bolcheviste", une sorte de préfiguration de la HUAC des grandes années McCarthystes.

(6) Nous avons l'habitude, en France du moins, de dater de 1789 ou 92  les débuts de l'Histoire Contemporaine. J'aurais tendance à dater de 1917, et plus précisément du 6 avril, les débuts d'une cinquième période, l'Histoire Tardive.

Aucun commentaire: