23/01/2021

Le greffe : Bang (en plus, ça ne coûte rien...)


Ill. de couverture par Elrik


C’était quoi, le chat de Schroedinger ? Eh bien, expliqua le physicien qui déposa devant nous la première fois que sortit l’affaire, Schroedinger était un type qui avait découvert un machin appelé mécanique quantique. Ah ! Oui, au fait, c’était quoi, la mécanique quantique ? Eh bien, nous expliqua le physicien, fondamentalement, c’était une nouvelle manière de considérer la physique. Cette explication ne paraissant pas entièrement satisfaire les politiciens endurcis de la Commission interministérielle, il fit une nouvelle tentative. La mécanique quantique, poursuivit-il, tire son nom de la découverte par Schroedinger que l’énergie, par exemple, ne s’écoulait pas sous la forme d’un flot continu, comme l’eau d’un robinet (bien que, se corrigea-t-il, même l’eau qui coule d’un robinet ne forme un flot continu qu’en apparence, étant en réalité composée de molécules, d’atomes et même de particules encore plus petites), l’énergie, donc, ne s’écoulait pas en flot continu mais sous la forme de paquets unitaires dénommés quanta. Le quantum fondamental de lumière était le photon. Bon, voilà que nous commencions à nous sentir sur un terrain un peu plus solide parce que même les sénateurs et les membres du Congrès avaient entendu parler des photons. Mais voilà qu’il anéantit nos espoirs en revenant à son chat. Qu’est-ce que ce chat venait faire dans cette galère ? Eh bien, dit le physicien, hésitant quelque peu en voyant nos expressions, il s’agissait d’une sorte d’expérience de pensée proposée par Schroedinger. Voyez-vous, il faut également parler de cette autre chose appelée principe d’incertitude d’Heisenberg. Et à quoi ressemblait-il donc, ce principe d’incertitude d’Heisenberg ? « Eh bien », fit-il, en se trémoussant, mal à l’aise, sur sa chaise de témoin, « c’est un peu dur à expliquer…»

De ce côté-là, il avait tort. Ce n’était franchement pas dur à expliquer. C’était simplement dur à comprendre. Selon Heisenberg, on ne pouvait jamais connaître simultanément la position et le mouvement d’une particule. Vous pouviez savoir soit où elle se trouvait, soit où elle se dirigeait. Pas les deux en même temps.

Pis que ça, il y avait certaines questions auxquelles non seulement on ne pouvait pas trouver de réponse mais qui n’en avaient pas, et c’est là qu’intervenait le chat. Imaginez que vous mettiez un chat dans une boîte, disait Schroedinger. Supposons que vous l’y mettiez avec une particule radioactive qui ait exactement une chance sur deux de fissionner. Supposons en outre qu’avec le chat et le radionucléide, vous introduisiez un bidon de gaz empoisonné muni d’une valve qui s’ouvre si la particule fissionne. Puis vous considérez la boîte de l’extérieur en vous demandant si le chat est vivant ou mort. Si la particule a fissionné, il est mort. Dans le cas contraire, le gaz n’a pas été libéré et le chat est vivant.

Mais de l’extérieur, on n’a aucun moyen de savoir si c’est vrai. De l’extérieur, il y a cinquante chances sur cent que le chat soit vivant.

Seulement, un chat ne peut pas être vivant à cinquante pour cent.

 

 

Eric G. Iverson - Ill. de couverture pour Analog,  Janvier 1968,
Frederik Pohl, The Coming of the Quantum Cats, part 1/4


Donc, triompha le physicien en nous contemplant, l’air radieux du plaisir d’avoir été si limpide, le piquant de la chose, c’est que les deux sont bel et bien vrais. Le chat est vivant. Le chat est mort. Mais chaque déclaration est vraie dans un univers particulier. Au point de décision, l’univers se sépare – et désormais, jusqu’à la fin des temps, vont se dérouler deux univers parallèles. Un univers au chat vivant et un univers au chat mort. Un univers différent chaque fois qu’intervient une réaction sub-nucléaire susceptible d’avoir deux résultats – car les deux résultats se réalisent, et les univers se multiplient à l’infini.

À ce point du raisonnement, le sénateur Kennedy se racla la gorge. « Ah-hum, docteur Fass, dit-il, tout ceci est fort intéressant, à titre d’exercice spéculatif. Mais dans l’univers réel, il nous suffit d’ouvrir la porte pour constater que le chat est mort, quoi ?

— Non, non, sénateur ! s’écria le physicien. Non, c’est entièrement faux. Tous sont réels. »

Nous nous dévisageâmes. « Au sens mathématique, vous voulez dire ? hasarda Kennedy.

— Dans tous les sens du terme », s’exclama Fass, en hochant la tête avec force. « Ces univers parallèles, créés au rythme de plusieurs millions chaque microseconde, sont tout aussi “réels” que celui dans lequel je témoigne devant vous. Ou pour situer les choses dans un contexte différent, l’univers que nous habitons est exactement aussi “imaginaire” que tous ces autres. »

Nous en restâmes cloués sur place comme de vulgaires pantins, tous les dix-huit, sénateurs et députés venus de tous les coins des États-Unis, à nous demander si ce bonhomme cherchait à nous rouler dans la farine – et à nous demander ce que tout cela signifiait si ce n’était pas le cas. Un député du New Jersey se pencha pour me souffler à l’oreille : « Voyez-vous une quelconque application militaire de tout ceci, Dom ?

— Demandez-lui, Jim », lui murmurai-je, et, lorsqu’il lui posa la question, le physicien parut étonné.

« Oh ! je vous demande pardon, messieurs… et mesdames ; bien sûr », ajouta-t-il en adressant un signe de tête au sénateur Byrne. « Je pensais m’en être parfaitement expliqué. Bon. Supposons que vous désiriez lancer une bombe H sur une ville, une installation militaire ou n’importe quoi, n’importe où dans le monde. Vous construisez votre bombe. Vous l’emportez dans l’un des univers parallèles. Vous l’amenez à la latitude et la longitude de Tokyo – enfin, je veux dire, l’endroit que vous avez choisi –, la réintroduisez dans notre monde et la faites sauter. Boum. Quel que soit l’objectif, il est détruit. Si vous avez dix mille objectifs – mettons, l’intégralité de la capacité en missiles d’un autre pays – vous n’avez qu’à fabriquer dix mille bombes et les balancer toutes à la fois. Il n’y a aucune parade. Les autres ne peuvent pas les voir arriver. Parce que, dans leur univers, aucune bombe n’arrive… jusqu’au moment où elle est là. »

Sur quoi il se recula dans son siège, apparemment très content de lui.

Nous fîmes de même. Et nous nous dévisageâmes. Mais je ne crois pas qu’aucun de nous fût ravi outre mesure.

Mais même cela n’aurait pu emporter l’adhésion de la commission, hormis un point d’importance. Je l’ai déjà mentionné : même si ce programme ne marchait pas, comme nous le pensions tous, et comme la plupart d’entre nous l’espérait, on n’y perdrait pas grand-chose.

Car il ne coûtait quasiment rien.

 

Frederik Pohl, L'avènement des chats quantiques

 Trad. de Jean Bonnefoy, Denoël éd. 1987 

 

 

 

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