11/10/2019

Le temps des bretelles mauves et des banquettes défoncées


Dick Bruna - Illustration pour la couverture de Walging (1) - La Nausée 
A.W Bruna & Zoon. Utrecht 1961, Black Bear pocket books
Via iconofgraphics




"Madeleine, jouez-moi un air au phono, vous serez gentille. Celui qui me plaît, vous savez : Some of these days.
- Oui, mais ça va peut-être ennuyer ces messieurs; ces messieurs n'aiment pas la musique, quand ils font leur partie. Ah! je vais leur demander."

Jean-Paul Sartre, La Nausée, 1938




Shelton Brooks - Some of these days, 1910
Sophie Tucker voc. - Ted Lewis orch. 1926
Mis en ligne par ASACurator



Pour clore cette petite série havraise, republication d'un vieux billet de 2015, on redonne un coup de manivelle pour Antoine Roquentin sur sa banquette au Rendez-vous des cheminots, Antoine qui est déçu 


Je venais pour baiser, mais j’avais à peine poussé la porte que Madeleine, la serveuse, m’a crié : « La patronne n’est pas là, elle est en ville à faire des courses. » 

et qui a le mal de mer 


« Qu’est-ce que vous prenez, monsieur Antoine ? » Alors la Nausée m’a saisi, je me suis laissé tomber sur la banquette, je ne savais même plus où j’étais ; je voyais tourner lentement les couleurs autour de moi, j’avais envie de vomir. Et voilà : depuis, la Nausée ne m’a pas quitté, elle me tient. 

 Antoine reluque le cousin et ses bretelles mauves (elles sont peut-être violettes ?)

Quand la patronne fait des courses, c’est son cousin qui la remplace au comptoir. Il s’appelle Adolphe

sur sa chemise bleue, et sur fond de mur chocolat, et ça le rend encore plus malade

Ça aussi ça donne la Nausée. Ou plutôt c’est la Nausée. La Nausée n’est pas en moi : je la ressens là-bas sur le mur, sur les bretelles, partout autour de moi. Elle ne fait qu’un avec le café, c’est moi qui suis en elle 

 Mais heureusement

« Madeleine, jouez-moi un air, au phono...» 
 Madeleine tourne la manivelle du phonographe. Pourvu qu’elle ne se soit pas trompée, qu’elle n’ait pas mis, comme l’autre jour, le grand air de Cavalleria Rusticana. 




Big Maybelle - Some Of These Days, 1959
Mis en ligne par La Tipica Mujer



Mais non, c’est bien ça, je reconnais l’air dès les premières mesures. C’est un vieux ragtime avec refrain chanté. Je l’ai entendu siffler en 1917 par des soldats américains dans les rues de La Rochelle. Il doit dater d’avant-guerre. Mais l’enregistrement est beaucoup plus récent. Tout de même, c’est le plus vieux disque de la collection, un disque Pathé pour aiguille à saphir.


Pendant ce temps, à côté, on joue à la manille, mais


Quelques secondes encore et la Négresse va chanter. Ça semble inévitable, si forte est la nécessité de cette musique : rien ne peut l’interrompre, rien qui vienne de ce temps où le monde est affalé ; elle cessera d’elle-même, par ordre. Si j’aime cette belle voix, c’est surtout pour ça : ce n’est ni pour son ampleur ni pour sa tristesse, c’est qu’elle est l’événement que tant de notes ont préparé, de si loin, en mourant pour qu’il naisse. Et pourtant je suis inquiet ; il faudrait si peu de chose pour que le disque s’arrête : qu’un ressort se brise, que le cousin Adolphe ait un caprice. Comme il est étrange, comme il est émouvant que cette dureté soit si fragile. Rien ne peut l’interrompre et tout peut la briser. 

 Le dernier accord s’est anéanti. Dans le bref silence qui suit, je sens fortement que ça y est, que quelque chose est arrivé.
Silence.

Some of these days
You’ll miss me honey 

Ce qui vient d’arriver, c’est que la Nausée a disparu. Quand la voix s’est élevée, dans le silence, j’ai senti mon corps se durcir et la Nausée s’est évanouie. D’un coup...



Billie Holiday - Some of these days
Mis en ligne par BillieHolidayOfficial




Moi, j’ai eu de vraies aventures. Je n’en retrouve aucun détail, mais j’aperçois l’enchaînement rigoureux des circonstances. J’ai traversé les mers, j’ai laissé des villes derrière moi et j’ai remonté des fleuves ou bien je me suis enfoncé dans des forêts, et j’allais toujours vers d’autres villes. J’ai eu des femmes, je me suis battu avec des types ; et jamais je ne pouvais revenir en arrière, pas plus qu’un disque ne peut tourner à rebours. Et tout cela me menait où ? À cette minute-ci, à cette banquette, dans cette bulle de clarté toute bourdonnante de musique. And when you leave me. Oui, moi qui aimais tant, à Rome, m’asseoir au bord du Tibre, à Barcelone, le soir, descendre et remonter cent fois les Ramblas, moi qui près d’Angkor, dans l’îlot du Baray de Prah-Kan vis un banian nouer ses racines autour de la chapelle des Nagas, je suis ici, je vis dans la même seconde que ces joueurs de manille, j’écoute une Négresse qui chante tandis qu’au-dehors rôde la faible nuit. Le disque s’est arrêté. 



Mais les disques ne s'arrêtent jamais vraiment, n'est-ce-pas, les seules choses qui s'arrêtent ce sont les ports de mer...




Je vais rentrer à Bouville. La Végétation n’assiège Bouville que de trois côtés. Sur le quatrième côté, il y a un grand trou, plein d’une eau noire qui remue toute seule (2) .



...comme Bouville qui est aussi Le Havre décadastré - la même année que que cet autre quai - une jetée au bord du grand rien, un terminal pour le néant, tu as de beaux yeux tu sais, et un de ces jours tu me manqueras, vraiment...


  



Ethel Waters - Some Of These Days
Mis en ligne par floccitanie



(1) Walging (néerlandais) - Dégoût, aversion, écœurement.

(2) Tous les passages cités, ainsi que le titre de ce billet : Jean-Paul Sartre, La Nausée, Gallimard, 1938.

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