12/08/2019

L'ange du ghetto (une semaine italienne, prolongation du huitième jour)


Giorgio de Chirico - L'angelo ebreo / L'ange juif, 1916





Le 23 mai 1915, l'Italie déclare la guerre aux puissances centrales. Giorgio de Chirico et son frère Andrea (Alberto Savinio) quittent Paris pour s'enrôler, profitant ainsi de l'amnistie accordée aux déserteurs - Chirico, appelé en 1912, avait quitté Turin pour Paris, échappant au service.

Les deux frères ne seront pas envoyés au front, mais au 27ème régiment d'infanterie à Ferrare. De Chirico y reste deux ans avant d'être déclaré inapte et transféré à l'Hôpital neurologique militaire de Villa Del Seminario (1), non loin de la ville - il y rencontrera le peintre Carlo Carrà (2).

A Ferrare les frères font en 1916 la connaissance de Filippo de Pisis, qui habite alors, avec sa famille, le palais Calcagnini où il a transformé une série de pièces en collection d'objets  chinés - tabatières, dentelles, bagues, éventails, oiseaux empaillés... (3). Il est possible que l'atmosphère des chambres, des stanze de De Pisis ait joué un rôle dans l'évolution de De Chirico qui passe alors des extérieurs vides, places et palais, aux intérieurs déstructurés, les  grands intérieurs métaphysiques.




Giorgio de Chirico - Grand intérieur métaphysique, 1917




Sur ces tableaux de la période on retrouve les pains...








...ou la Coppia ferrarese...




Giorgio de Chirico - Il linguaggio del bambino, 1916
Huile sur toile




...que les frères De Chirico voyaient aux devantures des boulangeries dans les petites rues...




Le Ghetto de Ferrare
Source



...du Ghetto.

C'est donc là, faut-il croire, dans les Stanze de De Pisis et les rues étroites du Ghetto que naquit l'école métaphysique et, incidemment, un bon morceau du surréalisme et de ses proches banlieues.

Car en un sens, sans les Grands intérieurs métaphysiques...




Giorgio de Chirico - Grand intérieur métphysique (avec une grande usine), 1916
Staatsgalerie Stuttgart



...n'aurait-il rien manqué à Magritte, Max Ernst, Salvador Dali - et à la Neue Sachlichkeit ? On sait ce que pensait De Chirico devenu âgé - et passablement bougon...



Si j'étais mort à 31 ans, comme Seurat, ou à 39 ans, comme Apollinaire, je serais considéré aujourd'hui comme l'un des peintres majeurs du siècle. Vous savez ce qu'ils diraient, ces critiques imbéciles? Que le grand peintre surréaliste, c'était moi, Chirico. Pas Dalí, pas Magritte, pas Delvaux. Moi.


Effectivement, à 31 ans (comme Seurat...) Chirico retourne (apparemment) au néo-classicisme, écrit Il Ritorno al mestiere - le Retour au métier qu'il conclut en proclamant Pictor classicus sum - et un peu plus tard, André Breton le traitera d'escroc (4). Mais on sait qu'il revient spectaculairement à la peinture métaphysique dans les années 1950. Certes, on l'accusera alors de se pasticher lui-même, mais il est intéressant de comparer à l'Ange juif...




Giorgio De Chirico - Intérieur métaphysique à Manhattan, 1972



...cette toile du dernier De Chirico. Ici un assemblage du même type s'intègre à un intérieur - L'Ange juif de 1916 est contemporain des premiers intérieurs métaphysiques, mais se détache sur un fond nu. Sur l'intérieur de Manhattan les éléments assemblés sont les mêmes, à l'exception...







...de l'œil, cet œil qui se retrouve aussi...




Giorgio de Chirico - Le salut de l'ami lointain, 1916
Collection particulière




...dans ce tableau de la même année, toujours en compagnie de la Coppia Ferrarese. Le coin corné rappelle, selon le frère de De Chirico, la forme des cartes que leur mère laissait quand elle faisait des visites, accompagnée des enfants, et qu'elle ne pouvait pas s'attarder.

L'ange, conformément à son étymologie (5), est avant tout un messager, et cette carte cornée annonce une visitation. Cela dit, cet ange est aussi juif, et arpente les rues du Ghetto - ceux qui imaginent un De Chirico versé dans la Kabbale (6) voient donc ici l'œil du Maggid mais ce pourrait être aussi (en même temps ?) un souvenir de l'enseigne d'un oculiste du Ghetto...

Quant aux objets accumulés qui constituent l'ange, ils mêlent les instruments du peintre et, dit-on, ceux de l'ingénieur-dessinateur (le père de De Chirico construisait des chemins de fer). A moins que ce ne soient des instruments de couture...







...utilisait-on vraiment des courbes françaises pour dessiner les clothoïdes des voies ferroviaires grecques ? Cela dit, on voit qu'avec cet ange on est bien dans le cercle de famille. Mais pourquoi un ange juif ? Des déclarations de De Chirico, il ressort toujours que son état d'esprit, sa Stimmung ferraraise vient de ces quelques boutiques, quelques devantures du Ghetto. Mais encore ?

Première hypothèse : De Chirico, issu d'une famille habitant Salonique depuis deux siècles, et qui a passé une bonne partie de sa vie à Athènes, Munich et Paris, a les plus grandes difficultés à se sentir italien. Mais, comme le dit Giovanni Lista (7)


"Son angoisse de déraciné (...) a pris fin dès que le port de l'uniforme militaire lui fait vivre le sentiment d'avoir une identité et une patrie. Dès son arrivée à Ferrare, sa peinture commence ainsi à changer (...) Le peintre ne subit plus l'image, il la construit au contraire en élaborant un langage culturel précis, fait de citations et de mémoire"

L'ange - comme tout de qu'on trouve entassé dans les intérieurs métaphysiques - n'est qu'une accumulation de citations et de mémoire. Et, vu les instruments qui la composent (ceux du peintre, du concepteur, du constructeur) cette accumulation est une (re)composition, une (re)construction.

Seconde hypothèse : l'ange juif nous ramène à cet autre tableau :



Giorgio De Chirico - Le songe de Tobie, 1917


Dans le Livre de Tobie, le jeune Tobie pêche un poisson, et c'est l'archange Raphaël, dont c'est la seule apparition dans la Bible, qui révèle au jeune Tobie que le fiel de ce poisson guérira son père de sa cécité. Où l'on retrouve donc le père (8) dans le cadre d'une révélation et d'un dévoilement. Les lettre AIDEL sont généralement interprétées comm elle début du mot grec aidèlon...




...et le thermomètre contient du mercure. Mercure, Hermès, est le dieu préféré de De Chirico - c'est le dieu messager, et aussi celui de l'interprétation. Il ya encore d'autre hypothèses possibles, et qui ne s'excluent pas entre elles, mais il reste que cet ange est bien juif.

Il y a deux types de De Chiriquistes : ceux qui pensent que 1916 est le début de la fin, et qu'au fond le vrai De Chirico est celui de Turin, celui des énigmes, que le reste est radotage - et ceux pour qui de toute façon la vie du maître est un voyage comme toute autre vie, avec ses allers-retours, ses remords, voire ses verifalsi. Mais en général tout le monde est d'accord : Ferrare est le point d'inflexion.

C'est le moment des intérieurs, et celui de l'intériorisation, celui où l'on reprend les vieux maîtres, les vieux mythes, où on se connaît suffisamment pour les travailler, entre quatre murs.









(1) Initialement une colonie de vacances pour séminaristes, transformée en hôpital psychiatrique pour les soldats traumatisés au front. Certaines choses ne s'inventent pas.

(2) Carrà, partagé entre anarchisme et futurisme, fit partie des interventionnistes (partisans de l'entrée en guerre de l'Italie) mais, prudent, attendit la mobilisation générale pour partir au front - d'où il revint atteint de ce qu'on appelait alors une névrose de guerre - et qu'on nomme depuis la guerre du Viêt Nam un PTSD.

(3) Cf. par exemple Mario Ursoni, L'effetto metafisico, Gangemi ed. 2010 p. 54.

(4) Chirico en avait autant à son service.

(5) Ne pas oublier que De Chirico vient de Grèce, où il est né à Volos - l'antique Iolcos, cité d'où partirent les Argonautes.

(6) Ou, plutôt, la théosophie dont la sœur de De Pisis était fervente.

(7) Giovanni Lista, De Chirico et le kunstwollen identitaire de l'art moderne italien, Cat. de l'exposition De Chirico et la peinture italienne de l'entre-deux guerres, Silvana Editore & Musée de Lodéve, 2003.

(8) De Chirico a 17 ans quand son père meurt en 1905, ce qui amène le reste la famille à quitter la Grèce.

1 commentaire:

Tororo a dit…

Et vivent les huitièmes jours!