17/03/2019

Ciel... On ignore quelle amulette...





La mort était de retour. Le germe du mal, enfoui sous la terre du Lotissement Grand Siècle, avait fini par refleurir. Les émeutes éclatèrent de plus en plus proches ; les nomades, trop nombreux, les attaquèrent ; leurs enfants grossirent les rangs de brigades aux idéologies cruelles. Ils eurent peur.
Ils voulurent croire qu’ils étaient protégés par leurs biens ; mais bientôt, aussitôt, ils s’aperçurent que les sommes que chaque mois ils donnaient à leur banque pour habiter là, loin de combler leur dette, étaient immédiatement converties, passées de main en main, de pays en pays, transformées, déplacées, renommées, jusqu’à ce que plus personne ne sache au juste d’où elles venaient, jusqu’à ce que le lien entre le coin de paradis payé à crédit au Lotissement Grand Siècle et l’ailleurs où arrivaient les versements des échéances soit non seulement impossible à reconstruire, mais aussi complètement insignifiant. Leur argent était nomade, il leur échappait et partait parcourir le monde, poursuivant l’ombre de cet homme du Grand Siècle à qui une vie d’errance et de jeu avait jadis inspiré l’idée du papier-monnaie. Quand les habitants du Lotissement se rendirent compte que l’argent sur lequel ils avaient fondé leur bonheur et leur pavillon ne ressemblait nullement au blé qu’ils lui associaient depuis des siècles et des siècles, thésaurisé, nourricier, sûr, indissociable de la terre et de son propriétaire, ils n’eurent pas un mot ; ils laissèrent tomber leur bourse, ils se détournèrent du sol. Un grondement sourd parcourut la plaine. Partout, les hordes surgissaient. Ils partirent.
Ils firent peut-être de petits ballots dérisoires avec ce qu’ils imaginaient être le nécessaire – laine, lampe, feu, couteau ; provisions d’alcool et de biscuits ; ils se prirent par la main dans une aube froide et mouillée, et les premiers fermèrent soigneusement leur porte à clé, se berçant de l’illusion de revenir. Ils partirent en voiture d’abord, puis à pied, puis au pas de course, en coupant à travers le bois, à travers l’échangeur déjà déserté, et tous frissonnant de constater la plaine déserte, sans autre bruit que le grondement qui s’amplifiait dans l’air immobile.
Trois siècles auparavant, quand les occupants surendettés du château de Versailles prirent la fuite, apeurés par la proximité du fracas, ils emportèrent avec eux les horloges, talisman incertain de la puissance déjà perdue. Ils espéraient emporter leur temps avec eux. On ignore quelle amulette les habitants du Lotissement Grand Siècle glissèrent dans leur hâtif bagage ; mais il est sûr qu’elle ne servit de rien. L’ère du Lotissement s’arrêta aussitôt, et définitivement. Leur débâcle signait le triomphe de ceux qui venaient : leur fuite fit d’eux, irrémédiablement et dès le premier pas, des hordes. Aussitôt partis, ils se fondirent dans la jungle nomade qui n’a ni certitude ni mémoire. La rage fit disparaître leurs traces : on les oublia, et ils s’oublièrent.

Fanny Taillandier - Les états et empires du Lotissement Grand Siècle,
Presses Universitaires de France, 2016
(Prix Fénéon 2017)



Et pendant ce temps-là...
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