19/02/2019

Je déballe ma bibliothèque : des bûchers et des astres


Opernplatz, Berlin, 10 mai 1933
Mis en ligne par British Pathé






Le Bücherverbrennung , le Brûlement des livres (1) de mai 33, nous le lisons un peu trop vite, aujourd'hui, comme un acte de barbarie obtuse, pur et simple. Pourtant, ces bûchers appellent dans la culture allemande le souvenir d'autres bûchers, ceux de la Wartburgfest de 1817 où les étudiants des Burschenschaften naissantes jetèrent au feu pêle-mêle les ouvrages concurrents (pro-français et pro-russe) de Crome et de  Kotzebue, le Code Civil napoléonien, une canne de caporal dont ne sait quel militarisme elle symbolisait du français ou du prussien ainsi que, très significativement, le Germanomanie de Saul Ascher qui défendait le point de vue d'un humanisme juif contre les prétentions de Friedrich Rühs (2). La Wartburgfest - où fut brandi pour la première fois le drapeau noir, rouge et or qui est aujourd'hui le drapeau allemand - fut un festival des ambiguïtés d'un nationalisme naissant : révolte libérale et romantique contre l'autoritarisme des princes réactionnaires, mais aussi exaltation de la germanité contre toute influence étrangère, qu'elle soit russe ou française - et contre les juifs. Il y eut certes des étudiants juifs à la Wartburgfest, mais ils y furent rapidement mal à l'aise (3). A partir de 1817, quasiment toutes les associations étudiantes - les Burschenschaften - exclurent les juifs.

La Wartburgfest célébrait un double anniversaire - celui de la bataille de Leipzig et le trois-centième des thèses de Luther, réfugié dans ce même château. Remontons de là à l'antisémitisme de Luther lui-même - certes peu connu des promoteurs de la cérémonie de 1817 - et, plus loin encore, au mythe originel des maîtres-chanteurs de la même Wartburg, et on aura une idée de l'incroyable chambre d'écho culturelle du Bücherverbrennung de 33 qui se fit, là aussi, au nom de la lutte contre l'esprit non-allemand, et à l'initiative souvent spontanée des organisations étudiantes. La relation sous-jacente entre Culture et Barbarie - c'est la citation la plus connue de Walter Benjamin, celle de la thèse VII Sur le concept d'histoire : 
Tous ceux qui jusqu’ici ont remporté la victoire participent à ce cortège triomphal où les maîtres d’aujourd’hui marchent sur les corps des vaincus d’aujourd’hui. À ce cortège triomphal, comme ce fut toujours l’usage, appartient aussi le butin. Ce qu’on définit comme biens culturels. Quiconque professe le matérialisme historique ne les peut envisager que d’un regard plein de distance. Car, tous en bloc, dès qu’on songe à leur origine, comment ne pas frémir d’effroi ? Ils ne sont pas nés du seul effort des grands génies qui les créèrent mais en même temps de l’anonyme corvée imposée aux contemporains de ces génies. Il n’est aucun document de culture qui ne soit aussi un document de barbarie. Et la même barbarie qui les affecte, affecte tout aussi bien le processus de leur transmission de main en main.  



On ne brûla pas de livres de Walter Benjamin en mai 33 - ce qu'il écrivait était trop spécialisé, trop peu connu des incendiaires. En revanche, ce qu'il advint de sa bibliothèque... 





I - Fin de la première vie d'une bibliothèque


17 mars 1934 (4) : une quinzaine de jours après l'incendie du Reichstag, Walter Benjamin quitte définitivement son appartement du 66 Prinzregentenstrasse...







Prinzregentenbstrasse, aujourd'hui, c'est-à-dire après les bombardements




...à Berlin. Il y laisse la plus grande partie de sa bibliothèque, qui comptait quelque 2.000 volumes (5).





Walter Benjamin - Einbahnstrasse / Sens unique, 1928



Un an plus tard, son cousin Egon Wissing récupère  la moitié de la bibliothèque restée Prinzregentenstrasse; comme Benjamin ne dispose pas d'un logement permanent à Paris, il l'envoie à Bertolt Brecht qui réside alors à à Skovbostrand, au Danemark. Ce sont "cinq ou six caisses" (6) pesant en tout 469 kilos qui y parviennent le 16 mars 1934.






Walter Benjamin - Ich packe meine Bibliothek aus / Je déballe ma bibliothèque
Die Literarische Welt, Berlin, 17 juillet 1931
trad. fr. Payot Rivages éd. 2000



Benjamin arrive à Paris le 19 mars, il loge à l'hôtel Istria, adresse très fréquentée...






...au 29 rue Campagne-Première. De 34 à 39, proche de la misère comme tant d'émigrés allemands, il déménage près de dix-huit fois (7).

Ce n'est qu'en 1938 que Benjamin, installé au 10 rue Dombasle...






...récupère du Danemark sa moitié de bibliothèque. 

Pas pour longtemps. 




Franz Kafka - Die Verwandlung / La métamorphose, 1915




20 et 30 septembre 1938 - Accords de Munich.

Courant du mois de novembre 1938 - Benjamin dépose un dossier de demande de nationalité française. Elle ne sera jamais accordée.

9 au 10 novembre 1938 - Kristallnacht.

12 novembre 1938 - Décret-loi Daladier relatif à la situation et à la police des étrangers, définissant une catégorie d'étrangers indésirables : "aussi est-il apparu indispensable de diriger cette catégorie d'étrangers vers des centres spéciaux où elle fera l'objet d'une surveillance permanente".

23 février 1939 - La Gestapo de Berlin demande la déchéance de nationalité allemande pour Benjamin.

16 mai 1939 - Lettre de Benjamin à Max Horkheimer, où il prédit que, dans l'éventualité d'une guerre, ce qui attend les réfugiés résidant en France, ce sont "des camps de concentration" (8).





Maurice Dommanget - Blanqui à Belle-Ile, 1935




1er septembre 1939 - Invasion allemande de la Pologne.

4 septembre 1939 - Tous les Allemands, Autrichiens, Hongrois, Slovaques et Tchèques qui se trouvent en France sont internés, y compris les réfugiés. Les réfugiés allemands sont parqués dix jours au stade de Colombes, puis transférés dans des camps. Pour le groupe de Benjamin, wagon plombé de la Gare d'Austerlitz à Nevers, puis au camp de Vernuche.





Karl Kraus - Die demolirte Literatur, 1897




Fin novembre 1939 - Benjamin est libéré du camp sur intervention de Henri Hoppenot, directeur du département Europe du Quai d'Orsay (9).

En mai 1940, Benjamin remerciera Hoppenot en tirant un livre de sa demi-bibliothèque parisienne pour le lui offrir : Anabase de Saint-John Perse...







...un exemplaire annoté par Rainer Maria Rilke, qui l'avait envoyé en 1925 à Benjamin pour lui demander d'en terminer la traduction (10).

14 juin 1940 - Les troupes allemandes entrent dans Paris. Benjamin prend un des derniers trains pour Lourdes où il arrive le 15, emportant seulement son masque à gaz, ses affaires de toilette et les Mémoires du Cardinal de Retz.





Simenon - Les suicidés, 1934



22 juin 1940 - La Convention d'armistice est signée, du côté français, par le général Huntziger. Son article 19 prévoit que
Le Gouvernement français est tenu de livrer sur demande tous les ressortissants allemands désignés par le Gouvernement du Reich et qui se trouvent en France, de même que dans les possessions françaises, les colonies, les territoires sous protectorat et sous mandat.

Mi-août 1940 - Benjamin quitte Lourdes pour Marseille où il obtient son visa américain, ainsi que les visas de transit par l'Espagne et le Portugal. Mais sans autorisation de sortie du territoire français, il ne reste plus qu'à essayer de passer clandestinement les Pyrénées.




Jean de Brunhoff - Histoire de Babar le petit éléphant, 1ère édition, 1931
éd. Le jardin des modes



26 septembre 1940 - parti de Banyuls par le chemin des crêtes, Benjamin, épuisé, accompagné de Lisa Fittko, arrive en vue du village espagnol de Port-Bou, pour apprendre que, sur instruction de Madrid, la police espagnole des frontières refuse désormais de laisser passer les réfugiés dépourvus de visa de sortie français. Il se suicide à la morphine. Son corps est mis à la fosse commune et ne sera pas retrouvé. 




Stèle de Walter Benjamin à Port-Bou
"Il n'existe aucun document de culture qui ne soit en même temps un document de barbarie"





Seconde vie de la bibliothèque

De la moitié de bibliothèque restée à Berlin, Prinzregentenstrasse, on ne sait ce qu'il est advenu, sinon qu'elle a peut-être disparu dans les bombardements.

Quant à la demi-bibliothèque parisienne, son sort est à peine mieux connu. L'appartement de la rue Dombasle fut perquisitionné par la Gestapo, une partie probablement pillée, une partie transportée en Allemagne au château Althorn, en Haute-Silésie. Puis transférée à Moscou par l'Armée Rouge, de là réexpédiée en RDA à l'Académie des beaux-Arts de Berlin, aujourd'hui à Francfort-sur-le-Main aux archives Adorno - dans ces archives, très peu de livres restant parmi les documents, essentiellement des livres écrits par Benjamin lui-même. 

Enfin, une autre partie de la bibliothèque est restée à Moscou dans des archives secrètes, le fameux Sonderarchiv avec un fonds 595 Benjamin, quarante classeurs de documents (11). 






Troisième vie de la bibliothèque


1975 - Herbert Blank, libraire d'ancien, tombe sur le tome III des Oeuvres complètes de Benjamin. Fasciné, il a l'idée de reconstruire la bibliothèque perdue (12). Bien sûr, Herbert Blank n'est pas une Université ou une Bibliothèque publique, il achète et il vend. Mais pendant des années il récupèrera des éditions anciennes identiques à celles que Benjamin avait dans sa bibliothèque.

Véritable travail d'antiquaire : Benjamin tenait certes  une liste des livres qu'il avait lus...




Liste des écrits lus
Annexe de l'édition française de Je déballe ma bibliothèque



...mais il n'a jamais catalogué sa propre bibliothèque. Blank a donc dû constituer un fichier à partir des livres que Benjamin a cités, commentés et, accessoirement, écrits. Petit à petit, au bout de trente ans, son catalogue a atteint quelque 3.000 cotes, sur 500 pages. 

En 2010, pour le 70ème anniversaire de la mort de Benjamin, Le Centre pour l'art persécuté du musée d'Art de Solingen présenta...





...une partie de la bibliothèque ainsi reconstruite, dans une exposition intitulée Die Unsterblichkeit der Sterne (13), dont le titre pourrait se traduire par L'immortalité des étoiles - mais aussi L'éternité des astres, ce qui fait inévitablement référence à l'un des derniers ouvrages de Blanqui, et une des lectures récurrentes de Benjamin.










On peut donc citer pour finir ce qu'en dit Benjamin en conclusion de l'Exposé de 1939 introduisant à son grand oeuvre, Paris capitale du XIXème siècle :








L'univers piaffe sur place, effectivement, et nos bibliothèques répètent d'autres bibliothèques, se contentant de prétendre en sauver une si faible partie...








Et la même barbarie qui les affecte, affecte tout aussi bien le processus de leur transmission de main en main, tandis que nous attendons de voir sur ces rayonnages se refléter, comme une étincelle messianique, la lumière des étoiles mortes et celle des livres brûlés.








Toutes les reproductions de couvertures de ce billet - à l'exception d'Anabase - sont issues du catalogue de la bibliothèque reconstruite - Les Suicidés et Le roi Babar, notamment, pour rappeler que Walter Benjamin était un grand lecteur et collectionneur de romans policier comme de livres pour enfants - de ceux-là en particulier (14).











(1) J'utilise le vieux-français brûlement qui me paraît plus adapté que celui, plus usité, d'autodafé. Les bûchers de livres, particulièrement du Talmud, sont inventés par les Français en 1242.

(2) Pour Friedrich Rühs l'identité chrétienne était une condition de la Germanité, et les juifs devaient se convertir au christianisme pour devenir allemands. Ascher répliquait que les Germains de Tacite n'avaient pas besoin d'être chrétiens pour assumer leur germanité... Ce débat s'inscrit dans l'évolution historique du judaïsme allemand, notamment rhénan : les juifs rhénans, émancipés sous Napoléon, se trouvaient après 1815 devant une alternative : devoir se convertir pour pouvoir bénéficier de certains droits - ce que fit par exemple le père de Karl Marx - ou rester fidèles à leur religion et conserver un statut à part.

(3) Pour une histoire sensible - et qui se lit presque comme un roman - du judaïsme allemand au XIXème siècle, voir Deborah Hertz, How Jews Became Germans: The History of Conversion and Assimilation in Berlin, Yale University Press, 2007.

(4) Probablement; la date exacte de son départ est inconnue.

(5) "...et, nonobstant l'époque, ils sont passés avec les années de mille deux cent à deux mille sans pourtant les avoir gardés tous depuis longtemps." Lettre à Gerhard Scholem, 20 décembre 1931. Le transport a été payé par Adorno.

(6) Selon une lettre de Margarete Steffin, citée par Jennifer Allen dans sa préface à l'édition française de Je déballe ma bibliothèque.

(7) En 1938 il établira une liste de ses adresses successives à Paris et en banlieue dans ses tentatives infructueuses pour obtenir la citoyenneté française. Pour le détail de ces pérégrinations, voir, en français, Tilla Rudel, Walter Benjamin, l'ange assassiné, Mengès éd. 2006, p. 168.

(8) Lettre à ma connaissance non publiée, citée par Momme Brodersen, Walter Benjamin, a Biography, Verso éd. 1996, p. 244 (l'édition allemande est de 1990).

(9) Hoppenot avait été alerté par Adrienne Monnier; Jules Romains, Gisèle Freund, Franz et Helen Hessel ainsi que le Pen Club de France étaient également intervenus.

(10) Selon Adrienne Monnier dans son Journal inédit, cité par Jennifer Allen, cf. note 6.

(11) Toujours selon Jennifer Allen, (cf. note 6) qui renvoie à l'étude de Götz Aly et Susanne Heim, Das centrale Staatsarchiv in Moskau ("Sonderarchiv") Hans-Böckler-Stiftung, Düsseldorf, 1992, qu'on peut consulter ici (en allemand) Le fonds Benjamin y est décrit à la p. 36. Il serait intéressant de savoir si ce fond a été catalogué depuis la préface d'Allen (2000).

(12) Blank a déjà reconstitué la bibliothèque - également perdue - de Franz Kafka, 800 volumes offerts à la Ville de Prague par Porsche AG.

(13) Le catalogue de cette exposition est certes plus réduit que le catalogue complet de Blank, dont à ma connaissance seul le tome 1 (sur 3) est paru.

(14) Sans compter, évidemment absentes de la bibliothèque qui n'était pas encore une médiathèque, les émissions de radio.

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