01/11/2018

Dernier vol pour Cincinnati


Martha, le dernier pigeon migrateur, 1914
Source : Wikimedia commons




Le rapport Planète vivante 2018 du WWF nous annonçant une diminution de 60% des effectifs de vertébrés sauvages entre 1970 et 2014, les chats y voient une occasion de republier tel quel cet article de 2010 sur la disparition, précisément, d'une espèce de vertébré sauvage.

Ectoptistes migratorius, le pigeon migrateur ou tourte voyageuse a en effet l'honneur douteux de faire partie - non seulement des espèces disparues, mais aussi de celles dont on peut dater à l'heure et au jour près l'extinction (il est précédé, quoique de façon beaucoup moins précise, par le Grand Pingouin et suivi de près par la Perruche de Caroline).

Le poème qui suit doit donc être lu comme la métaphore d'une extinction plus large. Une question subsiste cependant : Homo Sapiens était là pour dater avec soin la disparition d'Ectoptistes Migratorius, mais qui restera pour cocher la case du dernier Sapiens ? Qui écrira le poème ?




Martha à Cincinnati



A l'oiseau autrefois le plus répandu sur la terre

Etre dernière de son espèce
quelle étrange mission
Toi qui pourtant jadis te faisais une image
du Large et de l'Etroit bien différente
de la Suite Senior du zoo de Cincinnati
Martha dernier pigeon migrateur de la terre

Quel dilemme car vous étiez si savoureux
A lui seul un grossiste en épicerie fine
vendit en 1855 dix-huit-mille
d'entre vous à des New-yorkais affamés
Dans ta volière
si l'envol véritable te manque
souviens-toi vous étiez des nuées
des milliers de mètres de large
vos nidations en colonies
sur cinquante fois six kilomètres et comment
à l'arrivée des premiers immigrants
Européens en Amérique
vous avez obscurci le ciel comment durant des heures
vous les laissiez vous dénombrer dans le noir stupéfaits
Souviens-toi du temps d'avant
la tuerie méthodique et le réseau ferré
Quelques bêtes sauvages
vous ont menacés


Dem ehemals häufigsten Vogel der Welt

Letzte einer Art zu sein
was für eine merkwürdige Aufgabe
Wo du doch einmal andere Vorstellungen
von Enge und Weite hattest Sehr verschieden
von der Seniorsuite im Zoo von Cincinnati
Martha letzte Wandertaube der Welt 
(...) 
Silke Scheuermann, 2001

On peut lire et écouter ici le poème en entier dans l'original allemand.

Le pigeon migrateur, ectopistes migratorius à ne pas confondre avec le pigeon voyageur, est - ou plutôt était - une espèce à part entière, et peut-être celle à la population la plus nombreuse parmi les oiseaux - selon les estimations entre trois et cinq milliards d'individus aux début du XIXème siècle dans son aire géographique de l'est de l'Amérique du nord. 


 Hayashi et Toda - Passenger Pigeon, Ectopistes migratorius, female, ill. pour Charles Otis Whitman - Orthogenetic Evolution in the Pigeons, 1920


Un vol de pigeons migrateurs comprenait des millions d'oiseaux et pouvait effectivement dans certains cas obscurcir le ciel. Quant aux colonies de nidation, elles atteignaient bien, selon les témoignages d'époque, les dimensions décrites par le poème. C'est d'ailleurs cette propension d'ectopistes migratorius à se rassembler en masse qui en fit la proie d'une chasse devenue industrielle au milieu du XIXème. Les pigeons étaient chassés au filet, selon des méthodes qu'on peut voir détaillées ici ou . Un chasseur pouvait ramener jusqu'à 2000 oiseaux par jour, qui se vendaient 50 cents la douzaine à Chicago ou New-york : la viande de pigeon était la seule accessible aux esclaves et aux pauvres.


Filet à pigeons
ill. pour W. B. Mershon, The passenger pigeon, 1907



Les habitudes massivement grégaires de l'espèce lui permettaient de survivre aux animaux prédateurs, mais non à la chasse industrielle. A la fin du XIXème siècle le développement du chemin de fer permettait le transport de quantités importantes de viande salée et on estime que la chasse aux pigeons faisait vivre entre 5.000 et 10.000 chasseurs. En cinquante ans l'espèce disparut complètement - les derniers spécimens en liberté furent observés en 1900.



John J. Audubon - Passenger pigeon (Columba Migratoria) Upper bird, female; lower, male
ill. pour W. B. Mershon, The passenger pigeon, 1907


Le pigeon migrateur pratiquait la nidification et l'élevage collectifs : les individus en captivité n'étaient pas capables de se reproduire à une échelle suffisante pour survivre. Ils périclitèrent et se réduisaient en 1909 à trois oiseaux du zoo de Cincinnati : deux mâles dont l'un était baptisé George et une femelle, Martha (2). En 1910 seule cette dernière survivait. Le mardi 1er Septembre 1914 à 13h  locales, elle était retrouvée morte sur le sol de sa cage. Elle est conservée, naturalisée, à la Smithsonian institution et elle a sa statue à Cincinnati.



Silke Scheuermann




Silke Scheuermann, née en 1973, a obtenu le prix Leonce-und-Lena en 2001 et fait partie de la génération des jeunes poètes allemands qui n'ont publié qu'après 2000. A l'oiseau autrefois le plus répandu sur la terre est extrait de Der Tag an dem die Möwen zweistimmig sangen. Le jour où les mouettes chantèrent à deux voix - qui donne son titre au recueil - est un des plus beaux poèmes que je connaisse.



Dix poèmes de Scheuermann ont été traduits en français par François Mathieu dans le n°180 (Juin 2005) d'Action Poétique, Huit jeunes poètes de langue allemande. Plus récemment, plusieurs de ses poèmes ont été inclus dans l'expérience de traduction mutuelle Le Grand Huit / Die Achterbahn (Wallstein éd. 2017, diffusion Le Castor Astral). Il n'existe pas d'autre traduction à ma connaissance. Quant à la tentative ci-dessus pour mettre en français A l'oiseau autrefois... seuls les chats sont à blâmer.



On trouvera par ici une bibliographie sur le sujet et par là un site consacré à la mémoire de l'oiseau disparu.





(1) Dénommé également passenger pigeon en anglais, wandertaube en allemand, colombe voyageuse, tourtre ou tourte voyageuse,  en français. 

(2) La femme de George Washington se prénommait Martha.

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