25/05/2018

Mai 68, l'effet vintage et les sièges de voiture






Quand on avance en âge, dit M. Chat, on trouve dans sa boîte aux lettres ces catalogues à destination des anciens, lesquels vous proposent, au milieu des pose-cannes et autres chausse-pied télescopiques, certains articles ébouriffants - ainsi ce radio-cassette du bon vieux temps, rééquipé de ports SD et USB...







...ou ce répertoire à spirale d'un élégant marron, comme celui qui trônait sur la tablette de l'entrée, jadis, à côté du téléphone à cadran, voire du minitel. Mais celui-ci est dédié aux URL et aux mots de passe (on sait ce que c'est que la mémoire des vieux sages)...

Mme Chat : Waouh... à quand le Teppaz wi-fi ?

M. Chat - Ce sont là des exemples de ce que j'appellerais l'effet vintage.

Mme Chat - Késaco ?

M. Chat (sur le ton doctoral du septuagénaire marmonnant) - Non pas le vintage au sens original, le millésime, mais cette tendance à produire des objets dont on ne sait plus si c'est du neuf qui s'efforce de paraître vieux, ou du vieux qui essaie - plus ou loin misérablement - de se rajeunir. On pourrait même appeler ça - pour employer un terme à la mode - de l'innovation rétroactive...

Mme Chat (elle écoute distraitement) : Comme le steampunk ?

M. Chat - En moins drôle... Et justement il me venait à l'idée, en feuilletant ce catalogue...

(on entend un bruit de papier tombant à la poubelle)

...de faire un rapprochement avec ces livres sur Mai 68, tu sais, à la librairie du centre-ville, ils les mettent sur une petite console en coin à côté de la table "bouddhisme/yoga", ils les empilent les uns sur les autres, sans ordre, tellement il y en a.

Mme Chat - Je préfère le yoga au football selon Cohn-Bendit...

M. Chat - Hé bien, parmi ces bouquins, l'effet vintage fait des ravages - je pense à ces mémoires d'anciens responsables gauchistes qui en sont à leur deuxième, voire quatrième édition augmentée, certains à chaque décennie ! Ils s'ornent inévitablement en couverture d'une photo du héros dans sa jeunesse, prenant la parole, juché quelque part, entouré, je l'espère, de quelques solides gars du S.O...









ou encore empoignant un mégaphone...






...puis, vers le milieu du bouquin, crac, le gars adhère au Parti Socialiste et alors là il s'accroche, et ça dure. Remarque, pour Weber, il paraît qu'il faut attendre le tome 2 pour la fin de carrière.

Mme Chat - Je trépigne d'impatience.

M. Chat - C'est cela, l'effet vintage, le brouillage du temps : la jeunesse ici, c'est il y a un-demi siècle et en guise de bel aujourd'hui, on a un parti moribond. L'histoire vintage, c'est l'histoire qui piétine, qui tourne en rond, qui vient renifler ses traces d'hier pour se justifier de faire du surplace. Si j'étais jeune, ces trucs-là m'excèderaient.

Mme Chat - Mais mon pauvre minou, tu es toujours jeune...

M. Chat - Non, mais je suis tout aussi excédé. Bon, cela dit j'ai fouillé dans ces bouquins, et tout en-dessous, caché par le vintage, j'ai trouvé ça :







...et je me suis souvenu de ces militants étudiants qui avaient un beau jour (ou l'autre) décidé de déménager là-bas, du côté des cimenteries ou des usines de colle d'abord, et droit dans la gueule de l'usine ensuite, ouvrière/ouvrier, pour de longues années ou pour la vie (1). 

(Je me souviens de cette époque où, quand on s'enquérait d'Untel ou Unetelle
- On ne les voit plus dans le quartier ?
On nous répondait
- Ah, ils ont déménagé à Aubergenville
Moi qui ai attendu d'avoir quarante ans pour m'aventurer à bosser au-delà du périphérique - et encore, pas loin - cela m'impressionnait, dit M.Chat)

Ceci est donc une publicité gratuite pour le livre de Fabienne Lauret, qui vous fera oublier bien des bouquins moyens ou inutiles. C'était l'époque où un lycéen d'Henri IV pouvait tranquillement envisager de travailler pour le reste (disons, une bonne partie du reste) de son existence en 2x8 à la chaîne, et écrire tout aussi tranquillement par la suite "ces neuf ans et demi d'usine sont un grand moment de bonheur dans ma vie" (2). Combien d'élèves du même lycée aujourd'hui...? Plus d'un peut-être après tout, ne soyons pas victime de l'effet vintage.

Il faut rappeler aux mémoires oublieuses (3) ce qu'était l'usine de Flins à cette époque, 10.000 ouvriers en 68, plus de 20.000 en 72, les marocains, algériens, portugais venant s'ajouter aux ruraux (les "betteraviers") des débuts, une usine jeune, plus ouverte que Billancourt aux étudiants venus de Paris, les combats en pleine campagne du 10 juin 68 quand les étudiants viennent prêter main-forte aux ouvriers refusant de reprendre le travail, la mort de Gilles Tautin, puis tout de suite les tentatives gauchistes d'implantation, la Gauche Prolétarienne d'abord, le groupe VLR ensuite avec les assemblées de la Base Ouvrière, et enfin ces quelques militants plus tenaces...

Fabienne Lauret, étudiante en histoire à Censier, membre, à l'époque, du groupe Révolution ! (avec un !), entre à l'atelier de couture des housses de sièges en 1972 pour devenir le matricule Renault 842 564/68. Syndiquée et déléguée, participant à l'organisation de plusieurs grèves, elle y reste jusqu'en 1982, date à laquelle cette activité est externalisée puis délocalisée dans les pays de l'est européen. Elle reste ensuite à Flins, salariée du CE quand la CFDT (4) y devient majoritaire, subit une période de harcèlement managérial quand FO reprend ledit CE, est menacée de licenciement, mise à pied, est réintégrée par les prud'hommes... jusqu'à sa retraite en 2008.

Fabienne Lauret était mécanicienne, c'était ainsi qu'on appelait à Flins les ouvrières qui cousaient les housses de sièges des 4L et R5 de notre jeunesse. Avant de quitter l'atelier de couture, elle aura le temps de participer à sa grève victorieuse de 81, où les ouvrières obtiendront l'échelon P1 - c'est-à-dire le statut d'ouvrières professionnelles et le salaire qui  va avec. Certes le P1 ce n'est pas la révolution, mais je voudrais vous y voir, à coudre les housses. Et, quand elle écrit dans son livre...

Même encore aujourd’hui, je ne manque pas d’examiner les sièges d’une voiture inconnue lorsque je monte dedans, et parfois d’y déceler certains petits défauts ou la perfection de la façon. Quarante-cinq ans après, les restes d’une déformation professionnelle un peu nostalgique !

...il n'y a plus rien de l'effet vintage, sentez-vous, dans le regard averti posé sur ces sièges de voiture - le regard d'un ouvrière sur le travail cristallisé d'autres ouvrières, aujourd'hui comme hier et ailleurs comme ici. L'histoire piétine peut-être, mais cette nostalgie, cette déformation professionnelle restent un point d'appui et, qui sait, un point de départ.




(1) Lire Nicolas Dubost, Neuf ans et demi d'usine : aucun regret ? Jacques Verlhac, Quarante ans à Renault Flins, Fabienne Lauret, Une vie de femme à Renault Flins (1972-2008), Les Temps Modernes n°684-685 de Juillet-Octobre 2015, Ouvriers volontaires, les années 68, "l'établissement" en usine.
Egalement, l'excellent Flins sans fin de Nicolas Dubost, Maspero éd. 1979, épuisé. Il existe une réédition électronique, et on peut en lire 15% gratuitement sur Gallica...

(2) Nicolas Dubost, Neuf ans et demi... p. 249.

(3) Mais la mémoire est faite pour l'oubli, comme l'oubli fait pour le rappel.

(4) La CFDT de Flins gagna ces élections après avoir mené une grève victorieuse à l'atelier peinture. C'était la CFDT de son lieu et de son époque, pas celle d'aujourd'hui et du boulevard de la Villette.



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